#TourDeMarché (2e saison)

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(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Cette semaine, on va explorer la question des rythmes de parution (en particulier côté manga), histoire d’approfondir quelques éléments évoqués durant le petit focus de rentrée de vendredi dernier. C’est parti !

Ces préoccupations de rythme de parution sont assez spécifiques au marché de la bande dessinée : en effet, il s’agit d’un marché où prédomine le format sériel, à la différence de la littérature (avec un grand L) qui le considère généralement comme moins fréquentable. A l’origine, une raison simple : un héros récurrent, c’est une marque qui s’entretient d’elle-même, et dont chaque nouvelle apparition vient revaloriser l’ensemble de ce qui est déjà disponible. Au point d’en faire des mascottes, que l’on met en figure de proue de magazines.
Se rajoute à cela une dimension historique, puisque l’apparition de l’album se fait dans un contexte de prépublication dans des magazines (généralement hebdomadaires), et la périodicité de ces derniers va entraîner la périodicité des albums eux-mêmes. Par exemple, deux planches de Spirou par semaine dans le Journal du même nom fournissent suffisamment de matériel pour produire deux albums de 50 pages annuels. C’est mathématique, et ça me permet de signaler cet excellent texte de l’ami David Turgeon.
Enfin, une fois la série bien installée, il y a le principe du rendez-vous très prisé côté marketing, comme par exemple pour la sortie des nouveaux albums d’Astérix, toutes les années impaires la dernière semaine d’octobre. Ou comment « faire l’événement. »
(Tout cela fonctionnait d’ailleurs très bien côté littérature au XIXe siècle, avec les Dickens, Hugo et autres Dumas. Mais j’ai l’impression qu’elle a ensuite pris ses distances par rapport à ce mode de publication, pour progressivement le renier. Si un.e spécialiste de l’histoire de l’édition passe par là et a une explication, je serais curieux de l’entendre — et de voir pourquoi aujourd’hui, la sérialité est largement l’apanage des littératures fantastiques ou policières, mauvais genres par excellence)

Pour revenir à la bande dessinée, il est intéressant de noter que ce principe de périodicité est présent sur les trois grands pôles de production (Amérique du Nord, Franco-Belgie et Japon), même si l’on constate des spécificités locales. Comme j’ai pu le détailler ailleurs, l’introduction des mangas sur le marché français a ainsi représenté une rupture avec les modèles éditoriaux alors en vigueur, avec la mise en place d’un autre rythme de parution. Généralement, rendu à ce point de la discussion, je dégaine cette diapositive qui liste les périodicités des premiers mangas parus en France (M mensuel, B Bimestriel, T trimestriel), mais on va essayer aujourd’hui d’apporter d’autres chiffres.

Pour cela, je me suis appuyé sur les listings de sorties proposés par Manga-News, qui fournissent un historique qui remonte super loin, avec en prime une fonctionnalité d’export vers Excel. Que demande le peuple ? Pour pinailler, il y a quelques scories dans cette liste, avec des titres qui ne ressortent pas vraiment du manga mais qui y sont inclus, tout simplement parce qu’ils se déroulent au Japon. Heureusement, ils sont très minoritaires (et GfK présente des problèmes similaires). Bref, c’est une base de travail intéressante, d’autant plus qu’elle a l’avantage de ne pas présenter les problèmes des listings Electre ou GfK, parasités par les packs, versions collector et autres rééditions, car destinés à un autre usage.
Avant de se pencher sur le rythme de parution, voici ce que cela donne pour la production de manga en France depuis la nuit des temps (ou presque).

Cette courbe est super intéressante dans ce qu’elle dit sur les dynamiques de l’installation du manga — sachant que les données de ventes, côté GfK, ne débutent qu’en 2003, et passent donc sous silence une large partie de l’histoire du genre en France. Cela permet de voir qu’il y a deux « déclics manga », un premier en 1996 (qui correspond à la période détaillée sur ma fameuse diapositive), puis un second sur 2002-2007, emmené par l’investissement massif des grands éditeurs sur le segment. Et même si beaucoup pensent que l’on vient de vivre un troisième déclic en 2021, il va falloir attendre un peu pour confirmer que l’on a effectivement passé un nouveau palier.
Côté rythme de sortie, voilà ce que cela donne, lorsque l’on considère la médiane du nombre de jours écoulés entre deux volumes successifs d’une série :

Pour rappel, la médiane, c’est la valeur qui divise l’échantillon que l’on considère en deux parties égale : 50 % au-dessus, 50 % au-dessous. Ici, c’est une dimension plus pertinente (car faisant ressortir un standard) que la moyenne (très sensible aux situations extrêmes). On observe que le rythme bimestriel (60 jours entre deux volumes) s’installe très tôt, et va rester une forme de standard jusqu’en 2006-2008 environ. Ensuite, c’est le rythme trimestriel qui prend progressivement le dessus, dominant à partir de 2018. Bien sûr, c’est le rattrapage de la production japonaise (sur un standard trimestriel pour les séries les plus populaires) qui a entraîné mécaniquement ce basculement.
Cela se retrouve aussi lorsque l’on regarde, pour une année donnée, la répartition des sorties en fonction du nombre de semaines écoulées entre deux volumes. voici le genre de courbes que l’on obtient :

On y retrouve les mêmes constats, avec un standard bimestriel présent très tôt (dès 1996), alors que le standard trimestriel n’apparaît que plus tardivement (2006 sur ce graphique). Attention, vu que je n’ai conservé qu’une partie des années (espacées de 5 ans) pour des questions de lisibilité, les dates précises de l’apparition de ces standards diffèrent peut-être de quelques années, mais vous voyez l’idée.
Afin de pouvoir comparer les différentes périodes, on va essayer de normaliser ces courbes, en considérant la répartition (en pourcentage) des sorties en fonction du nombre de semaines d’écart entre deux volumes.

Cette approche vient affiner notre première analyse basée uniquement sur la médiane, en y apportant de la nuance. En effet, on n’y observe pas un déplacement du pic bimestriel vers un nouveau pic trimestriel, qui correspondrait à un changement de standard. On a plutôt la coexistence de deux standards (bimestriel et trimestriel), accompagnée d’un nombre croissant d’écarts longs (supérieurs à 6 mois) qui passe de 25 % des titres en 2007-2009 à 33 % en 2019-2021. On notera enfin également le maintient de sorties simultanées, souvent au moment du lancement de nouvelles séries, qui correspond à un troisième pic de la courbe.
Idéalement, il pourrait être intéressant de croiser cette courbe avec les ventes, pour constater quel est véritablement le standard qui domine sur le marché, mais je n’ai pas les chiffres pour cela, n’ayant que des tops annuels à disposition. Sachant que se pose également la question de la durée considérée après la sortie (premier mois ? trois mois ? six mois ? un an ?)… bref, la question n’est, une fois de plus, pas aussi simple qu’il n’y paraît.

Après ce rapide tour de la situation côté manga, il est naturel de se demander ce qui se passe du côté des autres segments du marché. Sauf que les choses sont un petit peu plus compliquées — sinon, ce ne serait pas drôle. Comme je l’ai évoqué plus haut, les données Electre et GfK (qui se base sur Electre) sont « parasitées » par tout un tas de références ayant trait à des packs, des collectors, des rééditions, etc. ce qui ne nous intéresse pas ici. Les outils à disposition (Electre, Dilicom, GfK) sont construits autour de la librairie, et donc de la gestion d’un ensemble de *produits*. Ce qui est sensiblement différent des notions de *création* ou de *nouveauté*, qui vont intéresser le lecteur. Pour donner un exemple, le dernier One Piece en version normale, en version collector, en version limitée avec un badge, ce sont trois *produits* (pour autant de références) côté libraire, mais une seule nouveauté (avec plusieurs options) pour le lecteur.
Malheureusement, il n’y a pas à ma connaissance de listing comparable à ce que produit Manga-News pour le reste du marché de la bande dessinée. Il faut donc se rabattre sur les outils professionnels, GfK ou Dilicom, et s’en accommoder. Il est alors nécessaire d’appliquer une série de filtres successifs, qui vont progressivement réduire le champ d’analyse. Idéalement, il faudrait faire ça à la main pour être rigoureux comme il faut, mais ce n’est pas compatible avec le rythme hebdomadaire du #TourDeMarché. Donc pour aller vite, on va : retirer tous les titres parus avant 2003, retirer tous les packs et éditions collectors, enlever tout ce qui ne relève pas d’une série, écarter les éditions étrangères et enlever les rééditions qu’on a pu noter. C’est fait un peu à la serpe, il y a peut-être des titres qui passent à la trappe alors qu’ils ne le devraient pas, et d’autres qui restent alors qu’ils devraient être écartés. L’idée, c’est de dégager une tendance, pas de se lancer dans de l’analyse fine. Donc, avec toutes ces précautions d’usage, et uniquement à but exploratoire, on arrive à une liste d’environ 55 000 références, qui donnent à voir une évolution de la production comme suit :

C’est rassurant, la courbe a la forme attendue, avec des ordres de grandeurs comparable à ce que l’on a pu voir par ailleurs. Oui, c’est une estimation au doigt mouillé, mais encore une fois, le but est d’avoir une idée générale de la situation. Et, lorsque l’on passe à la question des rythmes de parution, voilà ce que l’on obtient :

Côté manga, on est cohérent avec ce que l’on a vu plus haut. et pour le reste, on observe un standard annuel côté BD DE GENRES, quelque chose de plus ou moins comparable côté BD JEUNESSE, et des COMICS sur un rythme plutôt semestriel (reflet d’une production outre-Atlantique qui s’organise de plus en plus en arcs narratifs de 4 à 6 numéros, qui sont ensuite publiés en recueil). Comme prévu, il y a des trucs un peu étranges, comme ces variations fortes côté BD JEUNESSE qui laissent penser qu’il reste des titres problématiques, ou quelque opération spéciale qui perturberait l’ensemble. Bref, à prendre avec des pincettes.
En considérant la répartition par année (en semaines écoulées entre deux volumes successifs), le rythme annuel apparaît comme un standard toujours très présent (et dominateur) côté BD DE GENRES et BD JEUNESSE.

La situation côté COMICS est… euh, beaucoup moins lisible, et reflète probablement une organisation par série particulièrement chaotique et assez inextricable. Bref, il y aurait besoin de se pencher plus longuement sur le sujet.

Dernier point à tirer de cette analyse assez rapide, l’importance du format sériel en fonction du segment, où l’on voit (sans surprise) le manga émerger comme le segment sériel par excellence.

Dossier de en septembre 2022