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La poubelle de la place Vendôme

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Notes de (re)lecture

Un dialogue troublant

Deux personnages discutent dans une cuisine. Le lecteur comprend qu’ils discutent en voyant les bulles dont les queues pointent vers l’un ou vers l’autre, ainsi que les dialogues se présentent d’habitude en bande dessinée. Ici cependant, tout ne se passe pas comme d’habitude : Si les bulles du personnage de gauche contiennent du texte comme c’est l’usage, les bulles de celui de droite contiennent des dessins. Chacun de ces dessins figure un geste de deux mains, et l’on comprend qu’il s’agit d’une langue des signes, vraisemblablement la langue des signes française (LSF).

On peut en déduire que le premier personnage peut utiliser sa voix alors que le second est atteint d’aphasie. Il est peut-être muet, mais il n’est pas sourd, car il dialogue avec le premier et répond à ses questions formulées oralement, puisqu’elles sont représentées par du texte dans des bulles.

La situation est cependant plus complexe : le personnage dont nous soupçonnons qu’il est atteint d’aphasie émet aussi des bulles contenant du texte. «héhéhé», puis «bang», dans la planche 4, par exemple. Plus troublant encore, ce personnage supposé aphasique nous est montré en train de manipuler un revolver, ou tentant de le reprendre des mains de l’autre personnage… or ces occupations sont évidemment incompatibles avec l’expression en langue des signes.

Comment représenter la surdité et l’aphasie en bande dessinée

Partons du principe généralement admis que les textes intégrés au dessin doivent être interprétés comme des sons audibles par l’ensemble des personnages présents dans la case, qu’il s’agisse de bruits, transcrits en onomatopées, ou de paroles, enchâssées dans des bulles. Ce principe admet des exceptions lorsqu’une forme particulière de bulle nous indique qu’il s’agit d’une pensée (bulle en forme de nuage) ou d’un chuchotement (bulle tracée en pointillée, souvent). A l’inverse, tout le texte qui figure en dehors du dessin s’adresse au lecteur seul mais ne doit pas être interprété comme une parole audible par les personnages de l’histoire : c’est le cas des récitatifs isolés dans des réserves rectangulaires en haut de case, ou des notes figurant sous les cases.

Ces règles (qui sont bien sûr régulièrement transgressées et dépassées par des dessinateurs toujours inventifs) sont ici bouleversées par l’introduction personnage usant d’un langage gestuel. Comment mettre en bande dessinée un personnage sourd avec ces règles ? Comment faire comprendre qu’il n’entend pas ce que les autres entendent et que le lecteur lit ? Et comment mettre en bande dessinée un personnage muet s’exprimant en langue des signes ?

Logiquement, il faudrait nous le montrer en train de signer, et pour cela utiliser une case pour chacun des signes, en ajoutant la traduction sous la case. L’action s’en trouverait considérablement ralentie puisque le moindre dialogue s’étirerait alors sur plusieurs cases. Difficile à imaginer chez des auteurs comme Ruppert et Mulot qui affectionnent les réparties se succédant dans des bulles superposées dans de hautes cases verticales. La solution était évidente : placer les signes dans des bulles afin d’accélérer le récit tout en respectant la forme et les règles classiques. Ce faisant, le personnage se trouve avoir les mains libres et peut donc faire autre chose en même temps : par exemple manipuler le cran de sûreté de l’arme, ou simuler un tir. Nous voyons donc condensés dans une seule case les moments où le premier personnage parle, ceux où le deuxième signe pour lui répondre, et les moments où ils manipulent le revolver.

D’autres cas dans Astérix

Il existe de nombreuses autres occurrences de bulles contenant des dessins : la substitution de jurons et d’insultes par des petits dessins (tête de mort, éclair, bombe, etc.) est un procédé fréquent. Je pense aussi au personnage de Courdeténis, dans Astérix légionnaire : cet égyptien émet des bulles contenant des pseudo-hiéroglyphes, c’est à dire des phrases composées de dessins plutôt que de mots (un terrain de tennis pour son nom, par exemple). Or les hiéroglyphes sont avant tout des signes d’écriture et il y a donc ici un jeu sur les conventions de la bande dessinée : le langage oral étant simulé par un langage écrit dans une bulle, la langue et le registre de langage vont être rendus par des variations du système d’écriture : un égyptien parlera en hiéroglyphes, un goth parlera en gothique, et un langage ordurier et haineux sera rendu par des dessins de tête de mort et de bombes (et je ne peux pas m’empêcher de citer cette case d’Astérix légionnaire dans laquelle les jurons du centurion, une tête de mort, une croix, etc. sont traduits en goth par une tête de mort affublée d’un casque à pointe et une croix gammée…)

Ruppert et Mulot prolongent ce jeu sur les conventions en appliquant les mêmes méthodes de transposition en bande dessinée à un autre langage, non oral celui-ci, la Langue des Signes Française.

Quid du Bang ?

On peut se poser encore une question à la lecture du petit livre de Ruppert et Mulot : pourquoi les onomatopées figurent elles dans des bulles ? Dans la planche 3, le personnage vraisemblablement aphasique émet une bulle contenant le mot «bang», puis à nouveau dans d’autres planches.

Cela signifie vraisemblablement qu’elles figurent dans le discours du personnage. Or, à ma connaissance, la LSF ne contient pas de signe pour «Bang» ou «Pan». Peut-être s’agit-il d’un son que le personnage peut produire. Ce qui est curieux, c’est que la première et la dernière occurrence de ce «bang» sont traduites par une note sous la case, à l’instar des signes figurant dans les bulles de ce personnage (planches 3 et 22) et que cette note nous livre une étrange traduction : «onomatopée». Nous comprenons que le personnage produit un son imitant celui du revolver, mais s’agit-il bien de cela ? Les armes à feu sont fréquentes dans les récits de Ruppert et Mulot, et leur présence est un danger. Elles sont manipulées, pointées vers autrui, dans des jeux dangereux simulant des actions violentes et meurtrières…

Alors que se passe-t-il dans la dernière planche ? Les personnages se disputent l’arme, dans une empoignade qui ne semble pas très violente, mais qui a déjà provoqué un saignement de nez… et dans la dernière case, ils sont surmontés de plusieurs bulles contenant des «bang» «bang» «bang»…

Un des personnages prononce-t-il ces mots ? Des coups de feu ont ils réellement été tirés ? Le lecteur n’en saura pas plus, car l’histoire s’arrête là. C’est fini, le jeu sur les conventions a été poussé à son extrême, et il ne peut se poursuivre.

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Chroniqué par en mai 2014