La bande dessinée muette
- (1) La Bande Dessinée Muette (1)
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- - (10) La Bande Dessinée Muette (10)
- - (11) La Bande Dessinée Muette (11)
- - (12) La Bande Dessinée Muette (12)
- - (13) La Bande Dessinée Muette (13)
- - (14) La Bande Dessinée Muette (14)
- - (15) La Bande Dessinée Muette (15)
- - (16) La Bande Dessinée Muette (16)
Introduction
I) La bande dessinée muette
II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
– A) L’impact d’Arzach
– B) Jean Giraud, Gir et Mœbius
– C) Description d’Arzach
– D) Les raisons de cet impact
– E) Contemporanéité d’Arzach
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
Conclusion
Annexes
E) L’originalité contemporaine d’Arzach
Comme nous l’avons vu Arzach a indéniablement marqué et été apprécié par des dessinateurs et des lecteurs aussi bien au Japon, en Europe qu’aux États-Unis.
En revanche, il n’a pas été à l’origine d’albums muets équivalents, ni d’un mouvement qui aurait revendiqué la bande dessinée muette comme moyen d’expression.
Au-delà de l’ouverture formelle qu’il propose, l’Arzach de Mœbius montre surtout que la bande dessinée muette émerge et évolue dans un contexte particulier.
Ce qui a permis l’apparition de bandes dessinées muettes contemporaines comme Arzach, c’est l’espace de liberté que constitua «la nouvelle presse» des années soixante-dix, représentée par des revues, la plupart mensuelles, comme Charlie (Février 1969), L’Echos des Savanes (Mai 1972), Métal Hurlant, Pilote[1] ou Fluide Glacial (Avril 1975).
Cette presse est issue d’un double mouvement entre d’une part, une volonté de légitimation de la bande dessinée et, d’autre part, une contestation de son organisation éditoriale, de son contenu et de son rôle.
La légitimation de la bande dessinée commence dans les années soixante par l’appréhension de son importance et de sa mise en rapport avec la culture.
C’est en 1965 que Francis Lacassin propose l’expression «neuvième art» qui situe nettement ce rapport. En Mars 1962, il a créé le club des bandes dessinées (CELEG, Centre d’Etude des Littératures d’Expression Graphique) qui comptait parmi ses fondateurs le cinéaste Alain Resnais ou la sociologue Evelyne Sullerot et dans son comité de parrainage des figures intellectuelles importantes comme : Jean Adhémar, Marcel Brion, Frederico Fellini (1920-1993), François le Lionnais, Edgar Morin ou Raymond Queneau (1903-1976).
En 1967, un groupe dissident de la CELEG crée la SOCERLID (la Société Civile d’Etudes et de Recherches des Littératures Dessinées) et conçoit l’exposition «Bande dessinée et figuration narrative» au Musée des arts décoratifs de Paris.
Le lieu de l’exposition et sa double thématique témoignent là encore de ce rapport à la culture. L’exposition retrace non seulement l’histoire de la bande dessinée (ou «narration figurative») mais aussi son rapport et ses influences sur la peinture contemporaine désignée ici par l’expression générique de «figuration narrative». Un article, à la fin du catalogue, analyse sous cet angle toute la peinture de l’après-guerre,[2] avec comme catalyseur des œuvres de pop artistes comme Roy Lichenstein (1923-1997).
Ce rapport d’influence a même été inversé par le peintre belge Guy Peellaert qui a réalisé Les aventures de Jodelle (1966) et Pravda la survireuse (1967), deux bandes dessinées parues aux éditions Eric Losfeld, reprenant et explorant l’esprit du Pop Art.
Ajoutons que ces premiers clubs de bande dessinée qui s’organisaient dans toute l’Europe, formaient une sorte d’internationale qui se retrouvait dans des festivals comme celui de Lucca en Italie (le premier du genre à être organisé). On y parlait de toutes les bandes dessinées et pas seulement celles dites de «l‘âge d’or», expression désignant les bandes dessinées des années trente et quarante, années d’enfance des membres de ces clubs. La revue Giff-Wiff par exemple,[3] consacrait certes l’essentiel de ses dossiers aux bandes dessinées de l’âge d’or comme Popeye, Tarzan, etc. mais aussi de nombreux articles à la compréhension du médium et à son actualité de toutes origines (Franco-belge, comics, Fumetti, etc.), affirmant par là son ouverture.
Ce sont les jeunes auteurs comme Giraud qui ont participé et profité de cette légitimation. Cette génération n’est pas venue par hasard à la bande dessinée, mais par l’envie d’en faire. La vocation de Giraud, par exemple, remonte à son enfance. Il a aussi une grande connaissance de la bande dessinée qui n’est pas exclusivement centrée sur le franco-belge ou liée à des lectures d’enfance. En 1956, lors d’un voyage au Mexique, il découvre Mad qui provoque selon ses mots «un véritable dépucelage mental».[4]
Tous ces créateurs veulent s’émanciper et cherchent à élever leur média à une reconnaissance artistique. Cette légitimation de la bande dessinée passait aussi par une reconnaissance législative abrogeant ou arrangeant la loi 49-956 du 16 juillet 1949, qui voulait protéger la jeunesse et moraliser les publications qui lui étaient destinées, mais ne faisait aucune distinction, à cette époque, entre la bande dessinée pour adultes de celle pour la jeunesse.
Cette loi protectionniste va favoriser l’esprit de contestation de certains auteurs de bandes dessinées, qui trouve ses assises et ses modèles dans le mouvement underground américains et les idées libertaires de l’après Mai 68 (comme l’autogestion par exemple).
L’Echo des Savanes et Métal Hurlant, les plus beaux fleurons de la nouvelle presse, naissent à la suite d’une mésentente avec René Goscinny (1926-1978) rédacteur en chef de Pilote.
La plus connue a été celle de son refus de publier une histoire du Concombre masqué de Nikita Mandryka, montrant les rochers d’un jardin Zen pousser, et émerger lentement du sol recouvert de gravier. Elle provoqua le départ de ce dernier avec Marcel Gotlib et Claire Brétecher qui s’en allèrent fonder L’Echo des Savanes. La création des Humanoïdes Associés et de Métal Hurlant en 1974 repose sur des causes semblables qui provoquèrent cette fois-ci le départ de Giraud et de Druillet.
C’est cette possibilité de travailler seul et en toute liberté que proclamait Mœbius dans son éditorial de Métal Hurlant n°4.
Plus qu’une improvisation et une absence de scénario affirmé dans la première phrase, c’est une absence de scénaristes, «ces raconteurs d’histoires… A chute, à exploits, à messages, à morales, à gags…»[5] qui est célébrée. Mœbius, en tant que dessinateur, dénonce un système.[6]
En Europe, la division du travail dans l’élaboration d’une bande dessinée se limite le plus souvent à un scénariste, quelques assistants[7] et éventuellement un coloriste. Mais à cette époque le rapport scénaristes/dessinateurs se fait en faveur des premiers. Ceux-ci travaillent sur plusieurs séries en même temps et avec des dessinateurs différents, voire interchangeables, dévalorisant le rôle de ces derniers à celui de simples illustrateurs.
Ce travers est accentué par des positions de scénaristes «rois» qui dirigent les rédactions des grands hebdomadaires, comme par exemple Greg (1926-1999) rédacteur en chef de Tintin et surtout René Goscinny rédacteur en chef et créateur de Pilote.
Giraud est plus particulièrement sensible à cette situation. Il ne signe pas de scénario, Charlier admet difficilement qu’il sorte de ses directives, et Goscinny accepte mal ses expériences graphiques sous les noms de Gir ou Mœbius.
Cette division du travail légère mais suffisamment présente et ce système éditorial apparaissant en faveur des scénaristes, représentent dans l’esprit des auteurs de la génération de Mœbius une forme de censure se superposant à celle de la loi de 1949.
Au regard de ces principes, il apparaît plus logique que la bande dessinée muette contemporaine n’ait pas pu se développer de façon comparable aux États-Unis ou au Japon.
En effet les deux pays pratiquent une division du travail importante dans l’élaboration d’une bande dessinée. Les deux systèmes de production sont de nature différente, mais empêchent tous les deux l’épanouissement d’une bande dessinée muette.
C’est aux États-Unis que cette division du travail est la plus poussée, noyant par là même encore plus la notion d’auteur.
Pour élaborer un comic book chez les grands éditeurs, il faut non seulement un scénariste et un dessinateur, mais aussi un encreur, un coloriste et/ou un infographiste, un «lettreur» (letterer), un concepteur du logo de la série, un designer/illustrateur de couverture, un (ou des) producteur(s) (editors), et un directeur de collection.
Cette division est nécessaire pour répondre à un rythme de parution rapide. Un comics, ayant pour thème un ou une équipe de super-héros, doit fournir entre trente-deux et quarante-huit planches par mois soit en France l’équivalent d’un album à la périodicité annuelle.
Au Japon, la division du travail est d’une autre nature ; elle n’est pas une chaîne où tous les éléments sont interchangeables comme aux États-Unis mais une structure centripète autour du manga-ka reprenant les caractéristiques de la relation maître (senseï) à disciples qu’a développée la société japonaise.
Les manga-ka s’entourent d’assistants un peu comme le faisaient Jijé (dont Mœbius a été l’assistant) ou Peyo en Europe.
Ces assistants/disciples ne sont pas hyper-spécialisés et peuvent assumer plusieurs tâches bien différentes. La division du travail apparaît moins poussée dans la manga car elle n’est pas aussi indispensable. Les manga sont, dans leur immense majorité, en noir et blanc, comportent de longues séquences muettes (ce qui implique moins de lettrage), des planches avec peu de cases, et des images pauvres en détails (beaucoup de gros plan, peu de décors, etc.).
Ce qui contraint un manga-ka à prendre des assistants, c’est la quantité de pages qu’il doit fournir qui est, en moyenne et par auteur, de l’ordre de deux cents planches par mois.
Il n’est pas rare de voir un manga-ka travailler en même temps pour des éditeurs distincts et sur plusieurs séries de genres complètement différents, qui sont publiées dans des hebdomadaires qui ont tous en commun la particularité d’être épais comme des annuaires de téléphone, et où un épisode fait au minimum une trentaine de pages.
Comme le précise Tanaka «…le strict respect des délais est une règle absolue dans le monde de l’édition au Japon».[8] Sans ce respect, il est impossible de faire une carrière de manga-ka.
Taniguchi travaille avec des assistants dont le nombre varie de deux à quatre suivant les circonstances.[9] Tezuka, avec seulement dix assistants pouvait fournir trois cents pages par mois.[10] Ce système fonctionne un peu comme le faisait le studio Hergé où une personne encrait ou se chargeait des couleurs, et d’autres avaient pour fonction de réunir différentes documentations sur les décors, voitures, costumes, ou encore de gérer les différentes demandes d’éditeurs.
Si Hergé était finalement à la tête d’une sorte d’atelier d’artisanat, au Japon les manga-ka à fort succès dirigent de véritables PME. Par ce système, ces auteurs sous-traitent littéralement pour de grands éditeurs comme Kôdansha, Shûeisha, ou Shôgakukan par exemple.
Takao Saitô (l’auteur de Golgo 13) a ainsi une compagnie qui regroupe une cinquantaine d’assistants.
Le plus étonnant est que des scénaristes font la même chose. Kazuo Koike, scénariste du Crying Freeman (dessin Ryoichi Ikegami), a ainsi créé une compagnie d’une quarantaine de personnes comprenant cinq dessinateurs et quatre scénaristes. Dans le même immeuble de cette compagnie, Koike a aussi créé une école de manga où il est, paraît-il, aussi difficile d’entrer que dans certaines prestigieuses universités américaines, mais aussi une petite maison d’édition et un café ![11]
Ces caractéristiques de la manga font compter certains manga-ka parmi les plus grosses fortunes de l’archipel. Les droits sur les personnages leur appartiennent et même en cas de succès ceux-ci ne sont jamais repris par d’autres auteurs après leur mort comme cela peut se pratiquer occasionnellement en Europe et comme cela se pratique systématiquement aux États-Unis.
La situation de l’auteur américain est exactement l’inverse de celle du japonais. Les auteurs de comic books ou de comic strips doivent contractuellement s’effacer derrière leurs personnages. Ils ne possèdent aucun droit sur leurs créations. Tout appartient à l’éditeur (ou au syndicate pour les comic strips) qui possède les personnages, le scénario, les noms et les caractéristiques du comics, pour toute exploitation (pour les jouets par exemple) et pour toute adaptation (pour le cinéma et les jeux vidéos par exemple).
Ces droits s’étendent aussi aux planches originales qui deviennent automatiquement propriété de l’éditeur. Tous les auteurs sont interchangeables et varient au gré des modes et des réclamations de lecteurs, si celles-ci se révèlent avoir une possible influence sur les courbes de ventes.
C’est pour toutes ces raisons qu’en mai 1992, des dessinateurs vedettes comme Todd McFarlane et Jim Lee fondèrent leur propre maison d’édition : Image.
Dans un texte paru à la même époque intitulé «Pourquoi Image ?», McFarlane explique, que pour les majors «… les personnages fictifs sont plus importants que les artistes dans le processus de création (…) on peut lire des dizaines de pages présentant les héros, sans que l’auteur ne soit mentionné une seule fois.»[12]
Dans les années soixante-dix et quatre-vingts, les procès de dessinateurs vedettes contre les majors (dont celui de Jack Kirby en 1986) ou des syndicates se sont multipliés. La présence des bandes dessinées européennes a accentué cette tendance. Des avantages ont été négociés dès 1982,[13] et les concepts de «labels» ou de «graphics novels» firent leur apparition, augmentant la liberté d’expressions des auteurs. Mais à l’époque aucune bande dessinée muette n’a été publiée dans ses différents concepts éditoriaux.
Actuellement, le comic book ne semble seulement qu’avoir la possibilité d’évolutions esthétiques relatives, mais rien de plus. Rien ne semble vraiment pouvoir provoquer de changements plus radicaux ou structurels.
Au milieu des années quatre-vingt-dix, Image est devenue la troisième major mais avec les mêmes concepts éditoriaux et artistiques que les autres. Au final, la liberté des créateurs d’Image — qui rappelait celle qu’avaient osé prendre Mœbius et Druillet en France en 1974 — n’aura essentiellement rimé qu’avec droits d’auteurs plutôt qu’avec revendication artistique d’être des auteurs.
Les comic books évitent dans leur narration la bande dessinée muette. Ces bandes dessinées avec des super-héros offrent pourtant de nombreuses scènes de combats ou d’actions, qui sont susceptibles d’être autant de séquences muettes. Mais, pour des raisons éditoriales et d’appréciation du public, il n’en est rien.
En 1967, par exemple, dans un des plus célèbres épisodes des Quatre Fantastiques dessiné par Jack Kirby sur un scénario de Stan Lee, La Chose affronte un «inhumain» nommé Flèche Noire, un personnage absolument muet.
Comme d’habitude La Chose ne peut s’empêcher d’envoyer des piques verbales à son adversaire, qui ne lui fournit évidemment aucune réponse. Dans notre exemple (fig.25), nous pouvons voir que La Chose, tout en s’en accommodant rapidement, se trouve surprise par cette situation atypique. La tradition veut en effet que dans un combat de super-héros, il se superpose systématiquement une joute verbale à celle des poings. Pour les majors, le lecteur doit avoir l’impression que ces combats, contrairement aux apparences, sont longs et d’une certaine complexité. Une bande dessinée muette ne pourrait pas donner cette impression d’autant que les comics sont mensuels et sous cette périodicité, ils excédent rarement les trente-deux pages.
Au Japon, c’est encore une fois l’inverse. Les scènes de combats peuvent faire des dizaines de planches sans un seul mot.
Les éditeurs japonais peuvent se le permettre par leurs techniques de narration (le rythme de lecture de ce genre de scènes est rapide et intense, grâce à des cadrages trapézoïdaux, de nombreux gros plans contrastant avec des plans moyens et de fréquents angles de vue en plongée et contre-plongée) et par la périodicité de leurs publications majoritairement hebdomadaires.
Pour les comics, la narration passe essentiellement par le verbe (d’où la nécessité de la joute verbale surajoutée et le léger dilemme de La Chose), les cadrages sont le plus souvent moyens, américains ou rapprochés et les prises de vue latérales et frontales. S’ajoute à cela la périodicité mensuelle de la majorité des comics.
L’influence des manga dans les années quatre-vingts n’a pas augmenté la présence des séquences muettes dans les comics. Aujourd’hui, les bulles de dialogues dans les combats se révélant «irréalistes», elles ont été remplacées par des narratifs. Les personnages peuvent y dévoiler leurs stratégies ou leurs douleurs face aux coups reçus.
Les narratifs permettent des compositions mieux rythmées, plus vastes, avec des cadrages plus diversifiés jouant sur la tabularité de la planche. C’est dans la composition éclatée des planches que l’influence des manga a été la plus grande.
Cette frilosité vis à vis de la bande dessinée muette perdure encore et ne touche pas que des majors mais aussi des éditeurs alternatifs.
Dark Horse, qui est pourtant l’éditeur de la bande dessinée muette L’ère des reptiles (Ages of reptiles) de Ricardo Delgado en offre un bon exemple.
En 1989, cet éditeur proposa après un «brainstorming»[14] l’idée d’un comics où Alien affronterait Predator. Ces deux personnages du cinéma, sont des extraterrestres complètement muets. Cette idée de scénario impliquait de montrer les raisons poussant les deux créatures à s’affronter, et ceci sans qu’il y ait une présence humaine.
Pour les scénaristes deux solutions s’offraient immédiatement à eux : soit faire une bande dessinée muette, soit faire une sorte d’illustré rempli de textes récitatifs expliquant le déroulement de l’histoire.
Au bout de quelques temps ils ont trouvé un compromis. Ils ont fait en sorte qu’un vaisseau du peuple d’Alien croise un vaisseau terrien où des pilotes, dont on ne voit pas une seule fois les visages discutent entre eux. On ne sait d’eux que leurs noms — Scott et Tom — et ils ne voient dans le vaisseau extraterrestre qu’un simple météore qu’ils auraient pu percuter. Les trois premiers chapitres dans leur totalité, vont suivre ce vaisseau des Aliens et détailler leurs préparations, avec pour seul texte, des inserts narratifs présents dans la plupart des cases, et uniquement composés des dialogues entre les deux terriens croisés dans les deux premières pages. Leur discours est abstrait, et a pour thème le bien et le mal.
Les distances et les rapprochements que cela provoque entre les textes et les images sont souvent très intéressants et bien exploités. Cependant, ici, la présence de ces textes montrent aussi qu’une bande dessinée muette a été évitée.
Le troisième chapitre commence par une séquence muette de cinq planches avant que les dialogues de Tom et Scott ne reprennent. Dans cette séquence, un œuf d’Alien est déposé par les Prédators sur une planète où un curieux ptérodactyle blanc inoffensif semble vivre paisiblement (fig.26). Cette allusion à Arzach témoigne à la fois de l’idée de bande dessinée muette telle que l’a popularisée Mœbius, mais aussi de l’impossibilité pour les concepteurs de ce comics de faire trois chapitres muets, de peur de ne pas accrocher «émotionnellement» le public.[15]
La bande dessinée muette, même quand elle est possible, n’est pas exploitée par les éditeurs de comic books américains.
C’est aussi cette conscience exacerbée du public qui gêne l’émergence de la bande dessinée muette au Japon. Dans ce pays, le système éditorial a cette caractéristique de diviser le marché de la manga en segments très pointues permettant une optimisation des ventes par un ciblage très précis des lecteurs.
La segmentation la plus connue est celle faite entre les revues exclusivement consacrées aux garçons, dénommées shônen manga et celles exclusivement consacrées aux filles appelées shôjo manga. Depuis les années soixante-dix et quatre-vingts, cette partition s’étend aux classes d’âges supérieurs. Les revues pour les adolescents sont appelées des seinen manga, pour les adolescentes et les jeunes femmes ce sont des seijin jôsei manga, et pour les adultes des seijin manga.
Il existe aussi des revues pour les très jeunes enfants appelées yônen manga.[16] Ce classement est complexifié par le genre d’histoires : policier, science-fiction, histoires sentimentales, érotisme, mais aussi cuisine, bricolage, gymnastique, football, mah jong, etc.
Les thématiques des mangas ne semblent pas avoir de limites, du moment qu’elles répondent à la demande de lecteurs ou de lectrices. Si les éditeurs percevaient un public pour la bande dessinée muette au Japon, ils en proposeraient tout de suite.
Ajoutons que la manga est au centre d’une chaîne allant des produits dérivés aux dessins animés de différents standards (TV, OAV, cinéma) en passant par les jeux vidéos.
Si une manga a du succès, elle est immédiatement déclinée en dessin animé. Cette déclinaison de la manga est favorisée par un langage (séquences muettes, peu de dialogues, pas de récitatifs, etc.) issu du dessin animé, puisque c’est Tezuka qui en a créé les codes.[17]
Les manga-ka sont libres de faire ce que bon leur semble, mais s’ils veulent réussir dans tous les domaines de ce système, ils savent qu’ils doivent inclure des dialogues dans leurs mangas. Un dessin animé muet est inconcevable en dehors d’un cadre expérimental. Tanaka n’a toujours pas eu d’adaptation de Gon en dessin animé et pourtant, à succès équivalent, une manga classique l’aurait eu depuis longtemps.[18]
Cizo ou Trondheim, deux jeunes dessinateurs français ayant travaillé pour les éditions Kôdansha, témoignent qu’ils ont été obligés de changer de nombreux détails de leurs histoires avant d’être publiés.
Cizo qualifie ses éditeurs japonais de «directoriaux» et ajoute «ils pensent savoir quel est leur lectorat et ce vers quoi les auteurs doivent aller pour accrocher ce lectorat».[19]
Trondheim évoque lui aussi ce «compromis frustrant» dans une planche d’Approximativement où il dessine une version japonaise de sa bande dessinée muette La Mouche (fig.26, planche 4, case 3).
Dans un entretien au magazine Jade, Trondheim explique que l’éditeur japonais voyait La mouche comme un shôjo manga, et visait par conséquent le public des jeunes filles. Après s’être adapté à cette demande le projet s’est finalement arrêté à la demande des Japonais, qui trouvaient qu’ils n’intervenaient pas assez sur la conception.[20]
Dans les années soixante-dix, les américains ont dû eux aussi, adapter leurs super-héros aux codes de la manga pour pouvoir les vendre dans l’archipel. C’est ainsi que le dessinateur Ikegami Ryoichi dessina en accord avec Marvel plusieurs volumes d’une version de Spider-Man (fig.30). Celle-ci a la particularité de se passer à Tokyo au lieu de New York et l’étudiant reporter Peter Parker alias Spider-man étant jugé trop vieux pour le public japonais, a été transformé en un jeune lycéen se nommant Yu Komori.
Cette présence structurelle d’un code formel et narratif de la manga se reflète aussi dans son histoire. Dans les années soixante-dix, la révolution des «gekiga» — souvent comparée à tort à l’émergence de la bande dessinée adulte en Occident — n’apparaît que comme une bande dessinée plus extrême dans ses sujets.
La bande dessinée Golgo 13 de Saitô Takao qui en a été l’archétype, utilise un graphisme qui n’est pas très éloigné de celui de Tezuka le père de la manga moderne (seules les proportions des personnages changent mais les visages et leurs expressions sont les mêmes). Par contre, ces histoires racontent les aventures d’un tueur à gages, glacial et sans scrupules avec une débauche de détails, chose radicale et inédite à l’époque.
Le problème est de même nature aux États-Unis, les auteurs de comic books ont, pour la plupart, une culture bande dessinée n’ayant pour référence que le monde des super-héros. Ils n’arrivent pas à sortir de ce contexte, et quand des auteurs s’unissent, comme dans le cas d’Image par exemple, ce n’est que pour reproduire les mêmes genres de publications que les majors.
En France, en Belgique ou en Italie, il n’y a pas de codes formels ou thématiques aussi hégémoniques que dans les comics ou dans les manga.
Entre les deux hebdomadaires Tintin et Spirou, il y avait de nettes différences stylistiques et thématiques. De plus, on retrouvait l’équivalent de celles-ci dans le contenu même de ces revues. Spirou, par exemple, publiait des westerns d’aventures «réalistes» comme Jerry Spring, côtoyant les aventures humoristiques de Gaston Lagaffe.
Le statut de l’auteur n’est pas non plus le même en Europe qu’aux États-Unis. Il est comparable à celui des Japonais mais avec des impératifs éditoriaux bien moins contraignants. En France, les auteurs travaillant pour la presse quotidienne, magazine ou jeunesse, ont le statut de journalistes.
La nouvelle presse des années soixante-dix va donner plus d’ampleur à ce status. Le créateur de bande dessinée devient un auteur engagé politiquement ou dans les débats de société suivant en cela l’exemple de la bande dessinée underground américaine.
C’est sous le pseudonyme Mœbius que Jean Giraud signe ses histoires engagées, comme par exemple Le cauchemar blanc paru dans L’Echos des Savanes.
Le pseudonymat reflète pour Giraud une attitude exactement inverse de celle d’Hergé qui avait lexicalisé ses initiales pour réserver son nom à une éventuelle carrière de peintre à laquelle il aspirait encore au début des années trente.
Giraud était un auteur déjà célèbre et à succès avec sa série Blueberry qu’il cosignait avec Charlier. C’est le seul auteur de sa génération dont on signale le travail dans le catalogue de l’exposition du musée des arts décoratifs par exemple.
Mœbius s’est petit à petit présenté pour son auteur comme une instance supérieure en matière de bande dessinée mais aussi moralement plus droite et sans concession, qui a amené à la disparition de Giraud / Blueberry entre 1975 et 1979. Giraud a une image d’auteur à la fois classique et d’avant garde. Quand il signe Mœbius pour Arzach, une histoire de genre fantastique en dehors de toute référence à la réalité, il déplace son engagement du politique vers l’artistique.
Mœbius va être un des premiers de sa génération à être un auteur de bande dessinée reconnu. De multiples monographies ou numéros spéciaux de revues vont lui être consacrés. Il va rapidement devenir un auteur médiatique mais, pour la première fois, en dehors du registre de l’humour (comme avec Goscinny et Uderzo par exemple) ou du divertissement classique pour la jeunesse (comme avec Hergé par exemple) dans lesquelles les médias cantonnent habituellement les auteurs de bande dessinée.
Mœbius est un personnage avec des opinions précises. Il n’hésite pas, par exemple, à évoquer ses certitudes en matière d’écologie. Mézieres et Christin ont fait leur clin d’œil à Arzach, après avoir créé pour le huitième album de la série Valérian Blimflim, un extraterrestre «écologiste» au sens où on l’entendait dans les années soixante-dix, c’est à dire baba cool, «macrobio», etc. Celui-ci est amené à se contredire par la bêtise de l’animal qui devait «être son allié temporaire». L’introduction de l’oiseau dans le récit fait de ce personnage une caricature de Mœbius, non dans ses traits physiques mais dans ses préoccupations écologiques.
Mézières et Giraud se connaissent très bien, ils ont débuté leur carrière ensemble, se sont entraidés et ont fait plusieurs voyages ensemble aux États-Unis, partageant de nombreuses passions autour de ce pays.
Cette importance de la notion d’auteur est fondamentale pour la bande dessinée muette, car celle-ci est le plus généralement faite par une seule personne, sans aucun partage du travail dans son élaboration et/ou sa réalisation.
Dans le premier chapitre, nous avons vu qu’il n’existait que deux exceptions à cette règle. Dans les deux cas c’était un scénariste qui était le coauteur de la bande dessinée.
L’album Infierno des italiens Tito Faraci et Sylvia Ziche témoigne indéniablement de cette séparation des tâches. Le premier signe le scénario et la seconde dessine.
Par contre, pour l’album Soirs de Paris d’Avril et Petit-Roulet, cette séparation se trouve très atténuée puisque les auteurs sont tous les deux des dessinateurs, ayant un style dans la mouvance ligne-claire, très proche l’un de l’autre. Dans cet album, il n’est précisé à aucun moment la fonction de chacun des auteurs. Par expérience, on reconnaît très bien le style d’Avril. Par conséquent, et suivant la répartition habituelle des tâches, Petit-Roulet semble s’être limité au scénario. Pourtant leur démarche et leur univers ne peuvent empêcher de les rapprocher d’auteurs de la même génération comme Dupuy et Berberian qui pratiquent eux aussi un style ligne claire, mais dessinent et font leurs scénarii à quatre mains. Avec cet album Avril et Petit-Roulet ne semblent faire qu’un seul auteur.
Beaucoup d’auteurs qui ont fait des bandes dessinées muettes, ont aussi fait des bandes dessinées plus ou moins directement autobiographiques, comme par exemple : Blutch, Crumb, Killoffer, Kuper, J.-C. Menu, Lewis Trondheim, Chris Ware, etc.
Chez Giraud, il n’y a pas de bande dessinée directement autobiographique, par contre, son œuvre sous le pseudonyme de Mœbius et plus particulièrement celle des années soixante-dix a une dimension autobiographique. Arzach, par exemple, a été pour lui une thérapie qui lui a permis d’aller au «plus profond de sa conscience» et «au bord de son subconscient».[21] Mœbius est pour Giraud son double libéré et libérateur.[22]
L’autobiographie en bande dessinée donne à celle-ci un statut de langage exploratoire, un outil de connaissance de soi, un outil d’introspection.
En étant Mœbius, dessinateur libéré, toute la démarche de Giraud suit cette introspection qui désormais se déplace sur le médium et sur le statut des images et du scénario.
Avec Arzach, Mœbius va explorer l’espace iconique et avec le Major Fatal celui du scénario (présent ou absent suivant les épisodes paraissant dans Métal Hurlant).
Arzach de ce point de vue exploratoire ne pouvait qu’être non verbal. Cela explique aussi que dans cette bande dessinée la notion de volume soit aussi importante et présente. Il faut rentrer dans l’image et quand on en sort, c’est par la présence du bloc de pierre de la dernière page. Un bloc que Mœbius se refuse de sculpter et qu’il envoie sur le lecteur, libre à lui de le façonner ou de l’éviter.
Les ombres, la couleur et le traitement aux traits et aux pointillés nous décèlent les moindres détails sculpturaux des images. Le personnage perçoit les volumes (que ce soit une montagne ou ceux d’une femme) les survole, les contourne pour mieux les saisir et s’y poser. Le fait qu’il vole, accentue cette sensation. Arzach est un voyeur, pas seulement au sens érotique, mais comme un point de vue en altitude — dans ce sens-là il est une vision — et son vol à «cheval» sur cet oiseau a toutes les qualités du sens de la vue.
Il voit et il regarde, on le voit et on se regarde. Dans l’avant-dernière page, Arzach nu regarde le lecteur, comme si l’explication, le dévoilement était terminé.
Dans ce livre, le voyeurisme est de même nature que celui d’une bande dessinée autobiographique, on observe et on s’observe en même temps, se comparant sans cesse à celui qui se raconte.
L’exploration de l’image dans Arzach se fait à tous les plans (du plan panoramique au gros plan) et aussi sur tous les plans : le plan intérieur avec la psychologie du personnage (ses pulsions sont évoquées dans le chapitre quatre), et le plan extérieur merveilleusement mis en abîme dans le chapitre trois, où Arzach attend une intervention extérieure, condition sine qua non pour pouvoir s’envoler à nouveau.[23]
Arzach continue de fasciner les indépendants en France parce qu’il incarne à la fois une revendication, une liberté, une exploration du médium dans ses dimensions symboliques, iconiques et aussi expressives comme outil de perception de soi et du monde. Arzach se situe entre le hasard et l’art ZAC (ou art Z).
Dans son éditorial du numéro quatre de Métal Hurlant, Mœbius dit ne pas avoir fait de scénario pour Arzach. Ce que l’on sent surtout dans ce livre, c’est que l’auteur s’est laissé porté par le dessin. Le scénario n’était peut-être pas écrit mais certainement bien présent dans la tête de son créateur. L’improvisation et l’absence de scénario commencent à être perceptibles dans le troisième chapitre où Arzach tourne en rond devant son ptérodactyle. On ne peut s’empêcher de penser à Mœbius cherchant une suite à une histoire qu’il pensait sans suite (les deux premiers chapitres se terminent par le mot fin). Le quatrième chapitre est celui où il n’y a pas de scénario, tout passe par les images et leur juxtaposition presque hasardeuse (on peut d’ailleurs penser que Mœbius réalisait ce chapitre quand il rédigeait son fameux éditorial). Ce dernier chapitre est celui où l’orthographe du mot «Arzach» (devenu «Harzakc» et «Harzach») se rapproche le plus du mot «hasard», qui lui même se rapproche dans son étymologie d’origine arabe («az-zahr») de l’orthographe la plus commune du personnage de Mœbius.[24]
Par Art Zac,[25] il faut entendre un art de zone d’aménagement concertée (cet acronyme date de 1967), ce que revendiquait être Métal Hurlant et les Humanoïdes Associés et ce que revendique aujourd’hui L’Association, Amok, Atrabile, Fréon, etc.
Arzach c’est l’art Z, un «z» s’enrichissant de «ak» par assonance de la voyelle «a» de «ar». Arzach est aussi une revendication pour un art en première ligne de l’alphabet des arts plutôt qu’en dernière. C’est cette même revendication qui poussera à la création de festivals internationaux comme celui d’Angoulême, organisé pour la première fois en 1973.
En 1989, L’Alph’Art, album posthume d’Hergé alors récemment publié, confirmera enfin cette position et lui offrira sa lettre de noblesse, Angoulême en faisant le symbole de son prix annuel. Cet art est mis en tête de l’alphabet, il n’est plus l’oméga mais l’alpha. Il devient un art à la fois au pied de la lettre, à la lettre et de la lettre, d’où une demi-victoire pour Arzach qui postulait un art de l’image, plutôt que de la lettre.
De l’Alph’art médiatisé à l’art Z, une boucle se ferme, une revendication a été entendue. La bande dessinée est reconnue et a ses lettres de noblesse. Elle est désormais une institution et une école nationale, et surtout elle n’est plus la cible favorite et médiatique de la censure étatique. Celle-ci s’est déplacée vers l’éditeur et l’autocensure, qui indirectement favorisent l’émergence de la bande dessinée indépendante où l’on trouve des bandes dessinées muettes.
Pour les américains, Arzach a été, par son format album, sa qualité d’impression, et ses couleurs, surtout un livre d’illustrations. Mœbius explique lui même qu’aux États-Unis, il est «perçu comme un illustrateur de tradition anglo-saxonne».[26] Le malentendu a été accentué par les artbooks auxquels il a participé en tant que designer de films.
C’est cet aspect qui a le plus marqué Ricardo Delgado. Cet artiste, qui est un story boarder à l’origine, apprécie beaucoup les illustrateurs et les designers de film.[27]
Ce qu’il retient de Mœbius c’est avant tout cet aspect. Il a fait une bande dessinée muette pour ne pas empiéter sur son dessin réaliste et sur le principe de réalité qu’il s’était fixé. Il a essayé en effet de faire un documentaire sur les dinosaures, les montrant vivre, chasser, ou se battre pour leur territoire (fig.24). Arzach satisfait Delgado pour ses illustrations et comme objet validant son projet sans onomatopée ni bulle.[28]
Ce comics reste une exception. La perception de la bande dessinée par le grand public et l’intelligentcia n’a pas fondamentalement changé aux États-Unis.
Pour avoir une manifestation semblable à celle de 1967 au Musée des arts décoratifs de Paris, présentant les relations bande dessinée et peinture, les Américains ont attendu 1990 et l’exposition High and low, modern art and popular culture au Museum of modern art de New York.
La bande dessinée y est un des arts populaires (parmi la publicité et la caricature par exemple) et comme l’indique le titre de l’exposition, c’était avant tout son influence sur l’art contemporain plutôt que son originalité en tant qu’art contemporain qui y était avancée. Le rapport culturel y était nettement défavorable. Cette exposition n’était pas une tentative de légitimation comme en France.
L’influence de la bande dessinée européenne a accéléré certains changements qui avaient débutés dans les années soixante-dix.
Aujourd’hui, certains auteurs de comics ont une meilleur perception de leur médias et s’affirment comme auteurs à part entière.
En dépit du contre-exemple d’Image, des auteurs qui ont travaillé pour des majors et qui ont eu du succès en tant que dessinateurs de super-héros, savent se dégager des codes de la bande dessinée de super-héros.
David Mazzucchelli est un de ceux-là. Il a connu un grand succès à la fin des années quatre-vingts en travaillant sur des mini-séries de Daredevil et de Batman où Frank Miller signait le scénario. Depuis, il a abandonné le monde des majors et publie, dans le milieu des éditeurs indépendants, son propre comics intitulé Rubber Blanket. Il a aussi travaillé avec Art Spiegelman pour l’adaptation en bande dessinée de la Cité de verre de Paul Auster.
Le travail de Spiegelman, en tant qu’éditeur de la revue Raw et en tant qu’auteur ayant reçu en 1992 le prix Pulitzer pour Maus, a énormément contribué à faire connaître une bande dessinée alternative et indépendante.
Frank Miller, un des dessinateurs les plus célèbres du monde des comics, a lui aussi abandonné le monde des super-héros pour travailler avec Dark Horse un éditeur alternatif.
Les éditeurs alternatifs doivent une grande part de leur existence, au fait d’avoir accueilli à bras ouverts et aux conditions qu’ils réclamaient, les auteurs vedettes en litiges contre leurs majors ou syndicates dans les années quatre-vingts.
Frank Miller a toute liberté chez cet éditeur. C’est ainsi qu’il a pu publier en 1995 un épisode quasi muet d’une case par planche, de sa série Sin City, intitulé «Silent night». Un tel projet, avec une série comparable en importance, est inimaginable chez une major.
Depuis l’influence européenne de la fin des années soixante-dix, il existe aussi des revues de critiques comme le Comics Journal et des ouvrages théoriques importants comme L’art séquentiel de Will Eisner publié en 1985 ou Understanding Comics de Scott McCloud publié en 1993 (qui est aussi le premier ouvrage de théorie de la bande dessinée, entièrement en bande dessinée).
Les auteurs ont une meilleure connaissance de l’histoire de la bande dessinée mondiale. Frank Miller, par exemple, connaît bien la bande dessinée européenne et la manga. Pour Ronin, il revendique comme influences Mœbius et Kojima Goseki (auteur, avec le scénariste Koike Kazuo, de Lone Wolf and Cub).
Notons que le réseau des librairies spécialisées s’est mis en place à partir du début des années quatre-vingts facilitant la distribution des comics alternatifs, indépendants et fanzines.
Une volonté de légitimation des comics s’est accentuée depuis le début des années quatre-vingt-dix, avec des festivals comme SPX (Smal Press eXpo) et des mouvements de défense comme CBLDF (le Comic Books Legal Defense Fund).
Les auteurs publiant chez un éditeur indépendant (comme Drawn & Quaterly, Fantagraphics, Alternative comics, Topshelf, Highwater, Black Eye, Robot Publishing, etc.), ont généralement leur propre comics et toute liberté en matière de contenu.
Citons parmi les plus intéressants : ACME Novelty Library de Chris Ware, Weasel de Dave Cooper, Palookaville de Seth, Underwater de Chester Brown, Peepshow de Joe Matt, Dirty Plotte de Julie Doucet, King Cat comix de John Porcellino, Silly daddy de Joe Chiappetta, Rollercoaster de Rich Tommaso, Shizo d’Ivan Brunetti, etc.
La bande dessinée muette a pu émerger dans ce contexte — rappelant celui de la nouvelle presse et des éditeurs indépendants européens — où auteurs et liberté d’expression sont privilégiés. L’essentiel des bandes dessinées muettes est produit par des éditeurs alternatifs ou indépendants. La seule exception à cette règle est The system de Kuper, mais nous avons vu qu’il a été publié dans un sous-label de label, faisant penser aux collections des éditeurs européens comme Seuil pour récupérer certains auteurs indépendants.
Dans Visions of Arzach, la majeure partie des jeunes auteurs ayant participé à cet hommage travaillent chez des éditeurs alternatifs, comme par exemple Mike Mignola ou Dave Gibbons. Chez les auteurs indépendants, l’influence de Mœbius n’est décelable qu’indirectement. Sur le site internet Starwatcher, par exemple, il y a des pages consacrées à certains auteurs indépendants comme Jim Woodring, auteur de la bande dessinée muette Frank.
Enfin, précisons que la situation des indépendants américains reste fragile. Malgré une population quatre fois plus nombreuse que la France, les tirages moyens de ces comics sont souvent proches de ceux de L’Association (c’est à dire autour des quatre mille exemplaires) ou à peine deux fois supérieur.
Des propositions d’Arzach, ce n’est ni la narration muette ni l’image qui semblent avoir eu le plus de retombées au Japon, mais la perception de l’espace et son rendu. C’est très visible chez Otomo qui a amplifié cet aspect par sa formation d’architecte. Miyazaki montre un Arzach volant pour la même raison. Pour les deux auteurs, la leçon de Moebius aura été un moyen d’amplifier les codes de la manga issue du dessin animé (ou orientée vers le dessin animés).
Au Japon, la présence de bandes dessinées muettes ne passe pas par une indépendance éditoriale. L’idée semble avoir peu de sens.
Les majors japonaises ne sont pas aussi hermétiques que leurs équivalents américaines qui n’ont pas non plus la chance d’avoir des hebdomadaires puissants où il est possible de faire quelques expériences. Les comics sont des mensuels déguisés de trente-deux pages en moyenne, mais y publier le même nombre de planches muettes est quasiment impossible pour un éditeur Américain. Un éditeur Japonais peut, lui, se permettre de glisser ces planches dans ses magazines (hebdomadaires le plus souvent) qui font plus de cent cinquante pages en moyennes.
L’homme qui marche, Gon ou Silent de Takayama ont tous les trois été édités par Kôdansha, le plus gros éditeur du Japon. Cizo et Trondheim ont eux aussi travaillés pour cet éditeur et son magazine mensuel Morning.
La bande dessinée muette apparaît, au Japon, avec la notion d’auteur mais ni dans sa forme identitaire, ni dans la reconnaissance de son statut. Le manga-ka est d’abord un dessinateur ou scénariste répondant à une demande. L’auteur semble à chaque fois s’effacer derrière celle-ci ou derrière ses personnages.
Il est frappant de voir, par exemple, la quasi-absence de bandes dessinées autobiographiques au Japon. Si l’autobiographie est présente, c’est dans un rapport très prononcé à l’Histoire et à la société. C’est un témoignage d’individus au milieu d’une famille sur une époque comme Mourir pour le Japon de Nakazawa Keiji ou Le grand incendie de Taniguchi Jirô, non un journal ou une chronique de soi comme ont pu le faire des auteurs tels que Fabrice Neaud, Lewis Trondheim, ou en Amérique du Nord Chester Brown, Joe Matt, Seth, Crumb, etc.
Les fanzines et revues indépendantes, lieux de prédilection pour l’autobiographie et la bande dessinée muette en Occident, sont la plupart du temps consacrés à des parodies plus ou moins réussies (et souvent axées sur des surenchères pornographiques, d’extrêmes violences, etc.) des mangas traditionnelles ou à succès.
La recherche d’originalité des auteurs semble se faire avant tout dans les sujets abordés et leurs adaptations aux codes de la manga.
L’exploration du médium, la revendication du statut de l’auteur ne semble pas avoir la même pertinence au Japon. L’inverse est même parfois privilégié puisqu’un groupe féminin de manga-ka, signe Clamp ou même Studio Clamp des séries à succès comme Tokyo Babylone, X, Clover, Magic Night Rayheart, etc. Il ne s’agit pas ici d’un label comme ont pu le faire certains auteurs américains comme Jim Lee ou Todd McFarlane au sein de leur maison d’édition Image. Clamp tient à la fois de la PME et d’un groupe de musiciens.
Chez Tanaka et Taniguchi, c’est une volonté d’amélioration des codes et des thèmes de la manga qui les pousse vers la bande dessinée muette. Ils l’utilisent comme pouvant répondre à une demande des lecteurs. Ils devancent et créent une demande et c’est uniquement dans cette satisfaction qu’il peuvent continuer leur démarche en accord avec leur éditeur.
Cette attitude témoigne pour eux d’une recherche artistique. Les deux dessinateurs utilisent le même terme pour décrire leur travail qu’ils qualifient de «décalé».[29]
Leur utilisation de la bande dessinée muette s’affirme uniquement sur le plan artistique, dans le cadre strict des codes de la manga et de son mode de production. Tanaka déclare être très «sensible à la dimension artistique du travail»[30] des dessinateurs européens. Pour lui c’est dans cette dimension que s’affirme son identité. «Faire Gon, d’une certaine manière, c’était pour moi une façon d’échapper au poids culturel de la tradition de mon pays».[31]
Tanaka étend sa revendication artistique principalement à l’image, tandis que Taniguchi ou Takayama favorisent uniquement le scénario et la thématique (de la contemplation) de leur manga.
Arzach a été le premier album réunissant les trois paramètres permettant l’émergence de la bande dessinée muette contemporaine.
C’est une bande dessinée indépendante (du point de vue éditorial et de la réalisation), artistique (par sa maturité dans la perception du médium et dans son utilisation) et d’auteur (dans sa dimension sociale et biographique).
Dans tous les pays étudiés nous retrouvons ces trois paramètres à des niveaux plus ou moins affirmés.
Au Japon le deuxième paramètre est celui qui est le plus privilégié, alors qu’en occident c’est principalement le troisième. Pour l’un c’est une forme artistique de la manga qui est exprimé, pour l’autre c’est l’originalité de perception d’un auteur en tant qu’individu qui est affirmé (le style de dessin est plus marqué et le scénario peut avoir une dimension autobiographique comme dans Arzach par exemple).
Aux Etats-Unis, l’apparition de la bande dessinée muette contemporaine est plus tardive et reste fragile car il manquait soit l’indépendance éditoriale (le problème des majors et des syndicates), soit l’aspect artistique (c’est le cas d’Heavy Metal ou d’Image par exemple, et dans une moindre mesure celui de l’underground enfermé dans une forme de parodie), soit la possibilité d’expression de l’auteur (entravée par une division du travail très poussée).
Au Japon la dimension artistique peut favoriser l’apparition de la bande dessinée muette comme l’en empêcher. Les codes de la manga offrent la possibilité de longues séquences muettes tout en empêchant par les moules formels qu’ils impliquent des albums ou histoires entièrement en bandes dessinées muettes.
L’occultation de la bande dessinée muette en Europe dans les années quatre-vingts s’explique principalement par la rigidité des éditeurs et une perception de la bande dessinée comme une descendante directe de la littérature populaire et des feuilletons.[32] Le modèle devient plus littéraire que cinématographique.
Pour des raisons de décryptage rapide en opposition avec la périodicité des magazines de bandes dessinées (mensuels la plupart), une bande dessinée muette est difficilement réalisable dans une forme longue à épisode. C’est une des explications du format des bandes dessinées muettes, très court dans les revues et très long uniquement dans leur publication en album.
La résurgence de la bande dessinée muette dans les années quatre-vingt-dix est dû à une nouvelle demande de légitimation, d’indépendance et de revendication artistiques de la part de jeunes auteurs, face à une bande dessinée devenue certes adulte mais enfermée dans la standardisation éditoriale et une forme commerciale de censure.
Pour un dessinateur, la bande dessinée muette est la voie royale vers sa reconnaissance comme auteur autonome maîtrisant totalement son art. La bande dessinée muette est sa forme d’écriture la plus directe et naturelle.
C’est aussi pour les mêmes raisons que les bandes dessinées muettes se multiplient actuellement aux États-Unis.
Au Japon et contrairement à l’Europe et aux États-Unis, la bande dessinée muette se justifie dans un premier temps d’un point de vue commercial (créer une demande ou toucher un très large public). Ensuite, dans un second temps, on retrouve cette revendication artistique, soutenue par une volonté de légitimation (mais moins en tant qu’individu que comme participant à l’amélioration de la société).
La bande dessinée muette en tant qu’une des formes syntaxiques du langage bande dessinée, accompagne et fait ressortir la contemporanéité de ce médium.
L’influence internationale d’Arzach étend emblèmatiquement ce qualificatif à toute les bandes dessinées.
Dans les chapitres qui suivent nous allons plus particulièrement examiner le langage de la bande dessinée muette dans son fonctionnement et ses éventuelles influences ou limites.
Notes
- Pilote devient mensuel en 1974.
- Gérald GASSIO-TALABOT : «La figuration narrative», in Bandes dessinées et figuration narrative, Paris, Musée des arts décoratifs, 1967, p. 229-251.
- Revue réalisé par le CELEG entre 1962 et 1967, éditée par Jean-Jacques Pauvert.
- Jean GIRAUD, op. cit. note 36, p.162.
- MŒBIUS, op. cit. note 6, p.9.
- «je vais dénoncer, pire je vais avouer…», id. ibid.
- Qui encrent et s’occupent des décors pour les auteurs qui alternent plusieurs séries comme Jijé avec Jerry Spring et Valhardi, ou Peyo (1928-1992) avec les Schtroumpfs et Johan et Pirlouit, par exemple.
- Nicolas FINET, art. cit. note 20, p.7.
- Nicolas FINET, art. cit. 19, p.9.
- La production totale de Tezuka a été estimée à 150 000 planches, en quarante ans de carrière.
- Frederik L. SCHODT : Manga ! Manga ! The world of japanese comics, Tokyo, Kôdansha, 1997, p.143.
- Todd McFARLANE : « Pourquoi Image ? », in Spawn t.1, Paris, Béthy, collection « Comics culture », 1997, p.7.
- Depuis cette date Marvel et DC s’accordent à payer des royalties proportionnelles aux ventes, et certains auteurs ont droit de propriété sur leurs créations. in Thierry GROENSTEEN : La bande dessinée depuis 1975, Paris, M.A. édition, 1985, p.111.
- Randy STRADLEY : «Concepts contre réalité» in Randy STRADLEY, Phill NORWOOD, Chris WARNER : Alien versus Predator, Paris, Dark Horse France, 1997, p.169-174.
- Id. ibid., p.170.
- Yoshiya SOEDA : «La culture de la bande dessinée dans le Japon contemporain», in L’esthétique contemporaine du Japon, Paris, CNRS, 1997, p.172.
- C’est en 1938, en voyant les cartoons des studios Fleisher et les dessins animés longs métrages de la compagnie Walt Disney que Tezuka trouva sa voie professionnelle. Il se mit à faire de la manga avec pour but ultime, celui de faire de l’animation. C’est sous cette influence qu’il commença sa carrière de manga-ka. Son style rencontra un tel succès que tous les éditeurs et auteurs finirent par l’adopter.
- En 1986, dans une préface au livre de Fredrik Schodt, Tezuka indique que si la manga a un intérêt en dehors du Japon ce sera par les dessins animés, chose qui s’est vérifiée depuis. Ces propos de Tezuka montrent que la bande dessinée muette ne pouvait pas même être envisagée comme livre exportable comme Caran d’Ache l’envisageait avec Maestro par exemple.
- Jessie BI et GREGG : «Entretien avec Cizo» in du9.
- «Interview de Lewis Trondheim», in Jade n°8, Pignan, Six pieds sous terre, Avril 1994, p.23.
- «Mœbius talks about Arzach» in Starwatcher, site internet.
- A la même époque Jacques Lacan se servait aussi de la bande de Möbius pour figurer la nature et la fonction du surmoi. Mœbius ne précise pas s’il en a eu connaissance. Il a suivi sa première thérapie à l’âge de vingt-sept ans, mais Lacan n’utilisa ce concept que dans les années soixante-dix.
- C’est aussi le rôle du lecteur qui est évoqué dans ce chapitre. Les hommes verdâtres sont les lecteurs. Et le réparateur est un lecteur qui lit Arzach. Pour Mœbius, le lecteur semble avoir le même rôle fondamental que le regardeur pour Marcel Duchamp.
- Mœbius ne savait pas ce qu’il faisait quand il dessinait Arzach. In Jean GIRAUD, op. cit. note 36, p. 167. L’improvisation a été plutôt dans la réalisation que dans la conception. C’est devant le succès et les encouragements des premiers épisodes que Mœbius commença à improviser.
- Gérard KLEIN : « Moebius : l’homme est-il bon ? ou la révolution de l’art zach», in (A Suivre) n°10, Paris, Casterman, Novembre 1978, pp. 58-59.
- Jean GIRAUD, op. cit. note 36.
- Thierry GROENSTEEN, art. cit. note 1, p.103.
- A l’époque Delgado profite aussi du succès planétaire du film Jurassic Park de Steven Spielberg. Faire parler ses dinosaures aurait aussi été à l’encontre des trucages «hyper-réalistes» du film de Spielberg. Delgado était bloqué entre le réalisme documentaire et celui d’une fiction hollywoodienne.
- Nicolas FINET, art. cit. note 19, p.9 et art. cit. note 20.
- Nicolas FINET, art. cit. note 19.
- Id. ibid.
- Dans le premier numéro de la revue (A Suivre), l’éditorial de son rédacteur en chef résumait ainsi la politique de sa revue, emblématique de cette seconde période de la nouvelle presse : «Avec toute sa densité romanesque, (A Suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature».
Jean-Paul MOUGIN : « Éditorial » in (A Suivre) n°1, Tournai, Casterman, février 1978, p.3.
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