#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

La fin de l’année approche, et histoire de me ressourcer un peu, ce #TourDeMarché sera le dernier avant un retour en janvier. On va s’intéresser aujourd’hui à la notion de « grand public », et voir qu’elle ne relève pas de l’évidence. c’est parti !
Première étape incontournable, celle de la définition. Et là, pas de chance, le Robert nous fait défaut, en ne proposant que des « phrases exemples » mais pas de définition proprement dite. il faut se contenter de ce que nous propose le Larousse : « Le grand public, ensemble des lecteurs, des spectateurs, des acheteurs, etc., sans qualification particulière, par opposition aux initiés, aux connaisseurs, à un public particulier défini ; en apposition, désigne un produit destiné au plus grand nombre. »
Cela m’évoque aussitôt la devise qui s’affichait en une du Journal de Tintin depuis 1948 : « pour tous les jeunes de 7 à 77 ans », et que la bande dessinée (ou tout du moins, une partie de ses défenseurs) a plus ou moins fait sienne. Une devise interprétée de la manière la plus littérale par certains, comme s’il s’agissait de ne lire et de relire que les mêmes bandes dessinées, la vie durant, ancrant résolument l’attachement à la bande dessinée dans l’enfance et une forme de nostalgie — témoin le début de l’édito du premier numéro de Giff-Wiff en 1962 : « Les illustrés disparus dans la débâcle de 1940 avaient laissé chez leurs lecteurs une nostalgie qui, curieusement, semble être devenue de plus en plus obsédante au cours de ces dernières années. »
« Destiné au plus grand nombre » me renvoie aussi à la complexité polysémique du mot « populaire », dans lequel opposition à la culture légitime, succès commercial, origine sociale du lectorat et jugement implicite sur les attentes de celui-ci se retrouvent intimement mêlées.

Alors certes, lorsqu’on regarde les motivations de lecture de bande dessinée dans l’étude « Les Français et la BD » (2020, CNL/Ipsos), les dimensions qui ressortent en premier semblent être liées à une activité de loisir (se faire plaisir / se détendre).

Pour autant, ce n’est pas forcément spécifique à la bande dessinée : l’étude « Les Français et la lecture » (2019, CNL/Ipsos) note que 93 % des lecteurs ont une lecture « loisir », dans laquelle on retrouve les mêmes dimensions (plaisir / détente / évasion).

La principale différence étant l’importance de la dimension d’apprentissage qui domine la lecture de livres (dont une partie lue par obligation ou pour le travail), et qui est plutôt secondaire (10 % des lecteurs) côté bande dessinée. La lecture en général est perçue comme étant intrinsèquement associée à la dimension de plaisir et de détente — et la comparaison des deux études peine, à mon sens, à démontrer une quelconque prédisposition particulière de la bande dessinée.  (à noter que l’étude de 2011 DEPS-Bnf/TMO Régions n’abordait pas ces questions de motivations, mais relevait un attachement à la bande dessinée plutôt important : fort pour 22 % des lecteurs et moyen pour 42 %, seuls 35 % des lecteurs déclarant ne pas y être attachés)

Bref, l’idée que l’on lirait de la bande dessinée « pour ne pas se prendre la tête » n’en ressort pas clairement et apparaît au contraire comme discutable. On peut même se demander dans quelle mesure cette vision (qui a longtemps été celle de certains défenseurs du 9e art) ne résulte pas d’une sorte d’amalgame entre sa perception comme une lecture de l’enfance et sa position en marge de la culture légitime.
C’est ce que l’on retrouve dans ce compte-rendu du palmarès du Festival d’Angoulême 2022, constatant « Un cru toujours aussi pointu, qui ne reflète hélas plus vraiment l’éclectisme d’un genre populaire. » En d’autres mots, un palmarès « qui souligne cette fois assez franchement la fracture existant entre les grands succès de la BD populaire, et la vision plus sectaire d’une bande dessinée parfois un peu trop affectée. » Et de conclure : « le palmarès d’Angoulême 2022 reste délibérément cantonné dans le carré d’une BD sélective, intellectuelle et engagée vers un certain élitisme. On n’y trouve aucun manga japonais, aucun comics de super-héros, ni de best-sellers grand public… Dommage. »
Vous noterez que je suis sympa, en donnant l’impression qu’il y a là une argumentation en plusieurs points, alors qu’en substance, il s’agit plutôt de ressasser le même constat, avec quelques menues variations, autour d’une opposition intello vs. populaire (l’article est d’autant plus paradoxal qu’il détaille et reconnait les qualités de chacun des titres récompensés… comme si l’on ne trouvait objectivement rien à redire à ce palmarès, mais qu’il fallait néanmoins le critiquer par principe).
Il y aurait beaucoup à dire sur ce genre de discours, mais je vais surtout m’arrêter sur ces « best-sellers grand public » si injustement oubliés. parce que les classements des meilleures ventes, ça me connaît. Sur 2016-2021, c’est « la marque » Riad Sattouf (L’Arabe du Futur – Les Cahiers d’Esther – Le Jeune Acteur) qui est tout en haut des ventes, une fois écartés les « mangas japonais » et les mastodontes que sont Astérix (hors catégorie) et Mortelle Adèle. Sur la même période, l’Arabe du Futur a vendu presque autant que Blake et Mortimer, alors que Les Cahiers d’Esther sont devant Largo Winch, et que Culottées (de Pénélope Bagieu) dépasse largement XIII. Toujours sur la même période, Dans la combi de Thomas Pesquet (de Marion Montaigne) a vendu à lui seul plus que tout Blacksad ou Corto Maltese, et Zaï Zaï Zaï Zaï (de Fabcaro) a vendu à lui seul plus que tout Lanfeust Odyssey.

Bref — sans vouloir prétendre que ce rapide inventaire représente une démonstration, il met cependant en lumière combien la perception de ce que sont aujourd’hui les « best-sellers » peut être éloignée de la réalité. Ce qui remet fortement en question l’argument récurrent des « succès populaires » qui devraient être récompensés sur la seule importances de leurs ventes.
Souvenez-vous, « grand public […] en apposition, désigne un produit destiné au plus grand nombre. » Et visiblement, aujourd’hui, le plus grand nombre est plus du côté de Riad Sattouf que des classiques franco-belges (irony inside).

Dossier de en décembre 2022