#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Comme chaque semaine, revoici le #TourDeMarché, et l’ami Maël Rannou va être content puisqu’on va parler bibliothèques. C’est parti !
Il est intéressant d’aborder le sujet des bibliothèques, ne serait-ce que pour en profiter pour rappeler que le rapport à la bande dessinée ne se limite pas à l’achat, mais recouvre au contraire bien des pratiques (de lecture, de collection, de circulation). C’était d’ailleurs ce que je voulais explorer lorsque je me suis intéressé aux questions de circulation dans le cadre de l’exploitation des résultats de l’étude « La lecture des bandes dessinées en 2011 » (BPI/TMO Régions, 2011). En gros, il en ressortait que les lecteurs de bande dessinée « impliqués » (qui en lisaient au moins une par mois en moyenne) mobilisaient toutes les modalités d’accès pour étendre leur pratique de lecture : relecture, emprunt (amis ou bibliothèques) et achat (à noter que l’étude n’avait pas posé la question de la lecture sur le lieu de vente, mais je suis convaincu que l’on aurait observé le même comportement).
L’étude 2020 « Les Français et la BD » (CNL/Ipsos) confirmait cette diversité des modes d’accès, plus marquée chez les enfants que chez les adultes (du fait de contraintes par rapport à la longueur du questionnaire, cette étude n’abordait malheureusement pas l’intensité des pratiques de lectures, et ne permet donc pas le genre d’analyse que j’avais conduite sur les résultats de l’étude 2011, dommage).

 

Par ailleurs, les bibliothèques participent aussi au marché, non seulement pas le biais des acquisitions auxquelles elles procèdent, mais également par la rémunération des auteurs correspondant à la contrepartie du droit de prêt. Le droit de prêt est soigneusement encadré, et le Ministère de la Culture propose un site dédié pour ceux qui voudraient mieux en connaître les modalités.
Enfin depuis 2015, le Ministère de la Culture publie également un « Baromètre des prêts et des acquisitions dans les bibliothèques de lecture publique » qui permet d’en savoir un peu plus sur la vie des ouvrages dans ces établissements. La dernière édition en date (2021, l’édition 2022 devant probablement sortir en mai) est consultable ici et toute la collection est disponible dans les archives. Il s’agit d’un baromètre, et non pas d’un rapport d’activité exhaustif : l’analyse se base sur un échantillon de bibliothèques, et se concentre ensuite sur les titres les plus achetés ou les plus empruntés, pour en dégager les grandes lignes. L’introduction qui détaille la méthodologie et ses limites aura, pour les habitué.es de cette rubrique hebdomadaire, un air de déjà-vu, sur le ton de « un livre et un ISBN ce n’est pas la même chose » et « réconcilier tout cela c’est super compliqué » (en gros).
Par ailleurs, il s’agit d’un document standardisé, dont les éditions successives se ressemblent beaucoup. on ajuste les chiffres et les graphiques, mais le texte d’accompagnement ne bouge que très peu, ressassant année après année les mêmes arguments explicatifs. C’est dommage. C’est dommage, parce que ces baromètres constituent une source d’information qui devrait être riche et éclairante, et qui complèterait (avec les autres études sur le sujet) le puzzle des pratiques de lecture des Français et leur rapport au livre.
Je vais donc profiter de l’occasion pour m’attarder sur la dernière édition en date (celle de 2021), sachant qu’une bonne partie de mes remarques porteront en réalité sur l’ensemble de la série, et de la vision qu’elle présente.

L’analyse s’y articule selon deux axes : acquisitions et prêts d’une part, et catégories éditoriales d’autre part. Catégories qui se répartissent en : Fiction adulte / Documentaire adulte / BD tout public / Jeunesse hors BD. Pour commencer, et c’est peut-être un détail, en ce qui me concerne, j’aurais choisi un « BD tous publics » (dans l’idée qu’il y en aurait plusieurs que l’on aurait ainsi regroupé) que ce « tout public » qui renvoie à l’idée d’un lectorat unique et largement enfantin. Mais revenons à des considérations plus techniques, sur la manière dont s’organise ce document et les « analyses » qu’il apporte quant aux données récoltées. Oui, ces guillemets devraient vous mettre la puce à l’oreille, je ne suis pas complètement satisfait.
Tout d’abord, le document n’aborde à aucun moment le lien qui pourrait exister entre le fonds disponible et les prêts dont il fait l’objet — alors qu’il est notoire que certains genres éditoriaux (comme le manga) y sont souvent mal représentés… et donc peu empruntés. Le mieux que l’on puisse trouver, c’est cette formulation maladroite : « [c]oncernant les acquisitions, on peut observer une certaine adéquation entre les pratiques des emprunteurs et l’offre de la bibliothèque […] » On explique ainsi que les bibliothèques achètent plus de documentaires, du fait de leur positionnement en tant que « lieu ressource, destiné à répondre à des besoins ponctuels en matière de documentation. »
Ainsi en 2021, on a côté emprunts : Fiction adulte (22 %), Documentaire adulte (9 %), BD tout public (32 %) et Jeunesse hors BD (38 %).
Et côté acquisitions : Fiction adulte (27 %), Documentaire adulte (19 %), BD tout public (20 %) et Jeunesse hors BD (34 %).

(si l’on écarte le documentaire, car considéré comme « ressource », voici la répartition que l’on obtient : Fiction adulte – emprunts : 24 % / acquisitions : 33 % ; BD tout public – emprunts : 35 % / acquisitions : 25 % ; et Jeunesse hors BD – emprunts : 41 % / acquisitions : 42 %)

On nous explique que « la part des bandes dessinées est [.. ]moins importante dans les acquisitions que dans les prêts, où leur surreprésentation par rapport aux acquisitions tient pour partie à leur fort taux de rotation. » Si les bandes dessinées ont un fort taux de rotation, c’est parce qu’il s’agit d’« ouvrages qui nécessitent un temps de lecture nettement inférieur à celui des romans ». C’est moins long à lire, donc mathématiquement, ça tourne plus. CQFD. Et d’expliquer : « Si l’on s’attache uniquement aux titres les plus acquis […] le poids de la fiction adulte augmente fortement. On peut y lire la volonté des bibliothécaires d’acheter les ouvrages les plus demandés […] tout en construisant une offre diversifiée. Ces ouvrages les plus demandés étant concentrés sur un petit nombre de titres spécifiques (nouveautés de la rentrée littéraire, prix littéraires, ouvrages d’auteurs à succès, etc.), il est logique de ne retrouver que de la fiction adulte dans les 10 œuvres
les plus acquises. »
« Logique » — nous ne devons pas avoir la même définition du terme. et ce « baromètre des prêts et des acquisitions dans les bibliothèques de lecture publique » regorge de données qui viennent directement réfuter l’idée d’un choix « logique » dans cette défaveur de la bande dessinée. Penchons-nous sur la deuxième partie du baromètre qui propose d’explorer les « palmarès » par catégorie éditoriale, et qui révèle une situation pour le moins contrastée. Accrochez vos ceintures.
Côté « fiction adulte » ressort une approche que l’on pourrait qualifier de proactive, avec un focus délibéré sur l’actualité : « 56 des 100 titres de fiction adulte les plus empruntés se retrouvent parmi les meilleures ventes en librairies » (sachant que « 50 ouvrages du palmarès des emprunts ont été publiés en 2020 », ce décalage étant lié au temps nécessaire aux bibliothèques de faire l’acquisition de ces titres). De plus, « les acquisitions des bibliothécaires concernent principalement les nouveautés, puisque la quasi-totalité du palmarès est constituée de titres publiés en 2021 (89 titres). 57 titres figurant parmi les meilleures ventes de romans en librairie […] » Bref, une approche volontariste sur la « fiction adulte », d’autant plus que l’on a bien conscience de l’importance d’avoir ces ouvrages dans le fonds : « plus un livre est acquis, plus il a de chances d’être emprunté. »

Fort de ces observations, on pourrait se dire que la situation est comparable pour la catégorie « BD tout public » — ce serait « logique », non ? Je vais vous surprendre : pas. du. tout.
Premier constat étonnant : « aucune des BD du palmarès des prêts n’a été publiée en 2021, et seulement 3 en 2020 (ces proportions s’observaient déjà les années précédentes). » Mais comment est-ce possible ? (au passage, retour de l’argument bancal : « Même si les ouvrages récents génèrent beaucoup de prêts, le taux de rotation très important des BD explique enfin que des ouvrages édités en 2020 ou 2021 remontent peu dans ce baromètre. ») Je vous fournis un élément d’explication, que l’on découvre quelques lignes plus loin : « seule une des 100 BD les plus acquises par les bibliothécaires figurent (sic) dans le classement des BD les plus achetées en librairie. » De fait, pour la part des nouveautés (ie, titres publiés l’année du baromètre), « on observe une baisse en 2020 et 2021 : 44 des 100 premiers titres acquis en 2021 contre 50 en 2020 et 66 en 2019. » Rappelez-vous : « plus un livre est acquis, plus il a de chances d’être emprunté. »
Et de constater : « Le palmarès est majoritairement composé de séries en cours, dont le premier tome a parfois été publié il y a plusieurs années, mais toujours vivantes et dont le dernier tome est disponible en librairie » (mais probablement pas en bibliothèque). N’en déplaise aux justifications alambiquées pour appuyer un investissement plus important sur la fiction adulte au détriment de la bande dessinée, il n’y a là rien de « logique », mais plutôt une approche qui révèle en filigrane la place toute relative accordée au 9e art. D’un côté, une démarche volontariste de proposer une offre de fiction (littéraire) adulte en phase avec l’actualité, précédant les demandes des usagers ; de l’autre, une mise à jour après coup des fonds de bande dessinée, malgré une demande avérée au vu de la rotation des titres.

Histoire d’enfoncer un peu plus le clou, la dernière page du document propose le « palmarès général des auteurs les plus empruntés », un top 50 qui compte pas moins de… 34 auteurs et autrices de bande dessinée, pour à peine 6 auteurs et autrices de « Fiction adulte ». On y retrouve notamment à la deuxième place Masashi Kishimoto (Naruto) et à la cinquième place Eiichirô Oda (One Piece), encadrant Patrick Sobral (Les Légendaires) et devançant Mr Tan (Mortelle Adèle) ou Christophe Cazenove et William Maury (Les Sisters). Commentaire dans le palmarès « BD tout public » : « Trois séries constituent à elles seules plus de la moitié du baromètre : Les Légendaires (23 titres) de Patrick Sobral, Les Sisters de Christophe Cazenove et William Maury (15 titres), et Mortelle Adèle de Mr Tan (14 titres). » Logiquement (et je me permets d’insister sur ce mot), Naruto (72 titres) et One Piece (100+) devraient figurer en bonne place dans l’analyse. Or, ils n’y sont pas, et je vais plaider l’erreur fâcheuse plutôt que la volonté de nuire aux productions japonaises.
En effet, les baromètres sont accompagnés d’un « palmarès » assez cryptique, long listing de références qui n’est pas particulièrement intéressant en soi, mais qui laisse entrevoir l’un des problèmes de l’approche choisie. Ainsi, le palmarès des emprunts BD pour 2021 révèle que l’ouvrage de « BD tout public » le plus emprunté en 2021 est… My Hero Academia de Kohei Horikoshi. sans indication de tome, mais avec une astérisque renvoyant à une note. Lla note en question : « ce sont des séries pour lesquelles les problématiques liées aux différents modes de catalogage et aux modalités de traitement des données ne nous permettent pas d’attribuer un numéro de volume. » … et pas de date d’édition non plus. Vu l’importance du manga sur le marché français ces dernières années, il est peu de dire que cet « oubli » est pour le moins malencontreux… et qu’il indique un problème peut-être beaucoup plus important de suivi de ces données. Alors que Masashi Kishimoto est le 2e auteur le plus emprunté en 2021 (selon les données du baromètre), Naruto ne figure qu’en 83e position du « palmarès » du même baromètre. Il y a là quelque chose qui coince méchamment et qu’il serait souhaitable de corriger.

Résumons : le baromètre en place n’est pas équipé pour aborder sérieusement la question du manga, et les données qui en ressortent sont suffisamment problématiques pour remettre en question la validité (et l’utilité) du document dans son ensemble. dommage. Si l’on y ajoute les contorsions de l’argumentaire pour justifier le sous-investissement sur la bande dessinée, il ressort de ce document une vision qui considère cette même bande dessinée comme implicitement moins légitime que les autres formes de littérature. Il ne faut donc pas que le Ministère de la Culture s’étonne de devoir défendre le dispositif du Pass Culture à l’Assemblée Nationale, sous prétexte que ce dernier favoriserait des achats ne correspondant pas à la « vraie culture ». charité bien ordonnée…
(ah, et si jamais ce n’était pas suffisamment clair : je ne critique pas ici le travail réalisé par les bibliothécaires, mais bien évidemment le document qui veut s’en faire le témoin, les idées reçues qu’il défend et et les préjugés de ses rédateurs.trices qui en transparaissent)

Dossier de en avril 2023