#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Cette semaine, on va essayer d’explorer cette question épineuse de savoir ce qui constitue un succès. C’est parti !
Dans un entretien accordé aux Echos en février 2020 à l’occasion de la publication du rapport Racine, l’éditeur Vincent Montagne expliquait : « Notre métier repose sur une économie de l’offre, et donc une économie du succès, où le lecteur est souverain. » [pour rappel, Vincent Montagne, c’est le boss de Média Participations (soit DupuisDargaudLe LombardKana-etc.), et actuellement le président du Syndication National de l’Edition (SNE)] De fait, cette idée se retrouve dans les éléments qui sont fournis année après année pour juger de la santé du secteur dans les pages de Livres Hebdo : on a une estimation pour l’ensemble du marché (et de ses principaux segments), et un top des meilleures ventes. Voici d’ailleurs la structure globale de ces tops 50. Pour des questions de lisibilité, je me suis limité aux positions 5 / 10 / 15 / 20 / 25 / 30 / 35 / 40 / 45 (en dégradé de bleu vers le vert) entre les titres classés #1 et #50 (en rouge).

Ces graphiques soulignent bien le caractère exceptionnel du mastodonte que peut être un Astérix (tous les points au-dessus d’un million d’exemplaires), mais difficile d’en tirer beaucoup plus : grosse dispersion vers le haut, relative stabilité en bas, et c’est tout. (ah, si, bien sûr, 2021 y confirme son statut d’exception, puisque sur 2003-2020, la moyenne des ventes du titre classé 50 est de 51 300 exemplaires. en 2021, la 50e meilleure vente était de 124 800 exemplaires, soit plus du double)

D’autant plus que, selon Vincent Montagne : « Pour schématiser sur dix titres, vous en avez un dont l’auteur va très bien gagner sa vie, deux ou trois qui arrivent à équilibrer et cinq ou six avec lesquels l’éditeur perd de l’argent. » C’est une réalité qui est souvent rappelée dans l’édition, même si ici Vincent Montagne omet de dire qu’il y a aussi des situations dans lesquelles l’éditeur gagne de l’argent, et parfois même beaucoup. Un excès de modestie, probablement.
Rappelons aussi que le fait que l’éditeur perde de l’argent sur certains des titres fait partie de la manière dont fonctionne le système dans son ensemble — ou, comme disent les anglais, « it’s not a bug, it’s a feature ». Tout le savoir-faire d’un éditeur se trouve dans cette gestion basée sur la mutualisation des risques : sa martingale, si l’on peut dire, c’est justement de lancer ces 10 titres sachant que l’ensemble de l’opération sera bénéficiaire au final. [Exemple hypothétique: dix livres, financés chacun à hauteur de 100€ — soit un investissement total de 1000€ pour l’éditeur. si un livre rapporte 1000€, deux s’équilibrent en rapportant 100€, et les 7 autres ne rapportent que 10€… l’éditeur remporte au final 127% de sa mise.] Par rapport à cet état de fait, il y a plusieurs approches, qui relèvent essentiellement de la philosophie de chacun : viser la maximisation des bénéfices, faire exister certains livres, soutenir tel ou tel auteur, construire un catalogue cohérent, etc. Bref en fonction des objectifs et des attentes, la notion de « succès » peut donc grandement varier. Illustration avec quelques(rapides) études de cas.
En 2006, on pouvait lire : « la rentabilité est difficile à atteindre, commente Claude de Saint-Vincent. Le point mort d’une BD d’un auteur peu connu s’établit autour de 10 000 exemplaires, contre 2 500 en littérature générale. » Oui, mais… à ce constat de l’homme qui dirigeait alors Média Participations, répond celui d’Etienne Robial, à l’époque où il était à la tête de Futuropolis (et rapporté dans l’ouvrage Un objet culturel non identifié, de Thierry Groensteen) : « Je publie certains bouquins à 500 exemplaires et ils sont rentables. Le grand public ne les voit jamais, ne sait même pas qu’ils existent, et pourtant ils sont épuisés dans les huit jours ! Quand j’ai fini de payer les auteurs, il me reste de l’argent en main. »
Ces deux positions radicalement opposées illustrent une fois de plus combien il n’existe pas une réalité du marché de la bande dessinée, mais des réalités très contrastées qui cohabitent… et qu’il est donc important de garder à l’esprit. En fait, chacun décrit avant tout la réalité qu’il pratique au quotidien, et certains peuvent avoir tendance à « oublier » qu’il en existe d’autres… c’est humain, et ça arrive dans tous les domaines. Sans compter que certaines révélations se font dans un cadre particulier, de réaction à tel ou tel sujet, et qu’il faut donc prendre les choses avec le grain de sel de rigueur. Parce que l’enthousiasme, la passion, toussa quoi. La mauvaise foi aussi, parfois.

Sur le sujet, je voudrais attirer votre attention sur deux articles des Echos absolument passionnants, qui remontent à juin 1996 et qui traitent du lancement de « L’Affaire Francis Blake », premier album du reboot de Blake et Mortimer par Média Participations. Le premier souligne que « Dargaud réussit un joli coup avec L’Affaire Francis Blake« , alors que « le seuil de rentabilité de l’opération se situait autour de 250.000 exemplaires ». Oui, vous avez bien lu. Et coup de chance, il y avait un autre article, paru plus tôt dans l’année, qui expliquait pourquoi. Je vais rentrer dans les détails.
Cette « opération hors du commun » cumule en fait plusieurs enjeux : à la fois rentabiliser l’acquisition des sociétés qui éditaient la série (Studio Jacobs + Editions Blake et Mortimer), mais aussi le reboot lui-même annoncé en grande pompe. Attention, tous les montants sont donnés en francs. vu que le combo [conversion + inflation] est super risqué, on va rester sur ce qui est indiqué dans l’article. Juste pour référence, en 1996, un Blake et Mortimer était vendu 94FF. Je vais aussi laisser de côté la question de la rentabilisation de l’acquisition, comme le fait d’ailleurs l’article : « l’investissement ne se justifie «que par la perspective d’un nouvel album tous les deux ou trois ans, la sortie de dessins animés et de produits dérivés». » (il y a donc aussi de l’audiovisuel, avec à nouveau tout plein de millions investis, et le teasing d’un long métrage La Marque Jaune qui ne s’est pas concrétisé depuis. et des produits dérivés, avec « un programme massif d’objets aux couleurs de Blake et Mortimer »)
Mais revenons à la bande dessinée. On indique « les frais de réalisation et de lancement du nouvel album (3 millions) et les quelque 4 millions de francs consacrés par «Télérama», qui a publié l’histoire en avant-première, à sa propre promotion. » En gros, on a un partenariat avec Télérama, qui correspond à un complément de campagne publicitaire (l’accord pouvant se baser sur un échange de visibilité, donc sans forcément qu’il y ait rémunération de Dargaud par Télérama pour la prépublication). Rien que du côté des fonds engagés par Dargaud, on a donc 3 millions de francs. On connaît les graphiques habituels de la répartition du prix du livre, avec généralement 20 % du prix hors-taxe qui revient à l’éditeur (vous connaissez mes réserves par rapport à ces graphiques, mais pour cette fois-ci, on va s’en contenter histoire de ne pas se lancer dans des considérations inutiles par rapport à notre sujet). Juste pour vérifier : avec un prix TTC à 94FF, Dargaud récupère 15,67FF par exemplaires vendus, ce qui fait qu’il faut écouler autour de 192 000 exemplaires pour récupérer les 3 millions de francs de mise initiale, à la louche.
Ce qu’illustre ce rapide calcul, c’est que le « point mort » d’un livre donné dépend fortement des ambitions que peut nourrir un éditeur à son égard… et des investissements qu’il va faire.

Pour terminer, je voudrais saluer la transparence dont fait preuve l’ami Serge Ewenczyk chaque année, quand il publie son bilan de l’exercice passé sur le blog des éditions çà et là. Comme par exemple en 2019 : « le discours officiel reste euphorique et qu’en cette année 2020 de la bd, la presse se fait l’écho de la progression continue du chiffre d’affaires du secteur. Cependant, les données qui circulent entre professionnels évoquent une réalité plus contrastée (doux euphémisme), avec la moitié des nouveautés qui se vendraient à moins de 1 000 exemplaires et 80 % à moins de 5 000 exemplaires. » Alors oui, chaque année, on salue les poids lourds de la rentrée littéraire, avec leurs tirages mirobolants, comme par exemple l’année dernière.

Un peu de contexte au passage, rappelons que dans ses rapports d’activité, le SNE indique pour ces dernières années un tirage moyen (pour l’ensemble du livre) à… 6600 exemplaires. On est donc loin de ces sommets. Côté bande dessinée, sur 2017-2019, plus des 4/5e des 5000 nouveautés de l’année ne dépassent pas ces fameux 6600 exemplaires vendus au 31 décembre, confirmant les chiffres évoqués par Serge. Notez que cette proportion se retrouve globalement chez les grands éditeurs : sur la même période, pour le quatuor Média ParticipationsGlénatDelcourtMadrigall, 77 % des nouveautés de l’année sont en-deçà des 6600 exemplaires vendus au 31 décembre. (ce qui permet de rappeler une réalité importante : les petits éditeurs n’ont pas le monopole des « petites ventes », loin de là, puisque ce sont au contraire les grands éditeurs qui y sont — également — majoritaires. à méditer)

Pour les éditions çà et là, le bilan 2021 est plutôt positif : « En ce qui concerne les chiffres, en bref, nous faisons une bonne année, avec des ventes en librairies légèrement meilleures qu’en 2020, qui était déjà une année remarquable. » Et de préciser, un peu plus loin : « Les ventes moyennes de nos nouveautés sont passées de 1264 exemplaires en 2018 à 1571 ex en 2019 et 1755 ex en 2021. » (et rappelez-vous, « nous faisons une bonne année ») Pour rappel, les éditions çà et là ont été fondées en 2005. comme quoi, on peut tenir 17 ans (et beaucoup plus, on l’espère) sur une économie qui n’a rien à voir avec celle des plus grands éditeurs. et c’est tant mieux. Donc la prochaine fois que vous voyez un éditeur se réjouir du bon démarrage de l’un de ses poulains, rappelez-vous que cela ne signifie pas forcément qu’il est en train de faire concurrence au dernier Astérix. Peut-être que, tout simplement, les ventes de cette nouveauté sont suffisamment encourageantes pour lui permettre d’envisager de continuer à faire exister des ouvrages qu’il/elle juge important de nous faire découvrir. Et c’est déjà beaucoup.

Dossier de en mai 2022