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Le Marchand d’éponges

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Ce petit livre est attirant à plus d’un titre. Tout d’abord, il signe les retrouvailles de Baudoin avec le noir et blanc après l’incartade ratée de Peau d’âne.[1] Ensuite c’est la première collaboration du dessinateur avec Fred Vargas depuis Les Quatre Fleuves,[2] œuvre d’une grande qualité qui laissait espérer une poursuite de cette rencontre. Enfin, c’est la première fois que Librio publie une bande dessinée directement dans le format où il se contentait jusqu’alors de refondre des «classiques» (du Chat au Bidochons, en passant par divers Tardi).
Les Quatre fleuves était une particularité au sein des rencontres entre auteur de bande dessinée et romancier. Il ne s’agissait pas d’une adaptation mais d’un travail inédit, publié par l’éditeur classique de la romancière, dans une collection ne présentant que des textes, et qui n’a pas retenté l’expérience depuis. Jamais l’expression «roman graphique» ne paraissait aussi juste. On reconnaissait bien le style de Baudoin dans la narration, et il est fort probable qu’il se soit occupé du découpage, mais force est de constater que de toutes les Bandes Dessinées scénarisées par des romanciers, Les Quatre fleuves tenait clairement le haut du panier.

Autant dire qu’on est forcément un peu déçu quand, après dix ans d’attente, on constate que cette nouvelle collaboration n’est pas un scénario original.[3] Ce n’est pas pour autant qu’il faut bouder son plaisir car encore une fois on retrouve du grand Baudoin. Le dessinateur s’était déjà frotté à l’adaptation et y avait développé quelque chose de toute à fait intéressant, mélange de strict respect et de commentaire en direct de l’œuvre. Dans Peau d’âne, la distanciation enfantine qui s’y ajoutait rendait le mélange caduc, dans Travesti[4] la réussite était incontestable. Dans Le Marchand d’éponges il n’y a rien de tout cela, Baudoin pose ses réflexions dans un petit chapitre en fin d’ouvrage, comme une postface.
C’est là ce qu’il y avait de mieux à faire. Contrairement à Travesti, œuvre intime et déchirée en parallèle de laquelle Baudoin confrontait sa propre expérience, Le Marchand d’éponges est un récit policier classique : meurtre, enquête, résolution. L’originalité venant de la rencontre entre un clochard en quête de reconnaissance et un commissaire intrigué. Le tout est bien rodé, fait pour que les pages se tournent rapidement, dans un rythme soutenu. Déjà que les dessins majestueux de Baudoin arrête le regard, il ne fallait surtout pas rajouter de digressions.

Nous découvrons donc Pi, clochard dont le nom est déjà à moitié effacé, assiste à l’assassinat d’un femme en fourrure. Personne ne l’a vu, il fait partie du paysage. Pi et son caddie se retrouvent au commissariat, c’est une grosse pagaille, et Pi le sent bien, la dame en fourrure n’était pas n’importe qui et les ministères sont en branle. Pi a une excellente mémoire, mais il veut vendre un stock d’éponge qu’il a trouvé au fond d’une usine désaffecté, 9732 éponges très exactement. Personnage central d’une affaire d’état Pi ne démord pas, et le commissaire Adamsberg sait tendre l’oreille. C’est bref, comme toute bonne nouvelle, mais bien rythmé, avec de bonnes idées bien transmises.
Le trait de Baudoin dresse la ville à merveille, son pinceau sachant rendre les ambiances comme personne. Dans sa postface il explique qu’il n’aime pas dessiner Paris, et que travailler avec d’autres le force à le faire. Pourtant rien ne semble contraint et ses immeubles paraissent aussi naturels que ses montagnes du sud. L’élégance du travail est indiscutable, réussissant à faire avaler de gros pavés de texte au lecteur sans l’étouffer. Et le polar lui sied à merveille, le souvenir de Carla[5] flotte dès qu’il aborde le genre, ce qu’il fait rarement mais toujours avec brio.

Ce premier essai de Librio est donc une réussite. Et le vieux rêve de voir des grands auteurs alternatifs diffusés largement pour un prix modique (5€ seulement) pointe son nez. Reste à espérer que l’expérience perdure et ne soit pas, comme Les Quatre fleuves, un simple essai sans suite.

Notes

  1. D’après Perrault, Gallimard, collection «Fétiche», 2010. Pour diverses raisons (mélange de textures abusif, format, etc.) ce livre ne rendait vraiment pas honneur au dessin de Baudoin, pourtant fort habile avec la couleur dans L’Arleri (Gallimard, collection «Bayou»).
  2. Viviane Hamy, collection «Chemins Nocturne», 2000.
  3. «Cinq francs pièces», la nouvelle servant de base à l’histoire a été publiée en 2002 dans le recueil Coule la seine aux éditions Viviane Hamy.
  4. D’après Mircea Cartarescu, L’Association, collection «Ciboulette», 2007. Théâtre d’Ombres (Les Humanoïdes associés, collection «Pied Jaloux», 1987) était un recueil d’adaptations brèves mais sur des scenarii de Frank.
  5. Bande dessinée scénarisée par Jacques Lob, parue dans (à suivre) puis publiée en album chez Futuropolis, collection «9», en 1993.
Site officiel de Librio
Chroniqué par en octobre 2010