Sol Carrelus

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Sol Carrelus. Oui, oui, vous avez bien lu : SOL CARRELUS. Il ne s’agit pas là du nom d’un produit ménager mais du titre choisi par Florent Ruppert et Jérôme Mulot pour leur dernier livre paru à L’Association. Après Le Tricheur, il s’agit là de leur second «roman graphique», et donc de leur seconde dérobée aux «nouvelles graphiques» qui les avaient fait connaître. Et, cette fois encore, vous aurez beau lire ce titre à haute voix, le répéter, l’incanter même : vous ne le comprendrez pas avant d’avoir fini la lecture du livre qui le porte.

Le travail des gris d’Isabelle Merlet est pourtant ce qui distingue le plus Sol Carrelus des autres livres du duo. Quelle peut donc être la trame qui justifie cette sombre colorisation, alors que les auteurs avaient jusqu’alors rejeté le remplissage du dessin ? En fait, elle tient en quelques mots : des créatures de cauchemars (vampire, zombie, sorcière, loup-garou, savant fou parmi tant d’autres) se réunissent pour une soirée festive dans un château et un groupe de quatre individus (les «villageois») les prend en filature. L’atmosphère graphique est donc en parfaite adéquation avec l’intrigue ténébreuse et, à la surprise succède vite le plaisir de constater que ce livre n’est pas une fausse note dans l’œuvre naissante de Ruppert et Mulot. Souvenons-nous en : il y a quelque chose dans la transparence que ces deux auteurs n’ont jamais vraiment aimé.
Leur style graphique a en effet cette ambiguïté de détourner la fonction synthétique de la ligne claire pour troubler la lecture du dessin : formidablement simplificatrice, la ligne s’interrompt néanmoins par endroits. Elle n’est plus fermée et délimitante mais, au contraire, «polluée» ponctuellement par l’existence de traits accessoires et l’absence, en conséquence flagrante, d’autres nécessaires. Ce parti-pris (dont la représentation la plus flagrante est le «V» cinglant le visage de tout être vivant) est en fait l’incarnation graphique d’une volonté générale de forcer le lecteur à s’attarder, à interpréter, à décrypter, en somme à ne plus être seulement un spectateur passif mais à être impliqué dans le livre, consciemment ou non.

Sol Carrelus adopte ainsi une construction comparable à celle du Tricheur : un fil narratif continu est entrecoupé par des scénettes en apparence autonome puisque leur seul lien à l’ensemble est d’utiliser les mêmes personnages. Dans Le Tricheur, ces pages présentent des moments d’interrogatoire, tandis que dans Sol Carrelus il s’agit de «mises à mort» des protagonistes. Ces dernières, présentées sur une double page noire, mettent systématiquement en scène des personnages dont on vient de lire une mésaventure. Ruppert et Mulot, qui ont toujours été si habiles à transmettre des «situations», leur ajoutent donc ici un supplément qui peut être lu comme une expression hallucinée de sentiments ou de relations (une sensation renforcée par la survie des personnages aussitôt la «mise à mort» passée). Cette construction peut donc être vue comme l’avatar narratif du principe graphique de «pollution de la ligne claire» puisque, encore une fois, certains morceaux manquent alors que d’autres paraissent être supplémentaires.
Ces «mises à mort» sont par ailleurs la meilleure manifestation de la demande d’implication faite au lecteur. En effet, elles sont présentées sous la forme de «strips croisés»[1] : toute lecture, qu’elle soit horizontale ou verticale, doit être possible. De ce fait, la compréhension varie selon le sens de lecture, chacune apparaissant comme un degré possible d’hallucination. S’il souhaite tout lire, le lecteur ne peut se concentrer uniquement sur l’image globale. Au contraire, il doit participer activement à l’organisation en séquences de chacune des images locales. Ainsi, il est forcé à s’attarder davantage d’une part sur chaque dessin et d’autre part sur la double page elle-même. Par ailleurs, si Florent Ruppert et Jérôme Mulot tirent bien sur le fil oubapien, ils s’extraient de la contrainte chère à l’OuBaPo en présentant quelques strips dysfonctionnels. Ceux-ci apparaissent donc également comme autant de «pollutions» supplémentaires avec lesquelles le lecteur doit composer s’il souhaite comprendre le propos du livre dans son ensemble.

Chères aux auteurs depuis Safari Monseigneur, les «situations» parsèment ce dernier livre non seulement à travers leur présentation visuelle mais aussi à travers des discussions qui les rapportent. L’enchevêtrement de ces situations, souvent tragi-comiques, n’est pas sans rapport avec le concept d’images locales et globale susmentionné. En effet, à la façon d’un Short Cuts[2] on voit peu à peu resurgir de ces situations, apparemment isolées, une trame, des portraits assez précis de chaque individu, des relations qu’ils ont entre eux et, bien-sûr, un propos car il y en a un.
Ruppert et Mulot, on l’a vu, n’aiment pas la transparence mais il ne faut pas se tromper : leurs expérimentations ne sont pas une fin en soi. Contrairement à l’OuBaPo qui, comme son nom l’indique, cherche à voir ce qu’il est possible de faire en bande dessinée, Florent Ruppert et Jérôme Mulot veulent injecter du neuf dans la narration. Ainsi, leurs «expérimentations» sont choisies parce qu’elles sont en adéquation avec ce qu’ils souhaitent transmettre aux lecteurs. De fait, leur travail entier semble dédié à développer l’empathie du lecteur avec les personnages. Au cours de la «Rencontre dessinée» organisée par Benoît Mouchard à la BPI du Centre Pompidou, les deux auteurs expliquent qu’ils ont conscience que l’absence (ou presque) de visage facilitent l’identification du lecteur aux protagonistes. De même on peut penser que la dénomination de ceux-ci par leurs attributs (vampire, zombie, bossu, sorcière — le procédé étant déjà employé dans Le Tricheur) participe à l’investissement du lecteur dans la narration. Le personnage est emblématique mais suffisamment désincarné pour que le lecteur s’y projette. Les «mises à mort» apparaissent à cet égard comme un autre moyen pour transmettre ce qui tient du domaine de «l’inconscient des personnages».

Ce duo, depuis ses débuts, apporte un nouvel élément dans chacune de ses bandes dessinées, quitte à l’abandonner par la suite s’il ne correspond plus à ce qu’il veut dire. Les strips croisés sont ici en totale adéquation avec le propos du livre qui saute violemment à la face du lecteur au détour de la dernière page : qu’il cherche ou pas à être complice de l’auteur, il finit toujours par être manipulé.
Toujours aussi drôle, le travail de Ruppert et Mulot se fait aussi de plus en plus intelligent pour deux raisons : d’une part parce qu’il se complexifie, d’autre part parce qu’il parvient à vraiment toucher le lecteur en l’impliquant dans la lecture. On attend maintenant de leur part un récit qui nous toucherait droit au cœur.

Notes

  1. Voir Les vacances de l’OuBaPo (OuBaPo, oupus 3), L’Association, 2000.
  2. Short Cuts, Robert Altman, 1993
Site officiel de Jérôme Mulot
Site officiel de L'Association
Chroniqué par en janvier 2009