La Femme Insecte

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Lorsque l’on évoque Tezuka Osamu, c’est le plus souvent pour souligner l’importance de sa contribution au manga — que ce soit dans son statut de «créateur du manga moderne» en 1947 avec son Shin Takarajima, dans la diversité des thèmes abordés ou plus simplement pour l’étendue imposante d’une œuvre forte de plus de 150,000 pages en à peine plus de quarante ans de carrière. Et d’entretenir l’image d’un auteur à l’incroyable capacité de «transmutation» — que ce soit de ses premières œuvres, inspirées de classiques littéraires (Shin Takarajima, une «nouvelle île au trésor» empruntée à Stevenson, un Lost World puisé chez Conan Doyle, ou encore un Tsumi to Bachi adapté du Crime et Châtiment de Dostoïevski), ou plus proches de nous les personnages célèbres revisités (Bouddha, Beethoven ou même Hitler), il n’est pas de sujet qui n’ait pu servir de prétexte à un nouveau chef d’œuvre.
Et pourtant, cette vision quasi-monolithique d’un «dieu du manga» à la productivité auréolée de légende passe souvent sous silence une décennie moins glorieuse, dix années qui auraient bien pu marquer la fin de son influence.

Ainsi, le milieu des années 60 vit apparaître du côté d’Osaka une nouvelle forme de manga, le «gekiga», qui prenait ses racines dans la scène des kashibonya (librairies de pret). Le terme, créé par Tatsumi Yoshihiro en 1957, marquait la volonté de proposer une approche plus adulte, tant au niveau graphique qu’au niveau des sujets abordés, plus adultes, plus sombres, et plus ancrés dans une réalité sociale contemporaine. En 1963 naissait donc Garo autour du Kamui-den de Shirato Sanpei, qui n’allait pas tarder à devenir la revue de référence du gekiga. Tezuka, jusque-là créateur et référence du manga, se retrouvait subitement dépassé.
La réaction ne se fit pas attendre — et Mushi Pro s’attela à la création d’une revue pour contrer l’ascension de Garo,[1]) mais l’expérience COM (pourtant organisée autour de la publication du Hi no Tori de Tezuka) ne dura finalement que six ans, entre 1967 et 1973. De son côté, Garo survécut à la conclusion de Kamui-den en 1971 et continua son travail de découverte et d’avant-garde jusqu’au milieu des années 90.
Pour Tezuka, alors également empêtré dans la faillite de Mushi Pro[2] à cause de pertes dans l’animation, il faudra attendre jusqu’en 1975 avant de connaître un renouveau avec la série Black Jack. La traversée du désert prenait fin, commençait une seconde période faste plus résolument tournée vers les adultes, qui allait nous donner Bouddha et Adolf ni Tsugu.

Publié de Mai 1970 à Février 1971 dans la revue PlayComic [3] d’Akita Shoten, La femme insecte paraît donc au cœur de cette période de transition dans l’œuvre de Tezuka, tant au niveau du contenu (dans la tentative de séduire un nouveau lectorat, plus âgé) qu’au niveau de ses finances. En effet, lourdement endetté, Tezuka se voit obligé de produire à tout va, et les années 69 à 72 sont (de loin) les plus prolifiques de sa carrière. Et forcément, la qualité s’en ressent.
Disons-le tout de suite : La femme insecte n’est pas un bon Tezuka. De l’introduction maladroite et appuyée à la conclusion aussi prévisible qu’indigente, on retrouve ici quasiment la même structure que Tezuka emploiera dans MW quelques années plus tard : un personnage jeune et beau, doté d’une capacité de mimétisme presque surnaturelle, et prêt à tout pour arriver à ses fins. Présentant un incroyable pouvoir de séduction (qui touche jusqu’aux individus du même sexe), chacun évolue au bord de la folie, mû par une force aussi noire que machiavélique, dans un parcours ponctué de cadavres.

Comme pour Kirihito Sanka qui lui est contemporain, il faut sans doute chercher l’inspiration de La femme insecte au cinéma, dans le film du même titre[4] d’Imamura Shôhei de 1963, qui suit les tribulations d’une jeune femme, Tome, dans le Japon d’après-guerre, qui finira tenancière d’un bordel. Comme Tome, Toshiko vient de la province ; comme Tome, elle en viendra à utiliser son corps comme monnaie d’échange ; et comme Tome, elle fait preuve d’une capacité d’adaptation remarquable. Mais là où Imamura faisait un parallèle entre l’opiniâtreté des insectes et le désir de survivre de son personnage principal, Tezuka se limite à jouer sur les mots, et choisit pour quelques-un de ses protagonistes principaux des noms de petites bêtes.[5]

Puisqu’il s’agit là d’un titre pour adultes dans une revue à eux destinée, Tezuka se plie aux exigences du genre. On trouvera donc le corps régulièrement dénudé de Toshiko, l’univers corrompu des grandes entreprises, et les bas-fonds troubles de la pègre. Avec, sans surprise, une galerie de personnages tous autant dépourvus de scrupules, du banquier véreux au tueur impitoyable, entourant un blanc chevalier (Mizuno Ryûtarô) qui connaîtra (forcément) un funeste destin.
Je ne sais si Tezuka cherche ici à faire de la critique sociale — et si ce récit porte les marques de son temps, c’est plutôt par quelques intrusions psychédéliques dans le dessin, que ce soit dans la déformation étrange du contenu d’une case[6] ou dans les accents lyriques (et naïfs) de certaines représentations,[7] ou plus simplement encore la seconde scène d’amours saphiques esquissée en quelques formes tourbillonnantes.
C’est sans doute par son traitement graphique que La femme insecte présente un peu d’intérêt — et de se retrouver touché par la beauté de quelques planches, surpris par l’audace de certaines mises en page, intrigué par les immenses cases noires auxquelles Tezuka a parfois recours.

A la lecture de ce titre finalement assez mineur, qui vient se rajouter aux presque 170 volumes de l’œuvre de Tezuka disponible en français, on peut véritablement s’interroger sur les raisons (frilosité ou manque de curiosité ?) qui poussent les éditeurs à continuer à exploiter ce filon désormais faiblissant, alors que le patrimoine japonais regorge d’œuvres d’auteurs tout aussi importants qu’il serait bien de rendre disponibles.

Notes

  1. Pour reprendre les termes édulcorés de l’hagiographie signée Tezuka Productions : « Garo, la revue de manga fondée en 1964 par Seirindô, fut marquée par Kamui-den de Sanpei Shirato, et les œuvres de Shigeru Mizuki et Yoshiharu Tsuge qui y collaboraient activement … C’était un magazine unique en son genre qui fit découvrir de nouveaux auteurs originaux. Il retenait l’attention d’un public de jeunes amateurs de manga et de fans enthousiastes même parmi les étudiants, chose rare à l’époque. La nouvelle revue de la société commerciale de la Mushi Pro avait pris conscience de cette tendance dans la manga. […] C’est ainsi que la rédaction s’est immédiatement mise aux préparatifs du lancement d’une nouvelle revue.» (Osamu Tezuka : Biographie 1960-1974, Tezuka Productions, Casterman, 2005, p.147-148
  2. Le studio d’animation fondé par Tezuka, et producteur, en particulier, de la première série de Tetsuwan Atom / Astro Boy.
  3. Sous-titrée «Play comic for men», et très clairement portée sur la chose, comme on pourra en juger au vu de cette couverture du numéro de Mars 1970, signée Tezuka.
  4. Dans sa traduction française. En Japonais, les deux titres sont proches sans être identiques : Nippon Konchû Ki pour le film (littéralement : «Chronique d’un insecte japonais») et Ningen Konchû Ki pour le manga (soit : «Chronique d’un insecte humain»).
  5. Hachisuka – papillon (hachi) ; Arikawa – fourmi (ari) ; ou encore Shijimi – Corbicula, un genre de palourde. Les titres de chapitre sont au diapason.
    Mais au-delà de cette histoire d’insecte, on notera cependant une référence probable au film d’Imamura, Toshiko venant au sein de sa mère comme le père de Tome à celui de sa fille adoptive (voir la bande annonce du film).
  6. p.209 de l’édition française.
  7. Comme ce Mizuno aux ailes d’ange représenté dans un jardin aux allures de Paradis perdu.
Site officiel de Tezuka Osamu
Site officiel de Casterman (Sakka)
Chroniqué par en octobre 2009