#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Les semaines se suivent et se ressemblent, mais pour faire de ce #TourDeMarché un moment un rien exceptionnel, on va s’intéresser cette semaine à la question des éditions collector. C’est parti !
Si vous me lisez régulièrement, vous commencez à avoir l’habitude : avant de chercher à faire une quelconque analyse, il est important de définir ce que l’on veut étudier. Parce qu’on a beau savoir de quoi on parle, la réalité se montre souvent récalcitrante. Direction les dictionnaires, avec des sons de cloche sensiblement différents. « Collector », pour le Larousse, désigne un « Objet recherché par les collectionneurs pour son originalité ou sa rareté. » Pour le Robert, c’est un « Objet produit en série devenu un objet de collection. »
On le voit, la question de « collection » est au cœur du problème, et on sait de longue date qu’il s’agit d’un élément central dans le rapport à la bande dessinée, tant du point de vue des éditeurs que de celui des lecteurs. S’il fallait encore s’en convaincre, il suffit de noter la parution prochaine de la 23e édition du BDM cru 2023-2024, « Catalogue encyclopédique & Argus », qui aborde la question des « trésors de la bande dessinée » dans son sens le plus littéral.
Bien évidemment, le fait qu’une large partie de la production s’inscrive dans le format sériel n’y est pas étranger, comme on peut le voir dans la passionnante histoire de l’album franco-belge de Sylvain Lesage (Publier la bande dessinée, ENSSIB). Je trouve en particulier éclairant le fait que l’album de bande dessinée ait émergé comme « album d’étrennes », donc un cadeau exceptionnel que l’on conservera précieusement, et que les éditeurs sont prompts à organiser en collection à compléter.
(petit aparté : ce « berceau » de la bande dessinée franco-belge explique, à mon sens, beaucoup des différences que l’on observe avec les autres grandes traditions, qui apparaissent sur des supports populaires et presque opposés à cette forme de légitimité et de visée édifiante. Ainsi de la tradition américaine avec ses floppies hérités du pulp, ou de la tradition japonaise des premiers kashihon, qui reprend le format de littérature populaire du 19e siècle avec un papier non soumis à la censure de l’occupant américain. fin de l’aparté)

Côté lecteurs, l’étude de 2020 (« Les français et la BD », CNL/Ipsos) n’abordait pas la question de la collection (au profit d’autres sujets), mais on peut s’appuyer sur les résultats de l’étude de 2011 (« La lecture de bande dessinée en France », BPI/TMO Régions). Ainsi, « Les lecteurs actuels de BD en possèdent presque tous (87 % sont dans ce cas), les anciens lecteurs sont 44 % à en conserver chez eux alors que les non lecteurs sont assez peu à en avoir (seulement 10 %). »
On peut aussi y lire : « Ces personnes possédant au moins 100 bandes dessinées se trouvent en proportions plus importantes chez les gros lecteurs de BD (27 % de ceux qui lisent 100 BD et plus dans l’année possèdent 100 BD et plus), mais aussi chez les 50-59 ans (16 % sont dans ce cas). En ce sens, la possession d’un grand nombre de bandes dessinées dépend non seulement de l’appétence pour ce type de lecture mais nécessite aussi du temps (et de l’argent) pour les accumuler. C’est sans doute la raison pour laquelle aux âges jeunes (inférieurs à 30 ans), bien que les lecteurs de BD soient plus représentés, la part des individus ayant 100 BD et plus reste comprise entre 4 % et 6 % (contre 9 % en moyenne). »
A mon sens, il faut prendre ces dernières conclusions avec des pincettes, du fait de la montée en puissance du manga ces dernières années. Une étude réalisée en 2022 aboutirait à un panorama très différent, tout en confirmant l’importance de la collection.

D’un point de vue pratique (« on sait de quoi on parle »), un collector désigne aujourd’hui une édition spéciale, généralement limitée, destinée à satisfaire les fans les plus impliqués. ou les collectionneurs, c’est selon, et c’est là que ça se complique. Comme vous vous en doutez, il n’existe pas de catégorie « collector » dans les bases de GfK. il faut donc partir à la pêche en utilisant au mieux les filtres textuels sur les intitulés des 120 000 références qui s’y trouvent (on ne s’en lasse pas). Coup de bol, il n’y a pas tant de « collectors » que ça : à peine un peu plus de 200, ce qui est tout à fait gérable. Mais c’est là qu’apparaissent les premiers points discutables qui laissent entrevoir la complexité du sujet.
On y trouve ainsi les « éditions collector 10e anniversaire » made in Soleil pour Lanfeust de Troy (8 titres en 2004) et Trolls de Troy (14 titres en 2007), mais aussi ces « coffrets collector » qui regroupent plusieurs volumes d’une même série dans un fourreau. Par ailleurs, on remarque que les versions collector de certaines séries franco-belges sont en fait listées comme étant « version luxe » (avec prix en rapport)… ce qui est sensiblement différent des éditions « Deluxe » dont bénéficient certains mangas. Argh. (je vous passe aussi les références collectors listées avec le même titre que la version standard, qu’il faut aller chercher quand on sait qu’elles existent mais qu’elles n’apparaissent pas dans la liste, un bonheur)
Cela signifie qu’il faut faire le tri « à la main » (une fois de plus), mais surtout que l’idée de collector (dans cette acceptation) ressort avant tout d’une stratégie marketing de la part de l’éditeur… sans véritable standard établi. (Pourquoi apporter cette précision : un ouvrage présentant une erreur d’impression ou signé par l’auteur est aussi, stricto sensu, un « collector », mais ne correspond pas à une catégorie analysable avec les outils de suivi de marché à notre disposition) Au final, et avec toutes les précautions d’usage sur ce genre d’analyse (bis repetita), j’arrive à un échantillon d’un peu plus de 450 références (454). soit une petite trentaine par an sur 2010-2021, pour une pratique relativement rare par rapport à l’ampleur de la production.

Comme un #TourDeMarché qui se respecte se doit d’avoir ses graphiques multicolores, voici l’évolution du nombre de « collectors » (au sens large) sur la période 2010-2021, ventilé sur les segments habituels. Enjoy !

Autre version, avec cette fois-ci les collectors hors packs regroupant plusieurs titres. Au passage, on notera combien il est difficile, sur un échantillon aussi réduit, de dégager de véritables tendances (ce qui est tout à fait normal).

Pour conclure, je voudrais revenir sur la notion de « rareté » qui serait associée à l’idée de « collector » (cf. le Larousse), en regardant ce qu’il en est vraiment sur quelques titres ayant bénéficié d’une édition « collector » ces dernières années. Ainsi, les deux derniers albums d’Astérix (La fille de Vercingétorix en 2019, et Le Griffon en 2021) ont tous deux bénéficiés d’une version « de luxe » à 39€ (contre 9,95€ pour la version standard), qui représente autour de 0,5 % des ventes de l’album en question. A l’inverse, les trois derniers tomes de One Piece (98, 99 et 100) ont eu leur version « collector » à 10,95€ pour le dernier (contre 6,90€ en version normale). sur les ventes du mois de décembre 2021, les ventes du collector représentaient 37 % des ventes de ce tome 100. Pour le tome 98, paru en mai, les ventes du collector comptaient encore pour près d’un quart (23 %) des ventes cumulées à fin 2021. Soit une rareté toute relative, on en conviendra.
On pourrait se dire que l’explication se trouve dans cette opposition entre « édition luxe » et « collector », et le positionnement radicalement différent qu’il implique : luxe réservé à des happy few, contre collector venant récompenser les (simples) collectionneurs. Mais il faut aussi prendre en compte un rapport à l’œuvre profondément différent : d’un côté, une série devenue tellement classique qu’on l’achète plus par habitude que par conviction ; de l’autre, une saga dont chaque nouvel épisode est guetté, attendu et dévoré dès la sortie. On y retrouve les dynamiques observées par Henry Jenkins dans Convergence Culture (publié en 2006), avec toutes les tensions que l’investissement passionné de ces communautés de fans peuvent faire émerger, du fait d’un sentiment d’« entitlement » extrêmement fort. Difficile de traduire ce terme anglais : il y a l’idée d’un dû en retour ou reconnaissances de services rendus. par exemple, parce qu’ils sont des fans fidèles, les fans de One Piece estiment qu’il est normal qu’ils soient récompensés par un collector. La nature même du collector (sa rareté) peut alors devenir l’objet d’une profonde frustration, dans laquelle s’expriment souvent des arguments opposant la passion (noble) du fan à la cupidité (abjecte) de l’éditeur. « C’est compliqué », comme on dit.

Dossier de en octobre 2022