Patience

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Avec un tel titre, Clowes nous tend bien évidemment une perche. Avant d’être le nom du personnage, cette « patience » du titre serait en premier lieu celle de ses lecteurs, qui ont espéré pendant cinq ans la sortie de ce volume, annoncée depuis en grande pompe par Fantagraphics comme « le roman graphique le plus attendu de 2016 »[1]. Avec la fin de son comic book Eightball en 2004, Clowes avait tourné la page de ce format sériel, ses œuvres paraissant alors principalement au format livresque[2]. Sa dernière parution originale remonte donc à Mister Wonderful, en 2011 — ce qui ne veut pas dire que ses fans n’aient rien eu à se mettre sous la dent pendant ce temps. Pendant ces cinq années consacrées à la réalisation de son récit le plus long à ce jour, Clowes était aussi pris dans un tourbillon rétrospectif de son œuvre : non seulement avec Modern Cartoonist, l’exposition qui lui était consacrée et dont est issu un beau catalogue, mais également et surtout la réalisation du The Complete Eightball, qui rassemble l’entièreté des numéros parus. Qui plus est, Clowes a également livré une partie de ses archives à l’Université de Chicago, qui dispose donc aujourd’hui d’une « Daniel Clowes Archive ». Fait plus anecdotique, on notera enfin que l’auteur exhibe aujourd’hui une barbe légèrement freudienne — mise en avantage par ses récents portraits (photo)graphiques. On pourrait d’ailleurs se demander si l’auteur nord-américain n’entrerait pas dans une forme de « style tardif » — restera encore à voir si celui-ci sera un style de la résolution, de la synthèse, ou de la cohérence d’une œuvre ou bien s’il sera, au contraire, comme l’a décrit Edward Saïd, marqué d’intransigeance et de contradictions[3].

Sans pour autant pousser ces réflexions outre-mesure, il y a un certain parallèle entre ce travail de rétrospection et le récit de voyage dans le temps qu’est Patience[4]. Clowes met au profit ces 180 pages pour développer un récit tout à fait typique de ce genre narratif, mais extrêmement vitaminé par la verve habituelle de l’auteur, qui rénove sa palette de couleurs et son approche de la composition dans un hommage aux comic books de Steve Ditko et d’autres[5]. Dans Patience, Jack Barlow voyage à travers le temps — à l’aide du « jus » transtemporel qu’il subtilise à un nerd — pour essayer de modifier le cours des choses et d’empêcher le meurtre de son épouse dix-sept ans plus tôt. Cette trame se place en continuité avec la fascination de Clowes pour les récits de détective et de crime, genres que l’on retrouve dans plusieurs récits courts parus dans Eightball, ainsi que dans David Boring et Ice Haven. Mais contrairement à ceux-ci, il y a un véritable renouement avec la tradition du whodunnit, avec une pulsion narrative et un mystère que le lecteur cherche à élucider. Alors que dans David Boring et Ice Haven le suspense du thriller se diluait très rapidement dans une recherche fragmentaire, irrésolue et qui, en tout cas pour Ice Haven, devenait même franchement secondaire, l’enquête menée devient ici véritablement opératoire, le fil du récit structure les éléments de façon téléologique, menant subtilement vers une résolution finale.

On est là à l’opposé de l’ambiguïté et de la fragmentation qui caractérisait des histoires comme « Black Nylon », court récit qui interpolait les trames du récit de détective et du récit superhéroïque avec un discours psychanalytique de façon extrêmement obscure. Le récit s’ouvrait sur le discours du narrateur-personnage-détective manifestant son obsession pour « le précieux fragment (aussi évident qu’une chaussette ensanglantée ou aussi subtil qu’un cil manquant) qui, une fois reconfiguré en une séquence d’indices, s’assemblent en une vérité approximative »[6]. Cette caractérisation n’est évidemment pas sans rappeler le processus de lecture propre à la bande dessinée, désignant le rôle du lecteur dans l’assemblage de ces fragments, de ces indices — assemblage qui reste délibérément fragmentaire dans le cas de « Black Nylon ». Dans Patience, au contraire, tout fragment, tout détail joue un rôle exacerbé par le voyage dans le temps, les paradoxes et les temporalités multiples qu’il provoque. Clowes joue sur ces complications narratives entraînées par le voyage transtemporel typique de la science-fiction. Jack Barlow cherche à tout prix à modifier le cours du temps afin de sauver Patience, but unique qui le mène à essayer de sauvegarder la cohérence linéaire et causale qui permettra ce changement de directions. D’où aussi sa peur d’opérer de mauvais choix, comme quand il hésite à éliminer le « gamin » qui grandira pour devenir l’assassin présumé de Patience. À cet égard, le récit se rapproche tout à fait des films de science-fiction usant du motif, tels que les décrit Alain Boillat :
« le motif du voyage dans le temps fait planer le danger d’un univers second issu d’une perturbation en cours des événements tel qu’il a déjà eu lieu, entraînant une bifurcation narrative et mondaine […] ; dans de tels cas, l’histoire est le plus souvent consacrée aux efforts déployés par le héros pour annuler les implications d’une telle ingérence et pour éviter la coprésence de versions antinomiques qui remettent en cause son propre statut ontologique en tant que personnage »[7]

Mais Jack Barlow, souvent proie à des pulsions de violence et des décisions peu réfléchies, est loin d’être un héros modèle pour gérer de telles ingérences — plusieurs fois, le héros déborde, fait des erreurs, au point de se retrouver coincé dans les années 1985, revenant aux années de son enfance — détours qui l’amènent à une quête de soi introspective typique des récits clowesiens : il n’est après tout pas question de changer le cours de l’histoire, de sauver des projets collectifs, mais bien de corriger le cours du temps pour permettre une vie « normale » avec la personne aimée et l’enfant à venir. Réviser le passé pour garantir un futur à son soi. Mais au fur et à mesure que le récit avance et que les indices s’imbriquent, c’est une autre continuité temporelle qui surgit : les « erreurs » du Jack Barlow du futur transporté dans le passé ne créent pas de temporalités alternatives, mais façonnent le « temps-monde » et la chronologie desquels il vient. Moment charnière où il réalise cet inversion du flux de contamination temporelle : « Je n’étais pas le putain de fantôme qui hante le passé ; c’était l’inverse. Ce monde était froid et mort. Je suis en chair et en os, en route vers une réunion de famille. »[8]

Si on prend le modèle temporel qu’esquisse Patience pour lire la trajectoire de Clowes avec en tête l’idée d’un potentiel « style tardif », on pourrait voir ce nouveau jalon à la fois comme une contradiction de certaines de ses œuvres — surtout au niveau de la place du fragment, de l’irrésolu — mais aussi comme une forme de résolution dans le rapport au monde que traduirait la linéarité et le sentiment de résolution narrative du livre. Cette résolution ne marque cependant sans doute pas une synthèse : Patience se termine bien sur la ré-ouverture d’un futur, et peut-être le livre initie-t-il également une nouvelle étape dans l’œuvre de Clowes.

Notes

  1. « The most awaited graphic novel of 2016. »
  2. Même si Mister Wonderful avait d’abord paru en feuilleton dans le New York Times Magazine en 2007-2008. De fait, avant la sortie de Patience, Wilson était le seul récit de Daniel Clowes qui n’ait pas connu de version sérialisée.
  3. Edward Saïd, Du style tardif : musique et littérature à contre-courant, Paris, Actes Sud, 2012.
  4. Sorte d’influence identifiée par Clowes même dans plusieurs interviews, voir par exemple : « I don’t know that that’s necessarily the case, but I can say that I was definitely very influenced in the story by my own work because I had spent so much time putting together the Modern Cartoonist art show and monograph, and then that was followed immediately by compiling The Complete Eightball, so I was very much in the world of my own comics in a way that I’ve never been », dans Todd Hignite, « Daniel Clowes and Patience : An Interview », The Comics Journal, 16 mars 2016.
  5. À ce sujet, voir Ken Parille, « ‘Unholy Momentum’ : Daniel Clowes’s Patience », The Comics Journal, mars 2016.
  6. Traduit de l’anglais : « The precious fragment (as obvious as a bloody sock or as subtle as a missing eyelash) that, when reconfigured in sequence with subsequent ‘clues’, yields an assemblage of approximate truth ». Daniel Clowes, « Black Nylon », Eightball #18, 1997.
  7. Alain Boillat, cité dans Raphaël Baroni, « L’exploration temporelle comme modalité du voyage imaginaire dans la bande dessinée franco-belge (1930-1980) », Image [&] Narrative, volume 16, n° 2, 2015, p. 107.
  8. Traduit de l’anglais : « I wasn’t the goddam ghost, haunting the past ; it was the other way around. This world was cold and dead. I was solid meat and gristle, on my way to a family reunion. »
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Chroniqué par en mai 2016

→ Aussi chroniqué par Jessie Bi en mars 2017 lire sa chronique