
Lune, l’envers
Avoir décroché la lune et en voir l’envers, c’est un peu le problème de notre époque ; mais c’est aussi celui d’un homme dans les premières fragilités de l’âge et des remises en questions qu’elles provoquent.
Notre époque, parce que le premier pas d’un homme sur la Lune ne fut que celui d’un militaire, et que sa victoire fit du satellite la hampe d’une nation, en même temps que le seuil d’un grand vide opaque.
Un homme, parce que ses succès sont dûs au désir d’avoir voulu atteindre une lune, en ayant possédé celle d’une jeune femme quasi muse. Et aussi, parce que ses triomphes éditoriaux doivent être en série, sont tissés de victoires jamais définitives qui mettent aujourd’hui son identité d’artiste en berne, face à la feuille blanche et l’angoisse de vacuité qu’elle renvoie.
Ère et âge se confondent ainsi dans la même nécessité d’anticiper, de jouer la survie d’un présent plus que jamais confondu avec sa durée, par une induction de l’avenir.
Blutch a parlé de «science fantasmatique» à propos de ce livre. Heureuse expression où la science n’est plus accolée à une fiction — comme une histoire pour le soir pour anticiper le réveil — mais à l’ordre du fantasme, une irréalité entre désir et promesse[1]. Tout cela remonterait à l’enfance, de la façon dont on imaginait l’avenir dans les années 70[2], à l’impossibilité de pouvoir s’imaginer appartenir au passé dans le métier que l’on aimerait faire.
Aujourd’hui désœuvré (comme disait Trondheim), dans l’envers d’une histoire ou d’une médaille ronde comme la lune, un auteur dessiné nommé Lantz se cherche[3], confronté aux temps tuilés et elliptiques de son existence. Est-ce lui qui a vieilli où ce/celle qu’il a chéri (Liebling, allégorie, dessein/destin) qui ne change pas. A-t-il été rattrapé par le temps après l’avoir précédé ? Pourquoi tout futur a-t-il un coût ? Cache une forme d’aliénation ?
Ce livre semble aussi être parfois comme l’envers de Blotche. Là, un homme dans le passé, réactionnaire, pétri de suffisance ; ici un homme dans un futur, qui aurait été visionnaire[4] et qui est écrasé/fragilisé par le doute. Les deux œuvres auraient en commun la même dénonciation en creux de conditions absurdes d’où prolifèrent bêtise et délire. La dernière s’enrichissant de la maturité de l’auteur et de son langage graphique[5].
Enfin, notons le beau travail d’Isabelle Merlet, qui ne s’est pas contentée d’un remplissage des blancs mais bien d’une mise en couleur du trait. Elle ajoute une ambiance froide, bleutée, distançant pour mieux accentuer les propos d’un Blutch, qui plus que jamais montre les revers des vieilles lunes qui encombrent et des formes illusoires dont elles se parent.
Notes
- En cela le travail de Blutch se rapproche ici, sur bien des points, de celui d’un J.-C. Forest.
- Les ambiances colorées, certains personnages ou décors, évoqueraient par exemple, l’atmosphère d’Un monde sur le fil (1973) de R.W. Fassbinder.
- Lantz comme Walter Lantz ? Parce que Blutch (Lantz a ici les traits de l’auteur) a été un «hollywood piqueur» ? S’est servi du cinéma, a emprunté dans son travail des acteurs hollywoodiens avant d’En finir avec le cinéma ?
- Ou pour le moins se situant dans une lignée d’artistes prophétiques, si on en croit le titre de sa série à succès intitulée le «Nouveau Nouveau Testament». Une bande dessinée qui a ses nombreux fans naturellement, et se décline en divers produits comme des barres chocolatées.
- Notons qu’il y a un Blutch dans l’histoire. Ou plus exactement un Blütch, qui est éditeur chez Médiamondia. Jeune, chevelu, gérant ses fantasmes par la «Love-relief», il choisit avec succès les travaux les plus «conventionnel(s), poussif(s) et sans élan» pour son employeur.

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