Le Rire de Tintin

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Mieulx est de ris que de larmes escripre…Le travail de Thierry Groensteen consiste depuis plus de vingt ans à pratiquer (comme critique, rédacteur en chef, muséologue, ou commissaire d’exposition) puis à théoriser (comme auteur) la bande dessinée. A ce titre, son Système de la Bande Dessinée (Paris, PUF, 1999)[1] constitue un sommet théorique, inventoriant scrupuleusement les éléments formels de l’analyse de bande dessinée pour en analyser ensuite les règles d’articulation, tout en s’expliquant minutieusement avec ses confrères dans ce domaine (Benoît Peeters, Thierry Smolderen, Harry Morgan, etc.). La constitution des principes théoriques, telle qu’elle est menée dans le Système, doit permettre de fournir à la critique ou plus généralement à l’étude une «boîte à outils conceptuelle» [2] .

Cette boîte à outils fonctionne à deux niveaux (au moins) : d’une part, elle permet de mener des réflexions d’ensemble à partir d’une thématique, dont l’élaboration formelle relève des principes du Système : c’est le cas de Lignes de vie.[3] D’autre part, elle doit également pouvoir structurer des études de cas, mais plus discrètement, et sans que le lecteur ne s’en rende nécessairement compte : c’est le cas du dernier livre de Groensteen, Le rire de Tintin.
Sous-titré «essai sur le comique hergéen», le Rire de Tintin est un exercice critique à haut risque, pour deux raisons. Primo, il s’agit de publier un livre sur Hergé dans une collection qui s’est donné pour objectif explicite de bâtir un mausolée à la gloire du héros,[4] ce qui enferme d’emblée l’exercice critique dans des limites étroites. Secundo, il s’agit de pratiquer l’analyse de la bande dessinée dans ce qu’elle a de plus ingrat : le plan descriptif.

Or, précisément parce qu’il est théoriquement armé, l’exercice auquel se livre Groensteen est réussi. Le risque de la paraphrase est constamment tenu en échec par la structuration de l’analyse, et par la scrupuleuse inscription de l’étude dans une époque de l’histoire du medium. De ce point de vue la science de Groensteen est son principal atout : examinant les liens entre l’humour d’Hergé et celui de Christophe, de Saint-Ogan ou de Cham, construisant des analogies entre les figures animées par ces derniers et les types de personnages que crée Hergé (Haddock, les Dupondt, etc.), l’auteur rend son propos instructif et suggestif. Même si les analyses de détail ne peuvent éviter l’exercice de l’illustration (paradoxe qui veut que pour rendre compte de la narration graphique ou du mouvement d’ensemble d’une œuvre, on formule des analyses en les faisant suivre ou précéder d’exemples sous formes de renvois-descriptions à des passages précis de l’œuvre, laquelle se trouve ainsi à la fois maladroitement mimée par le discours et surtout artificiellement dépecée et quasi philatélisée).
Sans échapper à cet écueil — mais on ne peut pas, par principe, y échapper — Groensteen parvient, en ordonnant ses chapitres selon des approches thématiques et techniques claires, à mettre en évidence des principes formels à l’œuvre chez Hergé (autour du comique verbal ou du comique physionomiste, par exemple, ou autour de la figure des Dupondt). En éclairant ses principes par une culture de l’époque et du milieu qui excède largement la bande dessinée, l’auteur parvient donc, chose rare dans ce genre de livre, à montrer des choses réellement intéressantes du point de vue d’un lecteur possible ; autrement dit, à atteindre des visions de l’œuvre qui donnent envie d’en relire certains opus.

Bien sûr, l’équilibre est difficile : il faut concilier l’ambition théorique avec les nécessités formelles de la collection ; cela implique, comme je l’ai dit, de sacrifier à l’illustration, mais aussi d’adopter un registre rhétorique et théorique d’assez basse intensité (ce n’est pas péjoratif : ça signifie juste que la densité théorique est minorée au profit d’une petite dose de fétichisme facile, qui constitue le déclencheur d’achat réel de ce type de bouquin).[5]
Le rire de Tintin, de ce point de vue, constitue donc réellement une bonne surprise : j’aurais parié qu’un tel livre, et dans une telle collection, me tomberait des mains en dix minutes. Perdu : c’est un exercice de style réussi qui se lit avec plaisir : or tous ceux qui considèrent que le plaisir de la critique ne sert qu’à prolonger le plaisir de la lecture en utilisant le gros bout de pâte à modeler qu’on a entre les oreilles sont les bienvenus dans ma bibliothèque.[6]

Notes

  1. Les Presses Universitaires de France annoncent un retirage prochain de l’ouvrage (déjà traduit en tchèque, et bientôt en anglais US), ce qui est en soi une bonne nouvelle, étant donné l’actuelle frilosité éditoriale des PUF.
  2. Comme le dit l’auteur lui-même dans un entretien consacré à son livre dans 9e Art en 2000
  3. Thierry Groensteen, Lignes de vie. Le visage dessiné, Mosquito, 2003
  4. Ca ne surprendra personne : on trouve parmi les quatre auteurs publiés dans cette collection deux professionnels de la théorie de la bande dessinée, Groensteen et Fresnault-Desruelles, et deux philosophes, Serres et Apostolidès. La fascination des philosophes pour Tintin est une source perpétuelle d’émerveillement personnel. Je renvoie à l’article de Didou pour massacrer gaiment ce qui s’est fait de plus indigne dans le genre, et j’en profite pour présenter les excuses de la profession pour ces errements
  5. Si quelqu’un dans l’assistance est prêt à me convaincre que plus de 10 % des acheteurs cherchent dans ce livre une analyse théorique pointue, qu’il se lève maintenant ou se taise à jamais
  6. En plus mon exemplaire est dédicacé ! Ah merdre… Moi qui suis sergent-chef dans la milice anti-fétichiste, je vais devoir procéder à ma propre arrestation. Je vous laisse.
Site officiel de Thierry Groensteen
Chroniqué par en mai 2006