Caricature

de

Deux albums sont à l’origine du choc Clowes en france : Comme un gant de velours pris dans la fonte, paru chez Cornélius, et surtout l’incroyable Ghost World, édité par Vertige graphics.
Le choc Clowes, c’est un univers glacial et malsain — souvent comparé à celui du cinéaste David Lynch — qui a toujours un air de fin du monde. C’est Rackham qui poursuit l’édition française du monstre américain, avec ce recueil d’histoires courtes parues pour la plupart dans la revue Eightball, sous le titre générique de Caricatures.

L’univers de Clowes est bien loin du monde idyllique de Beverly Hills, c’est un univers décalé et trouble, qui met en scène les paumés de la poubelle blanche américaine et qui se constitue en un portrait halluciné d’une amérique fantôme. « Caricatures » est le titre du premier récit proposé et aussi celui de l’ensemble du recueil, et ce titre-programme ne se dément pas le long de ces 9 histoires pratiquement toutes en noir et blanc.
Dan Clowes propose un regard déformé sur des personnages en quête d’existence, errant dans la ville comme dans la vie. Le trait volontairement raide et figé de l’auteur américain, semble souligner l’inadaptation de ses personnages au réel, comme — justement — des caricatures d’êtres dans un monde fonctionnel.
Le décor chez Clowes est tracé à la règle, et les personnages semblent se cogner contre l’impeccable géométrie de la ville américaine, une ville sans âme et sans rondeurs, qui accentue l’aspect décalé de ces personnages macrocéphales, tant il est vrai que seule la tête travaille chez eux.

Car il n’y a pas d’action chez Clowes, juste des pensées, un récit en voix off, un long soliloque d’autiste qui raconte sa vie, ou des bribes de sa vie. Le dessin prend vite une tournure malsaine, avec son trait froid et figé ; le monde dans lequel on évolue est à l’image des sentiments des personnages : glacial.
On ne court pas chez Clowes, on ne s’agite jamais, on déambule ou plutôt on erre dans de grandes cases vides, désertées par l’émotion. Tout passe par l’économie des moyens : pas de plans compliqués, refus des plongées ou contre-plongées, le lecteur reste désespérement à hauteur d’homme, avec quelques gros plans dérangeants sur des gestes ou des visages de face, sans expression.
Cases immobiles, personnages figés, Clowes privilégie l’introspection, le soliloque, refuse souvent le jeu du dialogue, en limitant les bulles et généralisant la voix off. C’est elle qui prend en charge le récit, en transformant et en refusant le réel.

Une réalité qui devient rapidement un lieu du cauchemar comme dans cette histoire du type qui ne peut payer un coiffeur et à qui on prend les chaussures en otage : la banalité se transforme en étrange balade nocturne onirique dans un passé qui refuse de disparaître, avec ses rapports familiaux troubles et déshumanisés.
La limite du réel, chez Clowes, c’est le cauchemar qui pointe : un cauchemar qui arrive sans prévenir ou qui est appelé des voeux du héros comme dans ce récit d’Halloween, où un adolescent trop vieux pour se déguiser, met un masque de monstre pour visiter son quartier et s’y perdre. C’est donc un monde de freaks, de monstres physiques et moraux, de dessinateurs perturbés ou de gynécologues effrayants, où même la figure de super-héros n’est pas épargnée, ultime fantasme infantile d’un monde perdu.
Car ici, les hommes sont sans ombre : ils sont définitivement seuls, dans de longs et dépressifs soliloques, sans jamais un contact avec l’autre. Les adolescents, par exemple, dans plusieurs histoires, sont toujours solitaires et ombrageux.
L’empathie n’existe pas chez Clowes, et la jeune fille sans âge (15 ou 22 ans ?) ne recherche aucune amitié avec le caricaturiste de la première histoire, juste une victime pour son mal-être. « Pourquoi fais-tu les gens aussi laids » demande, dans le même récit, la mère au dessinateur minable. Sans doute parce que Clowes le pessimiste s’intéresse avant tout aux paumés du rêve américain.

Tous les héros de Clowes semblent issus de la marge de la société, à moins, que cette société-là ne soit plus autre chose qu’une immense marge, où le groupe s’est dissout, où l’individu se trouve forcément en butte au monde.
Alors, la comédie humaine de Clowes se compose de loosers en tout genre : vrp du dessin, otaku qui vit de manière obsessive en 1966 — l’année de sa naissance, adolescents sans amis, sans amours … Toute la poubelle blanche est là.
Les personnages s’écoutent parler, bâtissent des monologues monomaniaques, n’arrivent pas à communiquer. Colocataires, amis d’enfance, famille, tous sont des tarés qui semblent survivre dans une société dissoute, côte à côte, sans jamais se rencontrer.

Dès lors, Clowes va situer tous ses récits dans un même non-lieu de l’Amérique blanche : nous sommes dans des villes de province sans nom lorsque nous suivons le caricaturiste, dans des banlieues anonymes avec un gamin le soir d’Halloween, sur une plage déserte dans un récit d’adolescence, ou dans des centre-villes absurdes, occupés par des statues de la République invraisemblables. Et c’est la nuit, évidemment.
Les paumés de Caricatures errent dans des rues vides, dans une vacance totale. Les lieux n’ont pas d’horizon ici, car on y est enfermé. Une case montrera un nuage de vapeur englobant des clochards qui dorment. Les personnages de Clowes sont des s.d.f. qui se sont égarés dans le brouillard.
Derniers déchets de la contre-culture, ils ne sont plus emblématiques de rien, sinon d’une société qui s’est perdue. Ados rebelles d’aucune cause, dessinateurs et peintres sans art, ces caricatures de la culture américaine ne sont pas punks même si elles jouent à l’être : le « no future » des Pistols est remplacé par la « no-wave » de Sonic Youth. Ni avenir ni présent, le monde est une série b qu’on subit à la télé, en attendant, comme dans l’histoire intitulée « Green Eyeliner », qu’un improbable événement vous propulse à Hollywood.

Le regard de Clowes sur ces monstres que sont ses contemporains, sur lui-même, sur ce « white trash » qui l’entoure, va transformer Caricatures en une sorte de portrait halluciné d’une Amérique fantôme.
Derrière la réclame continuelle d’une société de divertissement, Clowes montre une réalité dépressive : sexe, drogue et rock’n’roll ? Le sexe n’est qu’un acte gynécologique, que l’on mime, allongé seul sur son lit, que l’on rêve ado, et qu’on pratique avec mauvaise conscience avec une fille dont on ne saura jamais si elle est majeure ou pas.
La drogue ne sert à rien, sinon à souligner le cauchemar de nos vies, de nos enfances vides, et à mieux nous plonger dans les égouts de nos existences, et d’ailleurs, les hallucinations viennent sans elle. Et le Rock’n’Roll n’est que le blues urbain d’une Amérique blanche définitivement dépressive.

L’univers de Clowes est autiste, il ignore l’autre, qui d’ailleurs n’existe sans doute pas, et est marqué par une indépassable solitude. Clowes avait intitulé un précédent ouvrage Ghost World : toute son oeuvre semble être le portrait de ce monde fantôme, entre dépression et suicide, autisme et folie hallucinante. Lire Clowes ne peut laisser indifférent, et dès la première image, dès ce premier dessin froid et malsain, on sait qu’on est foutu et qu’on en sortira pas.

Site officiel de Rackham
Chroniqué par en décembre 2000