La Grande Odalisque
Publié dans la collection Aire Libre chez Dupuis, ce livre attire l’œil par le trio d’auteurs (Rupert et Mulot collaborent avec Bastien Vivès), mais aussi par les couleurs d’Isabelle Merlet, automnales ou pastels, qui mettent délicatement en valeur le trait si reconnaissable de Ruppert et Mulot. Le lecteur suit les aventures invraisemblables de trois braqueuses professionnelles : entre le cambriolage d’ouverture au Musée d’Orsay et la courte poursuite ultime dans les salles du Louvre, elles ont l’occasion d’assister à un défilé de mode, de partir en vacances aux Canaries, de frayer au Mexique avec des narcotrafiquants, et même de prendre leur place… Ce trio de charme, qui s’inscrit dans une tradition populaire sexy (on pense inévitablement au dessin animé Cat’s eyes, et à la série télévisé Drôles de dames), fait à peine discrètement référence au trio masculin qui compose : «Parce que tu sais, Sam, au final pour moi, dans la vie, c’est pas ce que tu fais le plus important. C’est avec qui tu le fais.» De quoi y voir un clin d’œil des auteurs, qui admettent implicitement que, comme leurs héroïnes, ils s’amusent mais prennent aussi un risque en faisant incursion dans un genre qui ne leur est pas familier…
Genre prétexte en grande partie, tant les auteurs s’amusent à vider les aventures du dynamisme et du cinétisme propres aux histoires de braquage. Lorsque Carole et Alex jouent au badminton sur une plage des Canaries, ce fantasme masculin de deux jolies filles qui se renvoient la balle en maillot de bain est mis à distance par une décomposition presque burlesque du mouvement. Le parcours du volant est si lent qu’il permet aux héroïnes de converser entre chaque rebond. Ainsi l’action est sans cesse court-circuitée, donnant lieu parfois à des scènes volontairement ridicules (comme lorsque le visage d’un homme que Carole cherche à neutraliser s’écrase contre un vase dans une sorte de ralenti loufoque). Vivès, Ruppert et Mulot mettent l’accent sur l’éclatement temporel et spatial, l’invraisemblance des actions, la décomposition du mouvement, de manière à laisser place à l’humour et surtout aux personnages.
Le titre même, qui fait référence à La Grande Odalisque, l’un des tableaux qui a suscité le plus de discours dans l’histoire de l’art («C’est la peinture de la nana qui a trois vertèbres en plus que tout le monde. Connue justement pour ce truc de vraisemblance sacrifiée au profit de la beauté.»), avertit déjà le lecteur que ce n’est pas la réalité qui intéresse les auteurs, mais l’art et la manière, l’effort formel, tout en suggestion et délicatesse (pour représenter par exemple les formes géométriques de l’architecture et des musées parisiens). De même que dans le tableau d’Ingres (imprégné d’un rêve d’Orient), le Mexique ou Paris véhiculent surtout des imaginaires à revisiter. Comme le suggèrent d’emblée les couleurs subtiles de l’album, les auteurs se proposent avant tout de mettre en place des ambiances et de laisser au premier plan les personnages, leurs relations ambiguës, leurs angoisses, leur solitude aussi. C’est dans cette rencontre entre l’imaginaire abstrait mais aussi l’humour noir de Ruppert et Mulot et le monde sensuel de Vivès, doublé de son esprit de connivence, que cet exercice de style semble réussi, et leur collaboration pertinente.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!