Soirée d’un faune

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Au départ, il y a un poème de Stéphane Mallarmé, assez vite répertorié parmi les plus fameux de son auteur, qui s’intitule L’Après-midi d’un faune. Mallarmé en a eu le projet dès juin 1865. Il avait alors 23 ans. Mais ce n’est que dix ans plus tard qu’il en a trouvé la forme définitive. Long travail pour seulement 110 vers dont le dernier est : « Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins. » Le poème, d’une grande sensualité (« ô délice / Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse / Pour fuir ma lèvre en feu »), sera publié l’année suivante avec des illustrations d’Edouard Manet. En 1876, Mallarmé a 34 ans. Donc plus jeune que ne le sont aujourd’hui Florent Ruppert (né en 1979) et Jérôme Mulot (né en 1981).

Au tout début, le Faune est présenté par son auteur comme étant un « Intermède héroïque ». Un peu plus tard il intitule cet intermède : Improvisation d’un faune — ce qu’il n’est pas inutile de rappeler, tant l’idée d’impro semble essentielle dans cette affaire. Mallarmé dira : « J’y essayais de mettre, à côté de l’alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de jeu courant pianoté autour, comme qui dirait d’un accompagnement musical fait par le poète lui-même et ne permettant au vers officiel de sortir que dans les grandes occasions. » Bref : nous sommes dans un temps où s’opèrent de grands changements de forme. Le poète est faune, il improvise et dérange les balises officielles, perturbe l’espace-temps du poème : on a touché au vers, le Coup de dés n’est pas si loin.

Seize ans après cette publication, en 1892, Claude Debussy (qui atteint le 22 août de cette année-là la trentaine) entreprend une pièce brève pour orchestre (moins de dix minutes) qu’il titre, en hommage à Mallarmé, Prélude à l’après-midi d’un faune. Elle sera créée le 22 décembre 1894, à la fois applaudie par le public et incomprise par la critique (ou du moins ce qui en tenait lieu en cette fin de siècle). Il s’agit d’une composition purement musicale, malgré ce lien avec la poésie, donc avec les mots. L’idée du Faune a bien entendu impulsé l’importance de la partie de flûte dans la partition (mais Debussy ironisait cette histoire mythologique ; il s’intéressait à la poésie comme forme, se contrefichant de tous les aspects anecdotiques que les mauvais lecteurs pourraient y trouver ; il lui est même arrivé de dire qu’au tout début de la pièce, « c’est un berger qui joue de la flûte le cul par terre »). On a très vite compris (personne aujourd’hui ne s’avise de le contester) que cette partition marquait un moment-clef de l’histoire de la musique — « un bouleversement de la sensibilité musicale » (Jean Barraqué) — voire un tournant décisif. Pierre Boulez a écrit que « La flûte du Faune instaure une respiration nouvelle de l’art musical ; l’art du développement n’y est point tellement bouleversé que le concept lui-même de forme, libéré des contraintes impersonnelles du schéma, donnant essor à une expressivité souple et mobile, exigeant une technique d’adéquation parfaite et instantanée. » Bref : après ce Prélude, rien ne sera plus « comme avant ». Mallarmé, auditeur réjoui, écrivait aussitôt à Debussy que son œuvre « ne présentait de dissonance avec son texte, sinon d’aller bien plus loin, vraiment, dans la nostalgie et dans la lumière, avec finesse, avec malaise, avec richesse. »

On le voit, ce dont Ruppert & Mulot se sont saisis pour leur Soirée d’un faune, cette matière propre à impulser l’idée et la réalisation d’un de ces « albums » dont ils ont le secret — une fois de plus, une sorte d’ « anti-album », cette fois selon la forme, donc le mode de fabrication, d’une carte routière comme Michelin en a imprimé des millions (forme qui sera d’ailleurs bientôt obsolète, vu l’essor du GPS, ce qui ne manquera pas de lui apporter un « supplément de nostalgie ») — n’est pas rien. Les blaireaux de service diront : « c’est du lourd » ; les plus avisés remarqueront que c’est surtout chargé d’Histoire — du genre de celle que l’on n’enseigne pas (ou si mal) à l’école, ce qui la rend d’autant plus séduisante. Dans le court texte de présentation imprimé sur cet album/carte, Ruppert & Mulot rappellent que le Prélude de Debussy compte 110 mesures, en écho au poème de Mallarmé, lui-même composé de 110 alexandrins. Intrigué, je consulte internet et retrouve en effet ces chiffres sur Wikipédia : heureuse époque qui se charge de nous faire remonter en mémoire même ce que nous ne savions pas ! Relisant dans la foulée certains des livres les plus fameux écrits sur Debussy, dont celui du compositeur Jean Barraqué qui insiste plutôt sur le rapport de triton (ou diabolus in musica) entre do# et sol qui régit le thème de la flûte solo au début de la pièce (« à cette idée presque irrationnelle du triton, Debussy fait correspondre une irrationalité rythmique dans les mouvements descendants »), nulle trace de cette « coïncidence » chiffrée, comme si elle ne comptait pas. De même chez André Boucourechliev qui préfère rappeler que Debussy désirait « dans cet instant perpétuellement en fuite et perpétuellement captif » dévoiler cette « réalité autre, créée par l’artiste » qu’il a appelé « la chair nue de l’émotion ».

Même s’il développe un véritable art du geste compositionnel, même si des images peuvent se greffer mentalement à chaque écoute (ce que, personnellement, je me refuse de faire — mais personne n’est obligé de me suivre), le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy n’est aucunement, du moins dans son projet, une musique de ballet. Bien entendu il n’est pas interdit aux chorégraphes de s’en emparer. Sur certains enregistrements de cette pièce (le plus souvent pour des raisons de durée, du moins du temps des vinyles), le Prélude est couplé avec Jeux qui, pour le coup, est une commande des Ballets Russes à l’initiative de Diaghilev, créée en mai 1913, soit deux semaines seulement avant celle du Sacre du Printemps de Stravinsky, dans une chorégraphie de Nijinsky. Si je songe à Ruppert & Mulot (qui, dans mon souvenir, s’étaient déjà amusés à fabriquer une sorte d’animation à partir d’un fragment du chef d’œuvre de Stravinsky dans un sens heureusement fort éloigné de ce qu’en avait fait Walt Disney pour Fantasia), ce dernier titre — Jeux — ainsi que le lien de cette pièce avec la danse résonnent plus justement avec leur propos dessiné : jouer, danser, le temps d’une soirée, dans une ambiance tant alcoolisée qu’érotisée, débordante de sensualité. Mais va pour Soirée d’un faune, excellent sésame pour ouvrir un nouvel espace-temps en bande dessinée : une seule page (une seule case) grouillante d’événements impossibles à saisir dans leur totalité d’un seul regard, incitant au vagabondage, soit en dépliant intégralement la carte, donc en l’aplatissant, soit (ce que, personnellement, je préfère) en dévoilant seulement une partie, la repliant sans cesse tout en l’ouvrant en tous sens, comme on a usage de le faire quand on conduit pour jeter un coup d’œil sur la route à suivre.

En résumé : Soirée d’un faune serait un ballet dessiné contemporain en un acte sur la musique de Debussy inspirée par le poème de Mallarmé. Les auteurs citent le musicien, en insistant sur le fait que cet après-midi ensoleillé incite le faune à poursuivre des nymphes et des naïades avant de se laisser envahir par les songes dans la torpeur qui précède la tombée du soir. « Le ballet dessiné Soirée d’un faune se propose de dépeindre le moment qui suit cet après-midi, comme si le faune de Mallarmé avait continué son après-midi en enjambant le cours des années et s’était retrouvé dans une soirée du 21e siècle. »

Très belle idée, de plus impeccablement réalisée. On pourrait en rester là d’ailleurs, le fait que ça marche nous permettant de garder le silence à son propos, de laisser agir ce que notre regard enregistre sans forcément le soumettre à tel ou tel questionnement, préférant nous promener librement, de manière au fond inracontable, dans cette carte, comme on le ferait dans dans un espace de jeu, entre terrain vague et arrière-cour d’on ne sait quelle salle de spectacle à ciel ouvert, où boire et se restaurer. Ruppert & Mulot nous précisent qu’en écho aux 110 vers du poème et aux 110 mesures de la partition, leur ballet dessiné est interprété par 110 danseuses et danseurs. Quelle rigueur (se dit-on), sans pour autant savoir comment vérifier si le compte est bon. Les figures se ressemblent, certaines se dédoublent, voire se démultiplient, les temps se superposent dans un espace qui est lui-même, par certains côtés, instable, comme l’est par « nature » l’autre scène (c’est ainsi que Freud a nommé le théâtre mental où se déroulent nos rêves).

On se souvient des 676 apparitions de Killoffer. Mais personne jusqu’ici ne semble s’être amusé à compter le nombre de ces apparitions, tant il semble naturel de croire Killoffer sur parole. Avec Ruppert & Mulot, cette sorte d’apologie de la contrainte porte en elle une certaine dose d’ironie. Non que ce nombre de danseuses et de danseurs ne soit exact, mais parce que leur décompte revient aux auteurs et à eux seuls. On peut faire ce qu’on veut avec les nombres, les musiciens le savent bien : on peut se limiter à seulement douze sons pour faire proliférer une infinité de combinaisons ; on peut se lancer dans l’écriture d’une dixième symphonie pour faire appel à la camarde ; et puis surtout, quand on avance, mettons, de 110 pas, on peut le faire d’un seul trait, ou (ce qui est quand même plus amusant) en plusieurs, reculant pour commencer de tant de pas avant d’avancer de 100 plus tant de pas (ce qu’il est aisé de compliquer à l’envi).

Donc, on traverse la carte, la dépliant, la repliant, de haut en bas et de droite à gauche, allant d’une figure à l’autre, en s’attardant sur certains détails des décors et parfois lisant ce qui est inscrit dans les bulles, elles-mêmes souvent en réseau (la cartographie est partout). Ce saut temporel de plus de 110 ans efface vivement les traces du passé qui l’a stimulé, sauf peut-être l’essentiel, à savoir la nécessité de toucher au matériau, donc à la forme, donc d’ouvrir quelque chose comme un nouvel espace-temps où l’idée et ce qui la rend sensible sont à la fête. Cette Soirée d’un faune n’est pas crépusculaire, il y fait clair comme en plein après-midi et plutôt chaud. On songe à cet autre poème de Mallarmé, Éventail, que Debussy a mis en musique en 1913, l’année de Jeux : « Ô rêveuse, pour que je plonge / Au pur délice sans chemin / (…) / Une fraîcheur du crépuscule / Te vient à chaque battement / (…) / Vertige ! voici que frissonne / L’espace comme un grand baiser / (…) / Sens-tu le paradis farouche / Ainsi qu’un rire enseveli / Se couler au coin de ta bouche / Au fond de l’unanime pli »

Chez Mallarmé, ce qui le mettait en chemin, c’était l’idée, très concrète, de « toucher au vers », jusqu’à provoquer une crise telle que le vers officiel ne puisse sortir paré de sa queue de pie des grandes occasions. Toucher, vraiment — au sens physique, et pas seulement conceptuel. Chez Debussy, le jeu sensuel, procédant par glissements selon l’intervalle du diable, érotise l’écoute. Qui s’y frotte par le truchement de l’oreille sent aussitôt son corps en vibration : la musique le traverse — aucune paroi, aucune peau ne l’arrête. Chez Ruppert & Mulot, au-delà de la trivialité des situations et des échanges, fonctionnant le plus souvent en suite de préludes possibles à une chorégraphie à venir, s’opère une mise en crise de la bande dessinée — de tout ce qui la fait et, ce faisant, la fige. Cartographier, c’est ouvrir le champ des possibles et non plus enfermer dans des cases, désordonnant ainsi le bon gros sens que ne peut que véhiculer une « bonne histoire » selon les professionnels de la mise en place au « bon gabarit ». Mallarmé, dans Crise de vers, écrit : « La littérature subit ici une exquise crise, fondamentale ». Même s’il serait abusif d’accorder à Soirée d’un faune un caractère « fondamental », la crise qu’il cartographie n’en est pas moins exquise. La bande dessinée, ici, s’éclate en soirée et c’est déjà un premier pas. Aussi ce non-livre et pourtant plus-que-livre est-il, une fois de plus, un cadeau pour qui désire établir un rapport autre à ce qui peut s’intégrer, sinon dans un genre, du moins au catalogue d’un inventif éditeur de bande dessinée.

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Chroniqué par en septembre 2018