Variations

de

Partons de cette proposition : chaque artiste, au cours de sa vie, ne produit qu’une œuvre — une seule, composée de variations, non sur un thème, mais sur ce qu’il ne pourra jamais formuler d’un seul trait, ni par des mots, ni par quoi que ce soit d’autre (de visuel, de sonore, etc.), et qui en fait le signataire de ce qu’il dépose. Il faut la singularité et la multiplicité. Ceux qui ne s’aventurent pas dans ce territoire où s’expérimentent sans fin d’innombrables modes de variation sont ce qu’on appelle vulgairement des faiseurs. Ils ne varient pas, ils répètent (ou tentent de répéter ce qui leur a ouvert les portes de la reconnaissance) jusqu’à déposer le pire : une image de marque qui leur collera à la peau jusqu’à ce qu’enfin l’oubli la recouvre.

Ouvrons maintenant le nouveau livre de Blutch : Variations, à la frontière de l’album de bande dessinée, du livre d’art et du catalogue d’expo. Avant de savourer les trente planches qui le composent, il nous est proposé de lire un avant-propos de l’auteur dont l’incipit, « La bande dessinée me laisse perplexe », incite à l’écoute : « Après trente ans de travaux publiés, je n’ai jamais réussi à me mettre d’accord sur son compte, à en dégager des lignes de force, à établir des conclusions durables, à asseoir une pensée, un style… et je suis bien obligé de le reconnaître, au fond je n’y comprends rien. » Le lecteur se dit aussitôt : Nous sommes deux à partager cette incompréhension, ce qui nous permet finalement de nous comprendre, c’est un bon début, d’autant plus que « Nous lisons le dessin et regardons l’écrit. » Suivent quelques lignes sur les questions de l’égarement, des fausses pistes, de tout ce qui rend l’écriture, la lecture, aventureuses. Et aussi sur le fait de devoir à chaque fois tout reprendre, remettant notamment en question la dictature des genres : repenser sans cesse son « attitude » (aussi bien corporelle — on pourrait jouer ici avec la polysémie de certains mots comme « position »), afin d’agir, c’est-à-dire passer à l’acte.

Ambroise Vollard nous rapporte (en 1899) que « Chaque après-midi, Cézanne allait dessiner au Louvre ou au Trocadéro, d’après les maîtres. Quelquefois, vers les cinq heures du soir, il s’arrêtait un instant chez moi et me disait, le visage respirant de bonheur : M. Vollard, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre : je suis assez satisfait de mon étude de ce tantôt ; si le temps demain est gris clair, je crois que la séance sera bonne. » Pendant qu’il posait pour lui, Vollard entendait Cézanne mâcher rageusement entre les dents : Ce Dominique [Ingres] est bougrement fort… mais il est bien emm… Vingt-cinq ans auparavant (en 1873-74), Cézanne a peint Une moderne Olympia, remettant précocement en jeu la modernité de son temps.

Dans son avant-propos, Blutch se réfère à ce tableau, ainsi que, bien entendu, à Picasso qui n’a jamais cessé de réactiver ce qui l’avait nourri : « Je me souviens qu’en 1988 nous sommes sortis profondément impressionnés de la fameuse exposition du Dernier Picasso au Centre Pompidou. (…) Son entêtement à faire et défaire les tableaux, enchaînant les variations autour d’un même sujet, les cuisinant sans néanmoins parvenir à en titrer une réponse véritablement, me semblait alors l’essence même du travail artistique. » Puis, après avoir évoqué Cézanne (reprenant Manet) ou Bacon (reprenant Van Gogh), Blutch évoque, dans la même phrase, « la spectaculaire planche de Giraud parue dans Pilote réinterprétant (blueberryfiant) le Pied-tendre de Lucky Luke », comparant ces travaux à ce qu’un John Coltrane pouvait tirer, par accumulation de versions trouvant au jour le jour leur autonomie (prenant leur envol), d’un standard comme My Favorite Things. Ce n’est pas un hasard, si on passe si vite à la musique — et précisément à celle-ci où le principe de jeu est recréation (et non simple exécution).

Comment déchiffrer ce que Picasso a accompli en peignant sa propre version des Ménines (par exemple) ? A-t-elle à voir avec l’idée de pastiche — d’hommage, de relecture, de prédation sauvage ? Il y a sans doute un peu de tout ça et, en même temps, quelque chose d’autre, bien plus complexe à saisir. Cézanne était dans le vrai quand il rapportait à Vollard dont il tentait d’achever le portrait (ce jour-là, deux points blancs sur la main du sujet restaient encore non-recouverts de peinture) : Si ma séance de tantôt au Louvre est bonne, peut-être demain trouverai-je le ton juste pour boucher ces blancs.

Dans ses Variations, Blutch reprend de son trait si singulier (reconnaissable d’emblée, mais en permanence remis en jeu par d’authentiques prises de risque) des planches de bande dessinée franco-belge et italienne (produites essentiellement entre la fin de la seconde guerre mondiale et les années 1980 — une seule exception, la dernière, d’après Goossens, date de 2016). Ce faisant, il les trahit au moins autant qu’il leur témoigne, avec humilité, le plus grand respect. Le mot clé si l’on désire mettre à nu ce qui donne chair à ces variations pourrait être reconnaissance(s) – à prendre aussi bien dans de sens de gratitude que d’exploration (ou même d’aveu). On pourrait légitimement parler de variations sur « à un tel — ou une telle (Claire Bretécher, l’unique) — l’auteur reconnaissant. » Une fois la lecture achevée, le lecteur s’amusera à répondre à ses propres questions, plus ou moins « tordues » : de « que reconnaissez-vous-là de ce que vous connaissiez déjà ? » à « êtes-vous reconnaissant de ce que l’auteur a fait pour que vous vous y reconnaissiez ? »

Si Picasso se mesure à des chefs d’œuvres attestés à la fois par l’académie et par ses contemporains (ceux qu’on nommait encore — heureux temps — les « modernes ») ; si (pour faire une nouvelle virée côté musique) Stravinsky rejoue — dépassant l’idée de remettre au goût du jour en relançant les dés à sa manière inimitable — quelques « classiques », de Machaut au jazz ; Blutch, en ces trente variations, nous fait passer, sans hiérarchiser quoi que ce soit, de planches parmi les plus fameuses (de vrais standards) à d’autres plus qu’oubliées pour qui ne les aurait pas mémorisées dans ses jeunes années. Il met ainsi en évidence ce que toute forme d’anthologie révèle (car cette brève suite de variations est de cet ordre — déplacez le « h » si vous voulez pour obtenir « hantologie », cela vous semblera peut-être encore plus clair) : une indiscutable affirmation de soi en forme de questionnement, non sur ce choix (ses raisons, ses intentions dont on se moque, au fond), mais sur ce qui rend perplexe l’auteur et qu’il est inutile de remettre en cause si on veut dialoguer, par la lecture, avec le dessinateur (peu importe que certaines planches originales — certains modèles à copier avec toutes les « fautes » nécessaires — vous semblent, de manière plus ou moins définitive, mineures, voire médiocres, alors que d’autres continueront longtemps de vous faire frissonner de bonheur). Pour les amateurs de nombres remarquables, trente, c’est trente-et-un (le nombre de sons, par exemple, d’un Tanka, forme poétique majeure du Japon ancien) moins un. On imagine alors une planche absente qui ne serait pas la même pour tous et dont la découverte serait de l’ordre de la révélation d’un lien inattendu. Dans une récente émission radiophonique, Blutch dit clairement qu’il n’admet pas qu’un autre que l’auteur ait le dernier mot. Pourtant, c’est bien ce jeu d’échanges sans fin entre nous qui fait que le livre reste vivant (on peut aussitôt ajouter — cette nouvelle affirmation valant bien la première — que, quand ça marche, il n’y ne peut y avoir de dernier mot).

Dégagé de tout souci de contenu, cet album est donc avant tout exploration par Blutch, en grande forme, de son propre trait — de ce qu’il apporte, par un savant mélange de maîtrise et d’ouverture, d’autrement plus décisif qu’un honnête supplément (stylistique ou autre). Aussi la lecture de Variations n’est pas nécessairement de l’ordre de la relecture de ce que nous avons (ou non) mémorisé : elle serait même le plus souvent de découverte, non de ce que l’on aurait plus ou moins inconsciemment oublié (ou plus simplement ignoré), mais de ce qui va soudain nous frapper par son innocence retrouvée (mot des plus difficiles à employer, j’en suis conscient, avec un tel auteur ; cependant, s’il se s’agit pas ici d’ingénuité, il y a, de manière évidente, un surgissement manifeste du présent qui a don de relancer notre rapport à l’histoire : la dépoussiérant, la rafraîchissant, en déhiérarchisant les icônes, etc.).

On se trouve alors un peu comme devant une autobiographie : le dépôt d’un moi qui ne serait pas composé d’anecdotes plus ou moins complaisantes (propres à éveiller la complicité du lecteur), mais de relevés, de transcriptions (au sens aussi bien musical), exprimés par une main inventive et précise, de regards portés à la fois sur l’autre et sur soi — l’un et l’autre au travail.

Site officiel de Dargaud
Chroniqué par en octobre 2017