Mister Wonderful

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A un «l» près, Marshall a le prénom idéal pour maintenir ordre et justice, devenir héroïque et exemplaire. Mais rattrapé par la vie, le temps, il n’est que l’anti héros d’un voyage commun à tous où s’échoue quotidiennement l’idéalité d’un imaginaire populaire. Il n’est pas un héros de bande dessinée, et pourtant, en une nuit et une matinée il va le devenir autrement, comme rappelant que de «trip» à «strip» il y là aussi une lettre qui fait nuance, où la neuvième chose s’éloigne des imaginaires qui la fondent populairement pour approcher les voyages intérieurs ballotés dans celui de la vie

Célibataire de plus en plus sel que poivre et tendant vers l’aigrissement à la même allure s’accélérant, Marshall va à un «blind date», un rendez-vous quelque peu arrangé par des amis pour qui c’est «sa dernière chance de ne pas finir sa vie seul comme un chien».
Dans un café insignifiant, il doit rencontrer une certaine Natalie dont il ignore pratiquement tout, à part que sa situation doit être semblable à la sienne. Elle est en retard, l’attente, l’ambiance du café le mettent mal à l’aise, font resurgir les ratés et frustrations de sa vie. Tout semble très mal commencer, qu’une dérision de soi aiguisée par un verre d’alcool accentue ; faisant du monde qui l’entoure une bande de comiques ou de mauvais «comics strip».[1] Mais finalement elle arrive, aussi réelle qu’en réalité il n’est pas un héros.

Le livre de Daniel Clowes est «A Love Story»[2] qui se terminera bien.[3] Comme si, l’échec ou l’absence de ce grand amour passionnel anti mariages arrangés espéré par tous, faisait place à un amour pouvant grandir de petits arrangements entretenus voire raisonnables. D’une unité de temps et de lieu naît alors une union à deux, orientées par des hasards inimaginables, du moins trop pour l’avoir pu être avant en bande dessinée.

Une histoire banale donc, mais merveilleuse en bande dessinée, peut être même risible pour certain mais qui ne l’est plus en «comic strip». Comme d’autres faisaient du roman en feuilleton, Clowes ferait du «graphic novel» en «comic strip».[4] Celui-ci n’est pas ici un gag en quelques cases[5] pour un recueillement quotidien et dominical par le rire ou le sourire, mais cette étrange forme de la bande où l’on peut dessiner, s’affirmant horizontale, et qui, réunie en album, se double et se déploie pour faire panorama et/ou ligne de temps où l’on s’immerge.[6]
Puisant dans cet aspect formel et les genres qui l’ont irrigué, Clowes fait un livre de bande dessinée, dans ce qu’elle incarne et peut explorer. L’album est alors de ce simple fait, aux antipodes de toute comparaison extérieure à la neuvième chose. Ce n’est plus un roman qui pourrait être graphique, ce n’est pas une télé novella ou un soap opéra qui serait en bédé, c’est une bande dessinée, un «comic strip» utilisé comme tel pour le dépasser, voire l’actualiser et surtout lui faire dire le réel.
Clowes explore ce potentiel, et peut ainsi, par exemple, nuancer à loisir les introspections de Marshall, à la fois par certains traitements graphiques, mais aussi par l’usage des imaginaires «comics» qui irriguent ses pensées digressives. A cela s’ajoute l’usage subtil des narratifs pouvant se superposer aux bulles voire parfois aux images.[7] Une accentuation de l’intériorité (ou des délires intérieurs) pour aller au-delà de l’apparence, suggérer ce que cherchent les personnages, une relations (liens) où ils doivent aller au-delà de ce qu’ils voient ou pensent voir après ce qu’ils ont vus/vécus.

Finalement Mister Wonderful est peut-être moins un Marshall potentiel, imaginaire ou autre, que ce hasard poussant autant dans la bonne direction qu’il peut faire tomber. Un hasard évident et contradictoire, sans logique narrative ou tout du moins loin de celle d’un gag ou d’un scénario. Il serait plus réel de ce point de vue, mais a posteriori forcément interprété, il en devient aussi surréel ou merveilleux, presque personnifié pour tout couple qui semble lui devoir de s’être rencontré et entendu pour la vie.

Notes

  1. Voire d’un mauvais trip…
  2. Il est ainsi sous-titré en anglais.
  3. Avant de se finir mal en général, ça va de soi.
  4. Mister Wonderful a été publié dans le New York Times, à partir de février 2008.
  5. Le format de l’album à l’italienne évoque celui des strips, mais ce sont des planches qui, si certaines font une case par page, ne font jamais moins de cinq cases.
  6. Par rapport à la publication du quotidien new yorkais, l’album est enrichi de cases (parfois de strips) sur deux pages, accentuant certains moments clés du récit. Ces cases peuvent n’être que du texte. Elles ont un aspect plastique très Pop Art, qui accentue l’idée d’une volonté cherchant à explorer ce que représente et peut représenter la bande dessinée. Ici, bien entendu, non pas pour interroger la peinture mais interroger la bande dessinée elle-même.
  7. Le narratif est le monologue d’un narrateur ou d’un personnage, ne pas confondre avec le récitatif qui est un commentaire non attribué à un personnage.
Site officiel de Cornélius
Chroniqué par en mai 2011