Le Bruit du Givre
Ce qui déclenche cette histoire est la demande d’Alice à Samuel Darko de lui faire un enfant. Alice, qui n’est pas qu’un célèbre prénom de petite fille, se fait étape, passage par ses questions de femme et de couple. Ne pouvant faire franchir cette étape, ne pouvant trouver une réponse essentielle, Alice quitte Samuel qui sombre dans la dépression.
Le problème de Darko, c’est une vision du monde noire, stasique, et circulaire.
Et c’est encore Alice, la femme passage, désormais enceinte d’un autre, qui l’invite à la revoir, où elle se trouve, de l’autre coté du monde sans réflexion. Elle le mène au monde, l’invite au voyage, à franchir les distances, et l’immerge dans le temps linéaire.
Histoire de regards toujours, Samuel, qui avec son amie Dana se regardaient sans se toucher, rencontre, saisit et s’implique.
Il s’y applique si bien, qu’il en perd la vue en ce faisant mordre par un feu de forêt (chaleur et lumière en excès). Perte heureusement momentanée, demandant uniquement soins et repos. A l’hôpital, le bandeau du pansement sur les yeux et le temps s’écoulant, il comprend qu’il ne voyait plus depuis bien longtemps.
Quand on lui retire le bandeau, le monde est littéralement en réinvention constante à ses yeux riches d’une acuité nouvelle.
En franchissant les distances qui l’ont séparé d’Alice, c’est le passé du monde, son présent, sa culture à tous les temps qui lui fournissent des réponses et le reconstruisent. Les retrouvailles avec Alice sont difficiles. Puis sans tensions, ni passion, leur relation devient amour fraternel.
Mais sans le but des retrouvailles avec Alice, sans l’envie d’un retour qui pourrait signifier l’appréhension du passé, son voyage devient errance. C’est son père hospitalisé (image du passé qui s’efface), qui lui permettra de revenir. Il se rend compte de son voyage dans la vie, qu’un hiver a passé, et que le givre, qui l’accompagne, n’est (finalement) qu’une fine couche de glace, dont le bruit (cette dimension qu’il peut manquer aux images vues) indique la rupture et une direction en cas d’aveuglement.
Cette chute, cette descente en folie, puis cette résurrection et cette révélation morale, sont des thèmes Mattottiens par excellence.
L’intérêt supplémentaire qu’offre cet album est, que le ré-apprentissge du monde par Samuel Darko, implique la confrontation des images Mattottiennes, idéales, utopiques, à un monde au présent et donc le nôtre, celui d’aujourd’hui. La scène, où Darko, n’osant retrouver Alice, se terre en zappant dans sa chambre d’hôtel, acquière valeur de symbole. Mattotti dessine le monde vu par la télévision, allant jusqu’à en montrer un extrait de dessin animé japonais.
Cette confrontation au monde des « clichés », donne à voir aux lecteurs fidèles du maître italien, des images moins élégantes, naïves, salies peut-être, plus certainement dispersées et surtout plus loin du pictural. Son habitude de faire venir le texte des images en devient, de ce fais, parfois trop évident, comme une sorte de perversion du texte par les images « clichés ».[1]
Pourtant, après avoir fait abstraction des habitudes, ayant retiré, comme Darko, le bandeau, ce sont d’autres images qui s’offrent aux yeux devenus neuf. La démarche de ce livre s’affirme dans ce qu’elle a de courageuse en matière de questionnement et de mise en doute. Le texte se libère aussi, et les métaphores de Zentner perdent leurs évidences rapides, dévoilent la lutte subtile qu’elles engagent (contre l’ironie par exemple), pour se charger de profondeur et de délicatesse.
Ce livre est déroutant sur bien des plans et pourra sembler inabouti pour certains. Mais de part son enjeu courageux, il ne peut s’affirmer directement d’une seule lecture, ni de la comparaison des œuvres précédentes.
Ici, Mattotti est bien ce Samuel Darko aux émotions comme des masques premiers. Ce qui se lit en filigrane dans ce livre, c’est moins l’histoire d’un couple, que la démarche du créateur,[2] son inspiration, sa manière, et son (dé)enchantement face au monde.
C’est, donc, le vieillissement du livre et les œuvres à venir, qui en donneront la vraie valeur, la fécondité et la richesse. Et alors, l’unique reproche que l’on pourra éventuellement faire à Mattotti et Zentner, sera d’avoir cru s’être décelé une inspiration chancelante.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!