#TourDeMarché (2e saison)

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(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Retour de ce rendez-vous hebdomadaire qu’est le #TourDeMarché. Suite logique de la semaine dernière, après avoir évoqué la question du rythme de publication, il me paraissait utile de se pencher sur les séries et leur fonctionnement. Pour commencer, revenons sur le dernier graphique que je vous avais partagé la semaine dernière, afin d’aborder « l’importance du format sériel en fonction du segment ». Le voilà, histoire de vous rafraîchir la mémoire.

En réfléchissant à comment pouvoir croiser cette approche avec les chiffres de ventes, j’ai réalisé que j’avais fait une petite erreur, en me laissant emporter par l’analyse que je venais de conduire. Je m’explique. Pour examiner les rythmes de parution, je vous avais expliqué comment, j’avais fait le tri dans les titres à conserver, en me focalisant sur les volumes numérotés et en écrémant gaillardement le reste. Il s’agissait d’être efficace, quitte à faire preuve de trop de zèle. Mon erreur dans l’histoire, c’est d’avoir voulu utiliser ces données, traitées dans un but précis, pour analyser (même rapidement) une dimension proche mais distincte. Ce qui entraîne des effets de bord des plus fâcheux, et qu’il vaut mieux éviter. Dans le cas qui nous intéresse, le graphique problématique s’appuyait sur ce tri « quick & dirty » qui, on va le voir, était par trop radical. Parce qu’une série, ce n’est pas aussi simple que cela n’en a l’air, et c’est ce que l’on va explorer maintenant.

(Oui, j’ai conscience que c’est une *très* longue introduction, mais ce petit rappel méthodologique me semblait important. Et je vous préviens, on va beaucoup parler méthodologie aujourd’hui)

Alors, une série, qu’est-ce que c’est ? Le dictionnaire ne nous est pas d’une grande utilité sur le sujet, que ce soit côté Larousse ou Robert : rien sur la bande dessinée. Les ressources du CNRTL sont un peu plus éclairante du côté des ARTS :
« a) Ensemble composé d’œuvres qui possèdent entre elles une unité et forment un tout cohérent. »
On y évoque même des albums, mais ce sont des recueils de dessins. Caramba, encore raté ! L’entrée suivante nous intéresse aussi :
« b) CIN., TÉLÉV. Suite de feuilletons, de films, d’émissions liés par une unité de genre, de forme, de sujet ou de personnages. »
On y est presque, il suffirait simplement de combiner les deux. Dont acte :
« Ensemble composé d’œuvres qui forment un tout cohérent, liées par une unité de genre, de forme, de sujet ou de personnages. »
Ne reste plus qu’à la confronter à la réalité du terrain, mais on est sur la bonne voie.

J’aurais pu choisir d’y aller étape par étape, sans vous brusquer, mais ça risquait d’être un rien fastidieux. on va donc plutôt sauter dans le bain, comme ça, en regardant ce qui se passe du côté de Troy. L’univers de Troy fait ses débuts avec la parution du premier volume de Lanfeust de Troy (Arleston/Tarquin, chez Soleil) en 1994, et va s’étoffer (c’est peu de le dire) au fil des années qui vont suivre pour compter 81 volumes à ce jour. Voici une rapide tentative de cartographie de cette « série », éclatée sur une dizaine de sous-séries. Et pour couronner le tout, l’une de ses sous-séries (Légendes de Troy) a elle aussi ses sous-séries. Tout. Va. Bien.

(Pour ceux qui penseraient que seule la bande dessinée serait capable d’un truc pareil, je leur conseille d’aller jeter un œil du côté de la Comédie Humaine de Balzac, consistant de 90 titres publiés et 25 ébauches incomplètes)

Si le Lanfeust-verse représente par son ampleur un cas extrême, les approches narratives qui le construisent ne sont pas récentes (et de loin), y compris au sein des grands classiques franco-belges. Côté spin-offs (ou séries dérivées), on peut citer Les Schtroumpfs (apparus dans les pages de Johan et Pirlouit) ou Rantanplan (échappé de Lucky Luke), ou le cas particulier de Gaston Lagaffe, tout droit sorti des pages du Journal de Spirou. Côté préquelles (ou « présuites » pour nos amis québécois), La Jeunesse de Blueberry date de 1975 et compte 21 volumes… alors que la série principale change de nom en cours de route, pour devenir Mister Blueberry à partir de 1995.
On pourrait d’ailleurs souligner qu’il manque au Lanfeust-verse une série « best-of », comme on peut en trouver pour Le Chat de Philippe Geluck, dont le premier paraît en 1994, soit à peine huit ans après les débuts de la série. Et bien sûr, pas de cross-over non plus, spécialité typiquement nord-américaine caractéristique des univers partagés des « Big Two », et leur ramifications vertigineuses. je ne résiste pas au plaisir de vous en partager ces petits aperçus.

Il y a donc tout un tas de manières d’envisager une « série » et d’en décrire l’architecture — et comme on vient de le voir, on dispose d’un large vocabulaire spécifique, bien que souvent emprunté à l’anglais. Et accessoirement, notre définition tient la route. Toute la difficulté ensuite réside en la manière dont on intègre tout cela dans un outil de suivi, qu’il s’agisse de la production ou du marché. Pour rappel, c’est la base Electre qui est au cœur de la plupart des outils en questions (Dilicom ou GfK, entre autres). Or, ces différents outils sont construits à la manière d’un grand tableau Excel, dans lequel chaque colonne correspond à un champ donné. Sauf que comme on vient de le voir, cette approche nous fait perdre en granularité.
Ces remarques sont du même ordre que celles que j’ai pu faire à l’endroit de la segmentation utilisée par GfK : il ne s’agit pas de critiquer, mais de comprendre les choix qui ont été faits pour aborder ce qui est, en définitive, un problème insoluble. Car comme vous le voyez, le vrai problème dans tout cela, ce ne sont pas les outils, mais la complexité de la réalité des séries — à laquelle répond la complexité des angles d’analyse envisageables. Et dans ce cas, pas de solution miracle.
Cela ne veut pas dire que ces analyses sont impossibles, mais plutôt qu’elles nécessitent un travail spécifique, et parfois très fastidieux (Ce que j’avais d’ailleurs indiqué la semaine dernière, en m’excusant de ne pas m’y atteler). Bref. J’ai donc refait le fameux graphique de la semaine dernière sur la part du format sériel au sein de la production, en procédant par la négative : soit non pas considérer les tomes numérotés, mais plutôt tout ce qui n’est pas rattaché à une série.

On le voit, la version corrigée amène à modérer ma conclusion de la semaine dernière : le segment BD DE GENRES ressort comme étant le seul où le format sériel ne domine pas outrageusement. J’en ai aussi profité pour faire un autre type de graphique, en faisant des one-shots une catégorie à part, ce qui permet d’en observer l’importance (ou pas). Au premier abord, le verdict est impitoyable, mais il faut se méfier des apparences. (Je vous ai mis deux versions du graphique des ventes, pour atténuer l’effet d’écrasement lié au pic de 2021)

Alors que les one-shots ont progressé de 15 % de la production en 2004 à 23 % sur 2019-2021, leurs ventes sont passées de 3 % du total en 2004 à 8 % pour 2019-2021… enregistrant +55 % pour la production, mais +124 % pour les ventes. Bref, il y a du mieux. Cependant, ce simple constat ne saurait être satisfaisant, notamment quand on connaît la disparité des performances sur le marché, entre succès éclatants et ventes hyper confidentielles, et tout le panorama des possibles entre ces deux extrêmes.

Une bonne analyse de marché fonctionne en aller-retours, alternant vision globale et étude de cas, chaque approche permettant de renseigner et d’éclairer la compréhension du fonctionnement de l’autre, afin d’en saisir toute la complexité. Mais c’est là un gros morceau, sur lequel on reviendra mercredi prochain, histoire de vous laisser le temps de digérer toutes ces considérations méthodologiques. C’est un peu moins rigolo que d’habitude, mais cela n’en est pas moins important.

Dossier de en septembre 2022