Panier de singe

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Après Safari Monseigneur en 2005, Ruppert et Mulot sont de retour dans la collection Ciboulette. Comme Safari, Panier de Singe est construit autour d’un artifice de représentation : dans Safari, c’était le couple de reporters blasés et ironiques qui articulait les tableaux successifs de la gloire coloniale, dans Panier de Singe, on retrouve les deux reporters qui s’efforcent, de la première à la dernière page, de filmer les ébats des zoophiles au Jardin des Plantes.
Les étapes de leur périple encadrent des séquences indépendantes, traitées comme dans Safari, en multipliant les artifices de cadrage et de découpage des séquences. Ce sont là encore «les portraitistes» qui assument le statut de narrateurs étranges, guidant le lecteur, malgré leurs visages sans yeux, dans le musée des horreurs qu’ils traversent, indifférents et monstrueux. De la partouze des mutilés à la course d’aveugles en passant par la décapitation au boomerang, ce sont quinze scènes macabres, absurdes ou carrément malsaines qui défilent, fragments d’histoires et situations improbables dans lesquelles la neutralité du dessin et de la narration contraste avec la violence du sujet.
Violence du contenu, mais aussi violence faite au langage : non seulement l’absurdité des scènes est délibérée, mais elle s’accompagne d’une mise en crise systématique de la façon même de monter des séquences d’images.

De ce point de vue l’artifice des portraitistes, s’il s’inscrit dans la continuité du précédent album, en approfondit les expériences formelles. On retrouve le découpage maniaque d’une séquence de gestes en dizaines de cases presque identiques, comme si le temps de la séquence graphique était brutalement ralenti, en une sorte de flip-book linéaire et muet : ainsi une des étapes de la mutilation des deux prostituées dans la dernière histoire (sic) est décomposée en 62 cases sur une seule planche, qui pour 56 d’entre elles proposent le même cadrage avec une infime variation du geste représenté.
Ce goût du geste se retrouve aussi dans «Les sourds ne sont pas manchots», qui reprend l’idée de faire figurer le langage des signes dans les bulles — idée déjà exploitée dans Safari — ou encore dans les bandes superposées de la course d’aveugles, qui font figurer sur huit cases successives, étroites et allongées, les étapes successives de la course puis de la chute.
Dans tous les cas, il s’agit de ralentir délibérément le récit, en surjouant la forme sérielle des images : infiniment décomposé, le geste perd son sens, oublie le récit même, s’installe comme seul objet visible et racontable, et déforme tout le plan du langage (l’exemple des sourds-muets le montre très bien, de même que la longue double-page illustrant un passage à tabac : 50 petites cases de même format, alternant champs et contre-champs ; d’un côté, un type à terre se fait rouer de coups par un autre, et de l’autre un autre type, bras levés, articule lentement en alphabet phonétique, la phrase suivante : «non mais attends je déconnais c’est pas lui qui t’a accroché ce poisson dans le dos c’est ni moi d’ailleurs» — découpée en 25 phonèmes).

Cette attention marquée pour les gestes et les postures, qui commande l’étrange ballet muet des corps, souvent privés de regard, est aussi au principe d’une autre expérience formelle, plus radicale : celle de la recomposition du dessin lui-même. Elle prend plusieurs formes, surprenantes, qui sont elles aussi utilisées pour figer ou ralentir le récit et pour fixer le regard ou le perdre.
Ainsi une des séquences est une «stéréoscopie de saloon» : dans un saloon de Far-West, un cow-boy provoque un pied-tendre ; les étapes critiques du récit sont reprises dans des stéréoscopes (séquences de six images fixées sur les six faces d’un cube et se faisant donc face deux à deux). Une autre technique consiste à décomposer les images saisies par les traqueurs de zoophilie en fouillis de lignes, de traits et de points qui ne peuvent se lire qu’au terme d’un découpage et d’un pliage compliqué.
Enfin l’album utilise, dans la longue séquence de la partouze des mutilés et dans son prologue, la technique du phénakistiscope : une séquence (en réalité, une séquence et une sous-séquence, car l’image principale est doublée d’une autre image, plus petite, venant en illustration) est décomposée tout autour d’un disque en carton cranté ; fixé sur un axe et mis en mouvement le disque s’anime et deux petites séquences s’animent en boucle, l’une au-dessus de l’autre (on peut voir tourner les phénakistiscopes en ligne ici).

Ainsi les expériences formelles les plus poussées de l’Oubapo sont mises au service de cette petite boutique des horreurs, jouant encore mieux peut-être que dans Safari Monseigneur du contraste entre, d’un côté, le détachement que produit la neutralité du regard et le raffinement des techniques de représentation, et de l’autre, la farce sanglante et grand-guignolesque des tableaux rassemblés.

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Chroniqué par en septembre 2006