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La passion des anabaptistes tome 2 – Thomas Müntzer

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Quatre ans après la parution de Joss Fritz, volume inaugural de ce triptyque, Ambre et David Vandermeulen reviennent aux révoltes paysannes qui se sont déroulées en Allemagne pendant la première moitié du 16e siècle. Thomas Müntzer, prédicateur particulièrement populaire, est ici la figure charismatique au centre de l’histoire. Plus empreint de philosophie, on y décortique les raisons de la séparation d’une partie du peuple et de l’Eglise, comment Luther en est venu à la publication de ses thèses et comment Thomas Müntzer, disciple de la parole de Luther, en vient, à son tour, à prendre de la distance avec le moine à l’origine de la Réforme.

Les deux auteurs, habitués des projets ambitieux[1] développent avec La passion des anabaptistes une œuvre aussi exigeante que grandiose. La sobriété des textes et les jeux de langages s’accordent avec les planches d’une grande force et aux dimensions remarquables (37,5 x 28,5 cm). La taille du livre permet de rendre compte de la grande précision du dessin, de l’énergie que les coups de plume donnent aux ombres mouvantes ou au contraire, la consistance que le trait, parfois lourd, confère aux matières. L’encre noire, très présente et envahissante, portée par à-coups, traduit bien l’austérité de ces milieux populaires dans cette période dominée par la religion.

La séparation du livre en deux récits distincts va disparaître. Dans le premier tome, la biographie de Martin Luther (qui semble tirée d’un document d’époque) et le récit proprement dit des révoltes paysannes avançaient de concert mais restaient indépendants, n’avaient en commun que de se dérouler dans un temps assez poche. Ici la dimension documentaire (de la vie de Martin Luther) qui semblait alors extra-diégétique se fond dans le récit et va même le précéder. Un glissement s’opère alors et une certaine tension se crée entre ces deux sphères narratives qui se percutent, à l’image de la rencontre entre Martin Luther et Thomas Müntzer qui va être déterminante pour ce dernier. L’histoire avance dans la succession de scènes de dialogues, théologiques ou pragmatiques, dans lesquels les protagonistes organisent leur révolte dans une sobriété qui fait penser au film de Jacques Rivette Jeanne la pucelle. Les plans, très serrés, insistent sur la promiscuité des hommes qui préparent un complot dans le plus grand secret, qui va éclater à la fin du livre et se conclure en apothéose de cruauté et de violence.

Le simulacre de l’incunable

Ce qui marque immédiatement le lecteur est la réutilisation de toute une grammaire graphique empruntée aux post-incunables (ouvrages imprimés entre 1501 et 1530-40, un incunable étant imprimé entre 1450 et 1501). De l’utilisation d’un vocabulaire précis, introduit au sein de tournures de phrases emplies d’élégance, de distance et de piété jusqu’à des détails subtils de typographie et de mise en page (principalement dans les extraits de «l’Histoire de la vie de l’illustre docteur Martin Luther») les auteurs ne laissent rien au hasard, s’étant largement documenté sur l’esprit philosophique de l’époque mais aussi sur les publications et leurs propriétés. Ambre va même jusqu’à inventer tout un alphabet de lettrines entièrement dessinées, réintroduisant dans ces lettres des thèmes inspirés de la bible, des nouvelles découvertes, de la philosophie, etc.

Lettrines

De nombreux indices simulent l’impression de l’album sur une presse à bras (comme celle utilisée par Gutenberg), dont le plus présent est l’irrégularité du contour des lettres. Les explications de cette particularité se trouvent dans l’évocation de cette technique d’impression : les caractères en plomb auraient été trop chargés d’encre ou alors la pression de la presse trop forte aurait légèrement fait baver l’encre (sans parler des qualités de papier et d’encre, bien différentes alors).

Mais il y a tout de même quelque chose de très anachronique dans ce livre. Les auteurs, loin d’avoir l’intention de reproduire un livre d’époque, jouent sur ces détails qui simulent les anciens livres, comme un maquillage qui permet de tinter le récit sans masquer sa contemporanéité et ainsi le recul historique et philosophique inhérents. Cet album se pose ainsi plus comme un regard sur cette période qu’une «simple» reconstitution. L’anachronisme le plus malicieux se trouve dans l’introduction de toutes ces marques des premières impressions dans un médium résolument moderne, la bande dessinée. Si une partie de la sémantique de la bande dessinée (phylactères[2], onomatopée, emanata[3] ) a été évacuée, les cases restent bien présentes, structurent les images et les mettent en séquence. Le gaufrier est souvent utilisé, le principe de répétition maintenu, toute une grammaire de la bande dessinée se trouve donc préservée. Les séquences biographiques sur Luther, qui se conçoivent comme des chapitres d’un livre plus imposant, sont annoncées par des pages de titre, comme si les auteurs introduisaient dans leur récit des pages d’un autre livre : juste après ces pages de titre suivent des images muettes mises en séquence, avant l’arrivée de pages entières de texte qui reprennent avec le plus de mimétisme ceux des incunables. Mis ainsi en relation, ils sont très fortement liés avec les images, et même interdépendants. A l’austérité de ces textes, dont la lecture s’accrochent parfois sur certains mots dont les lettres ont été remplacées (avec l’utilisation du «s long» à la forme proche d’un «f», par exemple), vient se confronter la lecture fluide, mais non moins évidente, des images et de leur mise en séquence.

La volonté d’authenticité des dialogues est une partie importante dans la réception du livre. Un nouvel anachronisme se trouve alors dans la présence d’astérisques. Afin de continuer à marquer le lecteur et l’imprégner dans l’époque, les auteurs utilisent, lorsqu’ils font parler les personnages, un vocabulaire et des références parfois obscures. Ces quelques références sont alors accompagnées d’astérisques. Ces dernières, d’une faible taille de police et en italique, soulignent l’utilisation de l’outil informatique. Elles se posent en commentaires du livre, une explication de texte en direct, rappelant en la marquant graphiquement la distance qui sépare les évènements relatés de notre contemporanéité.

Un style graphique inspiré de l’iconographie de l’époque

Poursuivant encore les références au début du 16e siècle, Ambre s’inspire des gravures de cette même période pour le style graphique de cette série. Il avait déjà utilisé une technique de dessins proche, avec des hachures à la plume pour l’album une trop bruyante solitude et travaillait alors à partir de photographies. Pour La passion des Anabaptistes, il s’est beaucoup documenté sur l’iconographie de l’époque, particulièrement importante. Albrecht Dürer, un des plus grands graveurs, allemand qui a voyagé en Europe pour parfaire sa technique, a profondément marqué le domaine des arts. Ce graveur, peintre, théoricien, mort en 1528, a été au faîte de sa carrière pendant les révoltes anabaptistes et son histoire recoupe parfois celle de Martin Luther. Son aura, ses multiples voyages et la transmission de son œuvre ont définitivement marqué ses contemporains et son art est devenu un symbole de la tradition graphique de son temps. Mais si Dürer est certainement la source iconographique principale, Ambre s’est inspiré de nombreux autres artistes, autant pour diriger sa technique de dessin que pour l’élaboration des compositions des cases. Par exemple, un détail du retable D’Issenheim peint par Grünewald[4] (qui se trouve à Colmar et a été peint en 1512), deux mains crispées d’une jeune femme priant Jésus Christ, se retrouve au sein d’une case de Joss Fritz. Distinguer les images reprises de celles entièrement composées par le dessinateur se révèlerait fertile, mais relever certaines similitudes permet de dévoiler l’important travail documentaire fourni par les auteurs qui se sont totalement immergés  et nourris d’un grand nombre de documents pour être le plus fidèle à l’esprit du début du 16e siècle.

De plus, loin de vouloir faire une bande dessinée «comme Dürer l’aurait dessinée», Ambre réinterprète ces techniques graphiques à travers sa propre pratique du dessin mais aussi de son expérience de la bande dessinée, qui n’obéit pas aux mêmes logiques d’un dessin indépendant emplit de symbolisme. Ambre semble être plus à l’aise avec cette manière de dessiner, avoir trouvé une certaine confiance en se détachant de ces influences, y injectant ces propres plaisirs de dessinateur. Par exemple, nous retrouvons ponctuellement dans des scènes de dialogue (comme à la page 36), les visages proches des «Moaïs» (statues de l’île de Pâques), figures monolithiques aux limites de l’abstraction caractéristiques du travail d’Ambre. Si ces apparitions étaient rares et furtives dans le premier tome, elles apparaissent avec plus de conviction ici. L’auteur arrive alors à un croisement et un amalgame graphique qui ouvre un dialogue permanent sur la représentation.

En mettant l’accent sur ces références aux incunables et aux gravures, les auteurs remettent le papier et l’impression au centre de leur pratique. A l’avènement du numérique où le livre perd sa matérialité, il est bon de rappeler les origines du livre et de l’image imprimée.

Notes

  1. On pense en particulier à la méticuleuse biographie du chimiste Fritz Haber pour Vandermeulen, et par exemple aux adaptations de Faust et du roman Une trop bruyante solitude pour Ambre.
  2. A noter que les phylactères étaient déjà présents dans la peinture chrétienne au 16e siècle, et ils servaient déjà à inscrire les paroles d’une personne. L’inclusion de phylactères dans les cases n’aurait donc pas été anachronique.
  3. Emanata : «traits, gouttelettes, spirales, étoiles et autres signes graphiques placés à proximité du visage d’un personnage pour traduire une émotion, voire un état physique.». Thierry Groensteen cite ici  The lexicon of comicana (1980) de Mort Walker. Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration, PUF, 2011, p.136.
  4. Grünewald et Dürer ont travaillé ensemble sur des représentations du Christ en croix.
Site officiel de Ambre
Site officiel de 6 pieds sous terre
Chroniqué par en novembre 2014