Daniel Clowes

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Si l’invitation de Daniel Clowes au Festival d’Angoulême était déjà un événement en soi, elle était d’autant plus symbolique qu’elle marquait en quelque sorte le retour de l’auteur américain au monde de la bande dessinée. Avec la publication de Mister Wonderful dans les pages du New York Times entre Septembre 2007 et Février 2008, et sa participation au monumental Kramers Ergot 7, il y avait bien longtemps que l’on n’avait pas eu l’occasion de retrouver l’auteur de Ghost World.

Xavier Guilbert : La plupart des auteurs américains que j’ai pu rencontrer mentionnent toujours les frères Hernandez comme l’une des raisons principales pour laquelle ils font de la bande dessinée alternative aujourd’hui. Est-ce le cas pour vous ?

Daniel Clowes : Je suis en effet redevable des frères Hernandez. Ils étaient vraiment les premiers pionniers de ma génération. Crumb et les autres avaient débuté durant les années soixante, et faisaient partie intégrante de la culture hippie. Vous savez, ils étaient vendus dans les Coffee Shops, et c’était une sorte d’à-côté de la drogue, ce n’était pas considéré comme de la littérature. Et puis les frères Hernandez ont débarqué quinze ans plus tard, et ils ont décidé de faire de la bande dessinée comme ils le voulaient — il n’existait pas de marché pour cela, et personne n’aurait pensé que qui que ce soit voudrait lire des histoires avec des adolescents Latino à Los Angeles. Mais ils l’ont pourtant fait, et ça a marché, et les gens ont commencé à se rendre compte qu’ils étaient très talentueux. C’était très encourageant pour moi, le fait que l’on puisse vraiment faire ce que l’on voulait faire. Et bien sûr, je les connais depuis très très longtemps, et j’ai toujours ressenti une certaine affinité avec les auteurs de cette génération.

XG : Comment a débuté votre carrière d’auteur de bande dessinée ?

DC : J’ai tout d’abord commencé par une école d’art. Il y avait — on ne pouvait pas aller dans une école de bande dessinée, il n’y avait rien qui s’en approchait, même de loin. Je pensais alors que le mieux pour moi serait de vivre à New York, qui était le centre du monde de l’édition. Et je n’étais jamais allé à New York, mais je pourrais alors être proche du monde de la bande dessinée, et — et je me suis dit qu’en école d’art, je pourrais apprendre le dessin, ce genre de choses. Mais bien sûr, quand je suis arrivé en école d’art, on était vers la fin des années soixante-dix et les gens ne faisaient que de l’art conceptuel, et on avait ces devoirs où l’on apportait un tas de kleenex usagés comme œuvre d’art. Alors que moi, je voudrais apprendre le lettrage et tous ces autres trucs vieillots que plus personne ne fait vraiment. Ce qui fait que j’ai dû apprendre tout cela tout seul. Mais c’était aussi un très bon endroit pour avoir le temps d’expérimenter et d’essayer de trouver ce que je voulais faire. Et par chance, au lieu de me retrouver aspiré dans le monde de — le monde de l’art de l’époque, en suivant le mouvement, je me suis retrouvé encore plus décidé à faire l’inverse, et donc de faire mon propre comic book.

J’avais quelque chose comme vingt-deux ans, et j’essayais de trouver du travail comme illustrateur, sans aucun succès. Les gens me disaient «oh, on dirait de la bande dessinée». Ce qui fait que durant mon temps libre, et plutôt que de me mettre la tête dans le four, j’ai décidé de dessiner mon propre comic strip, et j’ai créé le personnage de Lloyd LLewellyn, comme ça — je trouvais drôle qu’il y ait autant de «L» dans son nom, c’était là toute l’étendue de la profondeur du personnage. Je l’ai dessiné pendant trois ou quatre mois, et quand j’ai terminé, je me suis demandé ce que j’allais faire avec. Cela faisait plusieurs années que je n’avais pas mis les pieds dans une librairie de bande dessinée, alors je me suis rendu dans une et j’y ai trouvé quelques comics et l’un d’entre eux était Love & Rockets, le numéro 3 ou 4. Ça avait l’air intéressant — je ne l’ai même pas lu, je l’ai juste ramené à la maison, j’ai recopié l’adresse de l’éditeur et je leur ai envoyé. Et quelques mois plus tard, voilà que je reçois un coup de téléphone de Fantagraphics qui me disent : «nous voudrions que vous fassiez un mensuel». A l’époque, j’espérais simplement un retour, je pensais qu’ils me diraient «continuez à travailler, un jour vous serez publié». Je n’étais pas prêt pour un mensuel. Bien sûr, j’en rêvais, mais ça m’est arrivé huit ans trop tôt.

XG : C’est à partir de là que vous avez fait Eightball ?

DC : En fait, j’ai fait six numéros de Lloyd Llewellyn très rapidement, et mon éditeur n’était pas satisfait des ventes, et la publication a été suspendue. Ce qui représentait des mauvaises ventes à l’époque — ce serait aujourd’hui la deuxième meilleure vente de Fantagraphics, pour vous donner une idée de la superbe manière dont le marché de la bande dessinée a évolué aux Etats-Unis, au point qu’un échec en 1985 serait un énorme succès aujourd’hui. J’étais un peu déçu, et j’ai passé quelques années à travailler pour une pâle imitation de Mad Magazine qui s’appelait Cracked Magazine, et qui faisait partie de la lie de l’édition. J’ai un ami qui était le directeur artistique de Cracked Magazine, et après avoir travaillé vingt ans là-bas, il a essayé de trouver du travail, et même les revues pornographiques ne voulaient pas de lui, il n’y avait rien de plus mauvais.
Et puis est venu le moment de décider si je voulais continuer à faire de la bande dessinée ou non. Et je me suis dit qu’il fallait au moins essayer de se battre, et d’essayer de faire quelque chose avant d’abandonner. J’ai alors décidé de faire exactement ce que je voulais, sans m’inquiéter de savoir s’il y aurait un marché pour ça, ou si le lecteur allait me suivre. On m’avait dit «il faut avoir un personnage bien identifiable, le périodique doit porter le nom de ce personnage, c’est le seul moyen pour que les gens l’achètent». Je me suis dit que j’allais simplement faire ma propre version de Mad Magazine, mais dans une version plus grinçante et sombre. Ça a donné Eightball, qui a marché tout de suite..

XG : Eightball est d’ailleurs devenu votre principal outil de publication, non ?

DC : Je pense que quasiment tout ce que j’ai pu faire de notable a été publié dans Eightball, au fil des années. C’est très troublant pour un public européen — en fait, ça l’est aussi pour un public américain, d’essayer d’expliquer : «eh bien, il y a ces livres, mais ils étaient au départ publiés dans ces comics, mais maintenant ils sont en recueils mais ils ont été légèrement modifiés». C’est n’importe quoi.

XG : Votre premier récit conséquent — et le premier livre de vous que j’ai pu lire, en fait — est le très «Lynchien» Like a velvet glove cast in iron. Il y a un aspect très onirique dans ce livre, presque surréaliste. Comment s’est passée sa création ?

DC : Au départ, je savais qu’il y aurait plus d’un chapitre pour cette histoire, parce que j’avais écrit «à suivre» à la fin, mais c’était simplement parce que je n’arrivais pas à trouver de conclusion. Je m’étais dit que je trouverais bien quelque chose plus tard. Je pensais que ça durerait peut-être deux ou trois chapitres, mais je n’avais pas vraiment d’idée précise. Et le récit a littéralement envahi ma vie, il a commencé à vivre de lui même, et s’est mis à enfler, avec encore et encore plus d’idée, et subitement mon cerveau était plein de l’univers de ce récit, et je voulais le faire durer toujours. Cependant, à un certain moment, des gens ont commencé à me dire qu’ils ne comprenaient plus ce qu’il s’y passait, et qu’ils voulaient le lire dans son ensemble, et que les choses étaient devenues si compliquées qu’ils avaient arrêté de le lire. Je me suis dit qu’il fallait conclure tout ça, et j’y ai mis fin après dix épisodes. Et c’est — je ne sais pas trop, c’est une histoire donc je suis très fier, même si je sais que c’est complètement fou à lire pour la plupart des gens. Chaque fois que je m’y penche, je me dis — je sais ce qui s’y passe, mais comment quelqu’un d’autre pourrait-il ? C’est très profondément personnel. J’étais en train d’expérimenter, et de voir à quel point je pouvais être personnel, jusqu’où je pouvais aller dans mes fantasmes et mes idées et mes rêves, tout en réussissant à ce que des gens continuent à comprendre ce dont je parlais, et à se sentir impliqués.

XG : Au contraire, Ghost World est très différent — on y trouve très peu d’éléments fantastiques, et je trouve que vous y capturez parfaitement le malaise de l’adolescence, et la dureté du regard que portent ces jeunes filles sur le monde qui les entourent.

DC : Je voulais simplement — ces personnages me sont venus d’un coup. Au départ, j’avais l’idée de faire un tout autre genre d’histoire, cela devait être une sorte de récit futuriste dans l’espace, elles étaient sur une autre planète, où tout le monde portait des toges, etc. J’ai encore toutes ces notes auxquelles je ne comprends plus rien, mais … Mais j’ai créé ces deux personnages, et soudain elles étaient devenues réelles et elles devaient évoluer dans un monde réel, sans aucun élément fantastique. C’est donc devenu quelque chose de très différent, sans que j’ai l’impression de contrôler cette histoire. J’ai manipulé légèrement les événements, en faisant en sorte que l’une d’elles aille à l’université ou essaye d’y aller, et pas l’autre, mais c’est vraiment le seul élément narratif que je leur aie imposé. Je voulais simplement qu’elles vivent, qu’elles vivent leur vie comme elles devaient le faire durant cet été crucial de leurs vies après le bac.

XG : D’où vient le choix de la bichromie en bleu électrique du livre ? Cela donne une impression de — de distance, peut-être, ou de froideur.

DC : Mon idée à l’origine était — je me souviens de mon adolescence, à l’âge d’Enid, je me souviens de promenades et d’être surpris par — j’habitais à Chicago, et si vous vous promeniez le soir vers six heures, vous auriez remarqué que tout le monde était rentré du travail et avait allumé leur télévision. Et cela donnait cette sorte d’ambiance sombre et sans couleur à l’extérieur, et à l’intérieur il y avait cette lueur bleue. Les gens avaient pour la plupart des écrans noir et blanc à l’époque. Cela donnait cette ambiance bleutée très particulière qui m’a toujours hanté. C’est une image très forte de mon adolescence, à dix-huit ans, l’une des images auxquelles je repense. Et je voulais capturer ça, je voulais que tout donne l’impression de baigner dans cette lueur.

XG : Pensez-vous que votre expérience avec Hollywood a changé votre manière d’aborder la bande dessinée ?

DC : Je pense qu’elle m’a permis de mieux apprécier ce contrôle total. C’était quelque chose encore plus important pour moi dans le passé, que ce soit sur le contenu ou sur — vous savez, simplement le genre de choses que l’on peut faire dans une bande dessinée et que personne ne pourrait vous permettre dans un film. Mais j’ai aussi apprécié — si j’écris un scénario pour un film et que je le donne à un réalisateur, il peut faire un bon travail ou un mauvais travail, mais ce ne sera jamais ce que j’avais imaginé en écrivant ce scénario. Et c’est toujours frustrant, que ce soit bon ou mauvais, c’est toujours un peu … c’est juste que j’ai une manière de tout visualiser, et de ne pas le voir retranscrit de cette manière, ce n’est pas satisfaisant. Dans une bande dessinée, je peux procéder comme je le veux. Et c’est quelque chose que je n’avais jamais apprécié à sa juste valeur, les petites nuances et les expressions, dont on oublie souvent qu’elles font partie de ce qui fait la narration. Cela m’a donc fait réaliser cela.
J’ai aussi beaucoup appris par le cinéma sur la manière de soutenir l’attention d’une audience, et les choses qui — j’ai appris à être beaucoup plus drastique à éliminer les choses qui ne sont pas vraiment nécessaire pour raconter l’histoire … j’ai appris que si l’on laisse trop de choses qui ne sont pas nécessaire, elles finissent par être une distraction. Quand on regarde un public regarder un film, c’est quelque chose qui se voit très clairement. Quand on fait de la bande dessinée, on n’a jamais d’interaction avec ses lecteurs durant leur lecture, et c’était bien de bénéficier de ça.

XG : Et maintenant, vous êtes de retour dans la bande dessinée.

DC : Oui.

XG : Je dois être la centième personne à vous demander ça — Mister Wonderful, c’est la première chose que vous avez fait en quoi, quatre ans ?

DC : La première chose publiée. J’avais fait — j’ai passé près d’un an de ma vie à travailler sur un long livre qui faisait partie de mes projets, et j’avais dessinée quelque chose comme les dix premières pages, et c’est alors que j’ai appris que j’avais un problème cardiaque très sérieux. J’ai été très malade, j’ai dû subir une grave opération chirurgicale et je n’ai pas pu travailler pendant presque un an. Pendant entre six mois et un an, je ne pouvais pas travailler, je ne pouvais même pas m’asseoir, mais quand je me suis finalement remis, je me suis sentis mieux que j’avais été depuis — depuis dix ans. C’était un problème qui s’était aggravé au fil des ans, et miraculeusement je me sentais bien. Et je me suis penché sur ce projet sur lequel j’avais travaillé, et brusquement c’était la dernière chose que je voulais faire. J’ai tenté de m’y remettre, j’ai passé quelques mois à essayer de travailler dessus, et j’ai — je l’ai simplement mis de côté, c’est dans un carton, je n’y même pas jeté un regard depuis. C’était en 2006, et je me suis dit qu’il fallait que je commence quelque chose de nouveau. Et puis le New York Times m’a contacté avec cette idée de faire un comic strip, et j’ai trouvé l’idée de Mister Wonderful. Cela m’a donné l’occasion de me replonger dans des choses plus courtes. Et depuis que j’ai terminé, j’ai travaillé sur un récit plus court — je ne veux pas appeler ça une «graphic novel», parce que ça ne serait pas vraiment une bonne description, mais c’est une récit d’environ 75 pages.

XG : Qui sera publié en une seule fois ?

DC : Je pense. Oui, c’est l’idée. Plus personne ne — personne ne veut plus vendre de comic books aux Etats-Unis, c’est un format obsolète. Comme il ne doit pas coûter cher, les gens s’attendent à ce qu’ils aient — un bas prix. Mais les librairies ne gagnent pas grand-chose avec eux, ce qui fait qu’elles n’ont aucun intérêt à en faire la promotion. Je pourrais le faire dans ce format, mais j’ai l’impression que son temps est révolu, ce serait plus une affectation plus que … j’ai toujours voulu reproduire, vous savez, les comics books de mon enfance. Et maintenant, j’ai l’impression que je veux encore faire quelque vieux truc qui n’existe plus, ce qui fait qu’il me faut changer ma manière de faire de la bande dessinée, et de la présenter, j’imagine.

XG : C’est un phénomène très présent sur le marché américain. Les frères Hernandez ont complètement transformé Love & Rockets, j’avais rencontré Charles Burns l’an dernier qui fait aussi quelque chose de plus long… cela signifie-t-il la fin de Eightball, en pratique ?

DC : Je ne dirais pas forcément cela, parce que je peux encore trouver une autre façon de le faire. Vous savez, avec quelque chose qui ne serait pas tout-à-fait un comic book standard, mais je suis sûr — je doute jamais refaire un comic book noir et blanc, de 32 pages et de ce format. J’imagine peut-être faire quelque chose de plus grand et de plus luxueux, qui aurait une autre présence.

XG : Un peu comme les deux derniers numéros de Eightball ? Qui étaient indépendants, et très spécifiques dans leur construction et leur structure ?

DC : Tout-à-fait. Et vous savez, j’avais l’intention de continuer à travailler de cette façon, mais tout le monde … je veux dire, les gens les achetaient sous forme de comic book pour très peu cher, et quand j’essayais de les transformer et d’en faire un livre, on me disait : «c’est trop — vous savez, j’aurais pu l’acheter $7, et maintenant c’est à $14 et …» Sans penser que n’importe qui d’autre aurait choisi de ne pas faire le comic book, et qu’ils auraient bien sûr eu à payer les $14. C’est devenu compliqué, les gens ne comprenaient pas vraiment la différence entre les deux, et je pense que désormais, c’est mieux de se limiter à un format et de planifier en conséquence. Mais c’est triste, parce que j’aime vraiment l’idée du comic book. Seulement, ce n’est plus pertinent aujourd’hui.

XG : Il y a quelque chose que j’avais aussi remarqué chez Charles Burns. Dans vos premiers travaux — disons, Lloyd Llewellyn ou Like a velvet glove cast in iron, on trouve beaucoup de grotesque, ou des choses ayant trait au fantastique. Et j’ai l’impression que ces choses ont progressivement disparu, au fil du temps.

DC : Je pense que c’est vrai dans une certaine mesure. J’ai le sentiment que récemment, je suis à nouveau plus intéressé par ce genre de choses, et il s’agit peut-être de phases, pendant dix ans vous vous intéressez à quelque chose, et puis vous revenez sur un autre sujet. J’ai l’impression d’être sur le point de retourner vers ce genre de thèmes avec mon prochain projet, même si je ne sais pas vraiment ce dont il consistera.

XG : Il me semble que vous avez été très occupé avec le cinéma et des projets qui y ont trait, depuis Ghost World. Et cela a eu un très fort impact sur votre production de bande dessinée, avec seulement les deux derniers numéros de EightballIce Haven et The Death-Ray Gun publiés depuis.

DC : Oui, mais comme je vous ai dit, j’ai passé près d’un an à travailler sur ce projet que — j’essayais d’écrire ce récit très dense d’un seul tenant, et je crois que j’essayais trop de faire une «graphic novel», c’était très limitant. J’ai dû arrêter de travailler dessus. Depuis, j’ai fait de choses plus courtes. Je ne sais pas, cela n’avait pas de rapport avec le cinéma, mais plus simplement le besoin de prendre du temps pour arrêter de faire de la bande dessinée pendant un moment, et d’y réfléchir. L’idée de faire de la bande dessinée n’était soudain plus satisfaisante. J’avais besoin de comprendre à nouveau comment faire de la bande dessinée, je ne savais plus si je voulais faire des livres, je n’arrivais pas à savoir. Maintenant, je pense que j’ai un début d’idée de comment aborder cela, et j’ai plus l’impression … de voir un futur, de ce que je peux faire à l’avenir, alors que pendant un moment je n’en avais aucune idée, je ne comprenais plus le monde de la bande dessinée.

XG : Vous parliez de contrôle, c’est quelque chose de très présent dans la construction de Ice Haven. Pensez-vous vouloir revenir vers cela ? Parce que Mister Wonderful — peut-être à cause du public visé, c’est beaucoup plus linéaire, on suit simplement le personnage principal.

DC : C’est vrai, ce n’est pas aussi complexe. Je ne sais pas. Cela m’a plu de faire Ice Haven, même si ce n’est pas forcément — je suis plus attiré par trouver des personnages qui m’intéressent et de voir ce qu’ils font. Et la forme que prend le récit n’est pas vraiment un aspect auquel je réfléchis avant qu’il ne s’impose, en quelque sorte. Pour Ice Haven, mon intention était seulement de dessiner une série de strips disjoints qui n’avaient pas vraiment de chose en commun, et puis j’ai eu l’idée comme quoi ils pourraient tous se dérouler dans la même ville. Et alors que je lisais des vieux journaux du Dimanche pour m’en inspirer, j’ai réalisé que ce serait super si les personnages des différents comic strips pouvaient être inter-connectés, bien qu’ils soient dessinés différemment. Et si les gamins d’un gag venaient à interagir avec Prince Valiant, ou quelque chose de complètement — et puis l’histoire a pris une vie différente, c’était l’idée de tous ces comic strips qui interagissaient les uns avec les autres. Mais c’est le genre d’idée qu’on ne peut utiliser qu’une fois. On ne peut pas y revenir. Donc je ne me vois pas faire quelque chose du même style de nouveau.

XG : Il y a aussi l’idée de l’énigme derrière le kidnapping, dans le livre, qui lie l’ensemble en plus de l’organisation narrative des divers comic strips. D’où vient cette inspiration ?

DC : Il y a des personnages dans ce livre basés sur les meurtriers américains Leopold et Loeb. On avait surnommé l’affaire «Le crime du siècle» dans les années vingt, une sorte du procès d’OJ Simpson de l’époque. C’étaient deux adolescents très intelligents qui avaient décidé de tuer un autre garçon de leur école, juste pour voir s’ils pouvaient ne pas se faire prendre. Cette histoire m’était très particulière, parce que j’étais élève dans la même école qu’eux, soixante ans plus tard. Et leur histoire m’a hanté toute ma vie, à certains moments je me sentais comme l’un d’eux, et la plupart du temps je me sentais comme si j’étais leur victime. C’était quelque chose qui — cela m’est resté, et je voulais faire un récit dessus, mais je ne voulais pas me limiter à raconter leur histoire. Et quand j’y ai pensé, ça me sembler correspondre parfaitement, et Ice Haven était une manière de faire quelque chose avec ces personnages.

XG : Quelle a été votre réaction sur la polémique du licenciement de Nate Fisher, le professeur qui avait conseillé la lecture de Ice Haven à l’une de ses élèves ?

DC : C’était terrible, et je me suis dit — ma première réaction était que je devais dire quelque chose sur ce sujet, et puis j’ai réfléchi : «tout ce que tu pourras dire en sa défense ne l’aidera pas». Ça ne pouvait que le desservir, et j’ai décidé que le mieux que je pouvais faire, c’était de me tenir à l’écart de tout cela. Parce que sinon, les gens iraient tout de suite consulter mes autres — ils iraient voir A Velvet Glover et mes autres travaux, qui sont bien pire que Ice Haven, et ils diraient : «oh, c’est ce pornographe, il le soutient». Je ne voulais pas que les gens pensent que nous étions amis ou quoi que ce soit du genre. Je voulais que ce pauvre garçon ait une chance. Donc je me sentais très mal à ce sujet. Et c’était juste absurde. Mais j’ai entendu récemment qu’il a trouvé un nouveau poste et que tout va bien pour lui et que tout s’est bien terminé — quel soulagement.
Parce que vous savez, j’ai un enfant, et l’idée de — je sais combien il est rare d’avoir un bon professeur, l’idée qu’un bon professeur puisse être écarté pour rien est obscène. C’était juste atroce.

XG : Entre les deux éditions de Ice Haven, il y a un seul passage qui a été modifié, c’est le passage où le critique évoque votre travail. C’est une séquence chargée d’auto-dérision — était-ce juste un jeu pour vous, ou cela vient-il de l’idée de l’opposition high art / low art ?

DC : Je ne sais pas. J’ai une fascination sans fin pour les critiques, parce que je pense que j’en suis un à un certain niveau, et … et cela m’intéresse toujours, le genre de personne qui devient un critique. Donc c’était plus l’occasion de m’intéresser à ce genre de type et de voir quels sont les problèmes qu’il a à affronter, plutôt que ce qu’il avait à dire. Je voulais qu’il soit — qu’il aime mon travail. Je voulais que ce soit comme si j’avais créé le seul critique qui appréciât mon travail dans ce monde. Mais pour moi, c’est plus intéressant de prendre l’idée de ce type, et de voir quelles sont les choses qui le hantent et qui lui passent par la tête, lorsqu’il est allongé dans son lit la nuit.

XG : Ceci étant, il donne également un certain nombre d’indices et de directions à explorer à la lecture de votre travail. Sentiez-vous le besoin de clarifier quelques éléments ?

DC : Je voulais que les lecteurs se demandent s’il leur fallait suivre ce type ou no. Mais — oui, pour donner quelques indices. Je ne dirais pas que ce sont tous des aspects avec lesquels je suis d’accord, mais d’orienter les gens dans une certaine direction, je pensais que c’était une idée amusante. Pendant un moment, je me demandais comment faire un film basé sur Ice Haven, et j’avais décidé qu’il aurait fallu en faire un critique de cinéma, cela n’aurait pas marché avec un critique de bande dessinée, mais ce n’est pas aussi drôle. L’idée d’un critique de bande dessinée, qui vit dans une petite ville comme s’il s’agissait d’un métier comme postier ou autre — c’était ridicule.

XG : Il est d’ailleurs très à l’écart des autres personnages.

DC : Oui, que fait-il là ? (rires)

XG : Je vois ici l’édition spéciale de Ghost World, il y a aussi un recueil Eightball publié par Fantagraphics…

DC : Oui, ils en ont fait un il y a quelques années. Et puis il y a le Cornélius ici en France, c’est le 20th Century

XG : Quel regard portez-vous sur ces pages publiées il y a plus de dix ans ?

DC : D’un côté, c’est comme si elles avaient été faite par quelqu’un d’autre, et d’un autre côté, c’est comme si je les avais dessinées il y a quelque semaines. Vous savez, je n’arrive pas à croire que certains de ces dessins ont vingt ans, c’est … On passe son temps devant la table à dessin et tout se mélange, et c’est bizarre — j’ai toujours la même table à dessin, sur laquelle je travaille depuis que j’ai dix-huit ans, et c’est mon décor principal, cette grande table blanche. Les jours passent et les années passent, et on regarde en arrière et on n’arrive pas à croire que quelque chose que vous pensez avoir terminé deux semaines plus tôt a en fait vingt ans.

XG : De faire Mister Wonderful pour les Funny Pages, c’était une manière de revenir à une forme canonique du medium ?

DC : En fait, c’était quelque chose que je voulais faire depuis longtemps. J’ai toujours voulu faire un comic strip hebdomadaire. Comme — des gens comme Charles Burns et Matt Groening et Linda Barry l’ont fait pendant des années. Mais je savais que je ne voulais pas faire ça toute ma vie, et probablement pas plus d’une année. Et il est très difficile de trouver un journal qui soit prêt à s’intéresser à quelque chose si on prévoit de l’arrêter rapidement, ils veulent que ça dure. Ce qui fait que je ne savais pas comment arriver à faire cela, jusqu’à ce que le New York Times me dise «nous voulons seulement vingt épisodes». C’était exactement le genre d’espace que je voulais pour ex– j’ai toujours voulu m’essayer à l’expérience d’avoir un lecteur qui lise quelque chose une semaine, et qui a presque toute la semaine pour anticiper ce qui arrive ensuite, et de jouer avec cela, ce genre de suspense.

XG : Ce que je trouve intéressant dans Mister Wonderful, c’est qu’on y trouve encore la plupart de vos thèmes de prédilection — comme l’aliénation, le fait que vos personnages s’inquiètent beaucoup de comment ils vont être perçus, et toujours le problème sous-jacent de la communication. Je pense que le fait que la plus grande partie de la discussion est occultée par la narration et le monologue intérieur, c’est très efficace.

DC : C’était — oui, c’était une astuce amusante. Vous savez, j’essayais de faire ce que je fais d’habitude, mais tout en gardant en tête le fait que le lectorat du New York Times est très large. Il couvre des types de lecteurs très différents, et je voulais que ce ne soit pas forcément un récit que j’aurais fait dans Eightball, qui est destiné à un lectorat particulier qui va aller vers mes travaux et qui sait qui je suis. Je voulais que les gens qui feuillettent le magazine aient un moyen d’entrer dans l’histoire, et qu’ils soient capables de comprendre ce que je faisais, d’une certaine manière. C’était très gratifiant, car c’était la première fois que la plupart de ma famille lisait véritablement un de mes travaux. «Je ne suis jamais arrivé à lire tes bandes dessinées, mais celle-là, je l’ai comprise.»

XG : Il est marquant que vos personnages soient soit des adolescents, soit des personnes à la quarantaine — deux périodes de la vie où l’on connaît en même temps l’attirance et le dégoût pour la chair, et plus particulièrement du point de vue sexuel …

DC : On trouve assez de choses autour de nous qui présentent la sexualité idéalisée et retouchée du corps humain, et j’ai le sentiment que cela ne représente qu’une minuscule fraction de la réalité. Pour moi, il est plus intéressant de réaliser que nous sommes tous plus ou moins dégoûtés par les autres.

XG : J’ai aussi l’impression que vos travaux vieillissent, ou tout du moins vous suivent dans les différentes étapes de la vie. Peut-être que je projette, mais une grande partie de vos premières histoires traitaient de ce que c’est que d’être en école d’art, l’adolescence et l’inquiétude de ne pas réussir à s’intégrer.

DC : Tout-à-fait. Je pense que je me suis toujours senti profondément exclu. Je n’ai jamais réussi à vraiment savoir à quel groupe j’appartenais. J’ai toujours voulu trouver mon propre cercle auquel je pourrais participer. Et rien ne semblait convenir. A un certain moment, j’ai même pensé : «maintenant que je suis un auteur de bande dessinée, je dois faire partie de cette fraternité des auteurs de bande dessinée», mais même cela, c’est illusoire, il n’y a que certaines personnes avec qui je me sens des affinités. Et cela a toujours été un problème pour moi d’essayer de comprendre qui je suis dans le monde, et à quel archétype je corresponds. J’ai toujours eu cette opinion flottante de moi-même, de la manière dont je me définis.
C’est pour cela que je suis très intéressé par cette époque de la vie où l’on est adolescent, proche de l’adulte, et où l’on a à déterminer qui l’on va être, il faut faire un choix. Et quelqu’un comme Enid dans Ghost World, presque chaque jour elle peut essayer une nouvelle apparence — peut-être que celle-ci restera, peut-être que c’est cela que je veux être. Il y a un point où il faut dire, «je suis cette personne». Il y a cet auteur Canadien, Seth, qui est toujours habillé comme s’il était dans les années vingt ou trente, il a choisi cela un jour, et désormais, s’il se mettait à porter des joggings ou autre, les gens diraient «oh, je le savais, je savais que c’était pour la pose.» Il a choisi cela, et c’est là qu’il doit rester. J’ai le sentiment que je n’ai jamais vraiment choisi qui je suis et quel est mon truc.

XG : Cette inquiétude est toujours présente chez Mister Wonderful, qui a passé la quarantaine. Votre travail vous suit, donc ?

DC : Non, c’est assez — je me rends souvent compte qu’il y a un décalage de quelques années de retard. Mister Wonderful et le projet sur lequel je travaille en ce moment sont véritablement une version quadragénaire de — c’est presque la version quadra de Ghost World, en fait. Le même genre de personnages, mais qui doivent faire face à la seconde moitié de leur vie, plutôt que la première.

XG : C’était votre objectif de départ, ou juste la façon dont cela s’est trouvé ?

DC : C’est simplement, vous savez, simplement ce qui occupe généralement mes pensées quotidiennes. Le genre de choses auxquelles vous pensées quand vous êtes sous la douche ou en train d’aller à la Poste. Ce sont ces pensées qui semblent futiles quand on les a, qui ont l’air d’être seulement dans votre tête parce qu’il faut bien penser à quelque chose. Ce sont ces choses que je trouve, ces choses dont il me faut faire des histoires. Elles peuvent prendre toutes les formes, mais il me faut d’une certaine manière aborder ces choses qui sont toujours là dans mon esprit, lorsque je me brosse les dents, parce que c’est ce — j’ai besoin de les laisser sortir, et de passer à la suite, quoique ce puisse être.

[Entretien réalisé durant le Festival d’Angoulême, le 29 Janvier 2009.]

Entretien par en mars 2009