Larcenet

par

L’Indispensable : Ici, tu visualises avec beaucoup de facilités tout ce qui a précédé l’instant du cliché. Beaucoup d’images dites «choc» n’atteignent pas cette globalité. Il doit exister des tas d’images traitant de la mort ! Celle-là m’apparaît comme l’une des plus fortes que l’on puisse regarder.

Emmanuel Larcenet : Ce qui me frappe avant tout, c’est que son corps soit extrait d’un puits. Selon la légende de ce cliché, 26 cadavres étaient entassés au fond de ce puits. L’impact de cette image est sûrement très important sur l’esprit, en raison de notre rapport moral et social à l’enfance. Néanmoins, nous ne pouvons pas oublier ni négliger la présence des 26 autres corps, pouvant aussi bien être des adultes que d’autres enfants. Le dégoût est renforcé me semble-t-il, par la dérision de ce foulard enroulé autour du coup de la gamine. Il est là pour nous épargner la vision de l’entaille franche sur sa gorge, pour rendre un semblant de dignité à l’enfant… Finalement, il ne cache rien au moment du cliché.
Ce qui est également touchant, c’est de constater que dans toute cette horreur, quelqu’un, dans ce puits, a agi avec humanité. La célèbre photo représentant un combattant espagnol au moment même où son corps s’affaisse en arrière, atteint par une balle, relève de la même force sémantique. Mais c’est un cliché en temps «réel» ; qui fixe l’instant même de la mort. Il est instantané, et témoigne donc d’un «instant de temps». Pour ce qui est de la fillette, la connotation est renforcée. L’effet, quelques secondes avant ou après la prise de cette photo, l’impact visuel reste identique. C’est presque une culture, dans sa totalité, dans ses extrêmes, qui s’inscrit dans son histoire. Ce n’est aucunement un instantané…

L’I. : Votre travail pour Dallas Cowboy s’inscrit-il dans cette démarche «d’instant de temps» ?

E. L. : Dallas Cow-boy est évidemment axé sur le temps. Il s’agit de retours dans le passé, vers l’enfance et l’adolescence. Il s’y trouve fatalement une notion de retour en arrière, de souvenir. Avec le recul, une tendresse se dégage de tout ce qui s’y trouve raconté, même dans les passages les plus durs. En vieillissant, on a tendance à magnifier bien des événements… En allant rechercher certains épisodes violents de ma jeunesse, sans aucune notion de thérapie, j’ai découvert ce que j’y ai aimé. J’en suis aujourd’hui, et en grande partie, le résultat.

L’I. : Vous semblez en être mélancolique.

E. L. : C’est peut-être vrai… un certain bien-être retiré de la tristesse. L’histoire de Presque[1] est basée sur une journée vécue lors de mon service militaire. Dans une petite introduction, je parle de divers événements survenus sous les drapeaux, mais la majorité de l’album se consacre au déroulement d’une journée entière s’avérant être phénoménale. De façon plus précise, plus instantanée, on y retrouve une notion de temps. Elle peut ainsi être rapprochée de la photo de presse représentant le combattant espagnol. Dallas Cow-boy pour sa part, n’est que le rassemblement de «petits bouts» de ma vie. Le travail sur le concept du temps, son exploration, m’intéresse beaucoup.

L’I. : Quels que soient les registres que vous explorez, vous n’aimez pas être catalogué dans votre travail. Comment définissez vous votre démarche ?

E. L. : Ce que j’explore réellement, ce sont mes manques ! Mes premiers travaux (chez Fluide Glacial) n’étaient constitués que de petits pastiches sans aucun liens apparents. N’ayant plus grand chose à raconter ainsi, je me suis tourné vers le registre aventureux. L’aventure était le thème de prédilection de mes lectures d’enfance.
Cela dit, sans vouloir paraître très présomptueux, j’ai du mal à centraliser mon travail uniquement sur la bande dessinée. Avant de faire de la bande dessinée, j’ai fais de la peinture, j’ai tourné .avec mon groupe sur les scènes rock pendant 8 huit ans… J’adore le média en lui-même, mais il ne me suffit pas. Je ne peux pas m’y cantonner !
Quand je jette un regard sur ma vie, je prends, conscience de la plupart des manques qu’elle comporte. Il y existe des sujets, des thèmes, que je ne peux pas aborder pleinement en bande dessinée du fait de ces manques. L’enfance et la mélancolie en font partie. Le réalisme mal maîtrisé, utilisé dans Dallas Cow-boy et Presque me sert à sortir d’un contexte classique et de m’approcher quelque peu de ces manques. Je pense que je n’aborderai plus l’autobiographie par la suite. C’est une sorte de piège dont la seule fonction se doit d’être une étape dans l’évolution artistique.

L’I. : Quel est le manque précis qui a déclenché l’emploi de ce réalisme ?

E. L. : La motivation première était d’ordre graphique. J’éprouve une réelle fascination pour le corps humain et sa représentation. C’est une obsession pour moi — au même titre que l’eau, que je développe un peu dans certaines planches de Dallas. Le corps, c’est la forme et le fond de Dallas. C’est le poids, la perte des cheveux, la vieillesse…
Le traitement graphique du corps sous les pinceaux de Munoz et Blutch, par exemple, est purement phénoménal. Loin de chercher à les égaler, j’ai voulu essayer de comprendre leur démarche graphique. L’approche que j’en ai dans Presque me convient beaucoup plus et cherche à atteindre, dans la mesure de mes possibilités, un tel impact. Dessiner des orbites noires, des visages émaciés aux traits marqués (ce que je fais très rarement dans mes autres productions) m’est alors apparu naturel.

L’I. : N’est-ce pas une façon de donner un peu moins d’ironie aux questions posées sur la mort ?

E. L. : Aborder ce thème de front comme j’ai pu le faire dans mes livres n’est pas une bonne approche. Lacan affirme que « la vérité a structure de fiction ». Essayer à tout prix de trouver frontalement cette vérité est une impasse. Il faut prendre des détours. Dans mes albums précédents, au registre humoristique, je tenais certains propos sur la mort qui m’apparaissent aujourd’hui, au delà du rire, plus intéressants, voire plus profonds, que ceux que j’ai pu tenir dans Dallas. Mes histoires sur la vieillesse et la d’échéance du corps, grâce à l’alibi comique, étaient plus pertinentes. J’ai fais une erreur en m’attaquant de front au monolithe de la mort. Il est donc nécessaire de donner vie à une fiction pour atteindre à une réalité — n’ayant par ailleurs aucune structure réelle.

L’I. : Ce qui vous ramène à votre détachement à rencontre du récit autobiographique.

E.L. : Antonio Cossu réalise actuellement ce qu’il nomme une fausse autobiographie. Selon lui, une autobiographie ne peut en aucun cas être la réalité. La vérité n’est que dans l’instant. Celui où nous posons le pinceau sur le papier. L’instant d’après, nous ne faisons qu’interpréter. Le temps nécessaire à l’écriture et au dessin suffit à altérer la vérité à laquelle on croit être fidèle. Il y a donc fatalement un décalage dans le temps et par voie de fait, dans la narration. L’histoire et sa représentation ne peuvent donc pas être la réalité.
Ce que j’ai raconté dans Dallas est bien arrivé, mais pas forcément comme ça s’est passé. C’est justement cette phase d’interprétation des faits, de leur chronologie, qui s’avère très intéressante. Par la suite, le livre possède bien une valeur intrinsèque (je l’espère), mais il ne peut en aucune façon être le reflet de la réalité.

L’I. : Fabrice Neaud, au travers de son travail sur l’autobiographie, tente de réduire le temps écoulé entre l’événement et sa retranscription. N’est-ce pas ainsi une manière d’éviter une certaine interprétation, une organisation personnelle des souvenirs ?

E.L. : Je ne connais pas bien son travail, soyons honnête, mais à mon avis, il ne peut absolument pas éviter l’interprétation. Son graphisme est complexe et le temps passé à effectuer tous ses traits et installer ses personnages, la réalité s’est envolée. Sur ce plan spécifique, sa démarche me paraît intéressante en tant qu’expérience, mais vaine quant au résultat.
Qu’on le veuille ou non, par définition, nos souvenirs sont réorganisés. On oublie et on garde en mémoire ce que l’on veut. Notre intellect est constamment reconstruit. Quelques artistes sont peut-être capables de produire un «instant» de réalité, mais fatalement, souvenir et mémoire impliquent une réorganisation. Cette dernière peut amener à une vérité mais non à une sincérité immédiate. C’est impossible. La vérité n’existe qu’au travers de cette réorganisation. Elle est indirecte. C’est ce que l’autobiographie m’a appris, et c’est ce qui me pousse à l’abandonner pour l’instant.

L’I. : La sincérité et l’honnêteté, plus que la vérité, vont donc vous mobiliser…

E.L. : Je ne suis pas honnête. J’ai conscience de la tricherie. Une conscience que je n’avais pas dans Dallas. Par contre, je me sais sincère. Quel que soit le sujet que j’aborde, je sais en toute sincérité que je peux et que je vais me tromper. Il y aura toujours ce décalage inévitable. Quoi que je fasse, ce sera toujours pour essayer de parvenir à un compromis entre « sensation » et « vérité ».
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L’I. : Qu’est-ce que ce choix d’une journée d’armée dans votre récit Presque, vous a apporté comme contrainte ?

E.L. : Il m’a permis de définir exactement ce dont je voulais parler. Les sensations que je voulais exprimer. En un peu plus d’une année là-bas j’ai ressenti un nombre incalculable de sensations. Focaliser mon attention sur quatre ou cinq d’entre elles me paraissait primordial. Je voulais aussi montrer combien il est possible de transformer un individu à tous les niveaux. Par exemple, au cours de cette journée précise, j’ai été le sujet de ce que l’on peut qualifier de « visions ». Des événements vécus sous forme de rêves éveillés. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si je les ai vécues ce jour-là.
Pour ce qui est des contraintes, je n’en ai ressenti aucune. Au départ je voulais raconter toute l’armée, ce qui est impossible. Il me faudrait un temps fou pour le faire. J’ai donc choisi de raconter la manipulation (et ses effets) qu’a exercée sur moi un système précis. C’est la raison d’être de Presque.

L’I. : Sa réalisation correspond-t-elle à un besoin ou plus simplement à l’opportunité de le raconter ?

E.L. : J’ai voulu montrer aux gens, avant la fin officielle du service militaire, que celui-ci n’est pas une aventure sans conséquences. Et ce, pour beaucoup de personnes. On ne peut quantifier ni comparer la douleur que des appelés des années 90 et ceux de la guerre d’Algérie (par exemple) ont ressentie. C’est indéniable. D’un autre côté, la douleur que j’ai reçue et qu’on m’a infligée, doit être dite. Même à notre niveau, l’armée peut-être une vraie mort. J’y ai perdu beaucoup, tant sur le plan physique que mental. Ce ne fut pas une période anodine comme beaucoup semblent le dire ou le penser. Quand je suis parti, ma mère m’a dit : « Tu verras, c’est pas grand-chose »…
En fait, ce fut quelque chose de terrible… Une souffrance énorme. Une autre personne à ma place n’aurait peut-être pas réagi comme je l’ai fait. J’ai pris l’armée en pleine gueule et j’en ai souffert. J’ai voulu montrer la puissance de ce système. Mettre les projecteurs sur ce qu’une autorité physique et mentale est capable d’accomplir à l’encontre de gens communs, comme moi, sans qu’il soit question ou non de fragilité psychologique. À coups de jours de trou et de mandales dans la gueule, ils ont réussi à faire de moi un soldat.
Un véritable imbécile assujetti à l’obéissance aveugle. Je reconnais qu’au début j’ai agi comme un vrai keupon, mais j’ai rapidement subi des privations qui m’amenèrent à obéir. Je n’étais pas assez fort pour me prendre des mandales pendant une année entière.

L’I. : Le manque comblé par Presque peut-il donner naissance à d’autres travaux ? Ou la violence et la mort se verraient opposer cette sensibilité, votre volonté d’approcher les raisons qui peuvent pousser un individu à égorger une fillette ?

E.L. : Les expériences que je décris dans mon récit, ne peuvent pas être vaines. Quand on aborde sincèrement de tels sujets, ils doivent logiquement ressurgir sur tout autre travail ou réflexion que l’on porte sur soi-même. Le moindre de mes dessins en est maintenant plus ou moins imprégné. C’est ainsi que tout artiste évolue. Des « Demoiselles d’Avignon » au plus petit toréador jeté sur un bout de papier, la moindre réflexion personnelle sur son travail, le moindre moment de sa vie, rejailli sur l’œuvre de Picasso. C’est ainsi pour tous les dessinateurs de ma connaissance.
Pour cette raison, nous ne sommes pas uniquement des dessinateurs de bande dessinée. Effectivement, notre travail est fait pour être lu par le grand public, mais notre démarche est identique à celle de tout créateur.

L’I. : Par une telle approche, Bill Baroud votre personnage le plus médiatique, ne risque-t-il pas de perdre ce qui synthétise sa force, à savoir l’ironie ?…

E.L. : L’ironie ne sert qu’à renforcer le propos. Il faut tout de même avoir conscience que Bill Baroud est un personnage détestable. À la limite du nazisme. C’est un américain pure souche. Un raciste de base. Or, l’ironie absorbe tous les faits que je raconte sur ce personnage facho qui veut sauver l’Amérique (« le Monde libre »). Je ridiculise ce genre de propos en utilisant l’ironie. A mon avis, elle autorise la pertinence. Surtout après avoir essayé d’aborder frontalement ce genre de propos. L’ironie est alors renforcée par ces échecs frontaux. Elle offre les moyens de titiller la réalité.

L’I. : Faites-vous action d’autocensure ?…

E.L. : Je ne décris aucune scène de cul. Je m’interdis de le faire, n’étant pas assez fort pour éviter le graveleux. J’ai commencé à dessiner avec Vuillemin pour modèle. Son humour peut paraître graveleux mais en réalité, il est impressionnant de maîtrise — même s’il dérape de temps à autre. Pour ma part, j’en suis incapable. Pour le reste, cela dépend du support de presse utilisé.
Dans le journal Spirou, je ne peux pas écrire « la putain de ta mère ». Même si les propos tenus par les mômes d’aujourd’hui sont beaucoup plus salés. J’aurais plutôt tendance à écrire « ta mère en soutien-gorge ». Je fais donc acte d’autocensure légitime. Dans Spirou, je me censure un peu, dans Fluide Glacial quasiment pas.
Encore une fois, je contourne le problème que cela peu poser. Dans toutes les représentations, la difficulté réside dans la façon de titiller le thème sans tomber dans sa publicité.
En général j’essaie d’éviter — toujours frontalement — les problèmes politiques comme ceux que soulève le Front national par exemple. On peut les aborder à la manière de Luz ou Pétillon, directe et à l’abri de toute interprétation détournée ; ou bien en édulcorant un peu le thème abordé, et en l’incluant au détour d’une histoire. Cette technique possède beaucoup moins de force et d’impact que celle des auteurs cités, mais on peut tout de même raconter beaucoup de choses.
J’aimerais énormément, comme Luz, avoir le courage de monter au front et d’être le héros de la révolution. J’aimerais avoir cette acuité qui le définit lui et Pétillon. Je n’ai malheureusement pas cette aptitude.

L’I. : Dans toutes ces réflexions, comment s’inscrit le travail en collaboration ?

E.L. : C’est une démarche très particulière. Elle est totalement différente d’un collaborateur à un autre. En travaillant beaucoup, on brûle vite ses cartouches. Dans 5 pages dessinées pour Fluide, je suis obligé de raconter une histoire que d’autres racontent en 46 pages. Ainsi, j’épuise très vite des thèmes que je ne peux plus aborder par la suite. Il arrive donc un moment ou l’on se sent vidé et où l’on a besoin et envie de ce que font les autres. La collaboration trouve sa justification dans l’acte de combler des manques, des faiblesses réciproques. Quand l’alchimie accepte de fonctionner, cela donne naissance à une véritable communication, et par voie de fait, à une excellente collaboration.

L’I. : Dans Fluide, tous les acteurs travaillent dans le registre de l’humour. Cela ne doit pas être évident en ce qui concerne l’ego…

E.L. : A titre anecdotique, beaucoup d’auteurs évitent de me raconter les sujets qu’ils abordent ou comptent aborder, car je suis une véritable éponge. C’est vraiment involontaire de ma part. Quand on me dit que je pompe Blutch c’est une affirmation pour le moins simpliste. J’ai beaucoup lu Blutch et Goossens et j’aime particulièrement leurs travaux. Ils sont tous deux devenus des références inconscientes de mon travail. Quant à Fluide proprement dit, on empiète rarement sur l’espace des autres. Nos places dans la rédaction sont tacitement définies.

L’I. : Il y a finalement beaucoup d’audace dans votre démarche. Vous cherchez toujours à dépassez vos propres limites ?

E.L. : La véritable que j’ai repoussée est la réalisation des albums Dallas Cow-boy et Presque. Personne ne voulait publier ces deux histoires. Elles sont aujourd’hui éditées grâce au support des Rêveurs de runes. Dallas est donc une limite dépassée (Presque le sera en octobre). Le tirage de Dallas est aujourd’hui plus qu’une frontière repoussée, c’est une jolie victoire.
On m’a, à cette occasion, bombardé directeur de collection au sein de l’association des « Rêveurs ». C’est un bonheur incroyable. Les gens m’envoient leurs travaux et j’en découvre d’excellents. Etre capable d’éditer des inconnus est aussi, face à mes capacités, une limite à dépasser.
Ma prochaine grande limite sera de faire un album couleurs de 46 pages grand format. Mais mon graphisme en lui-même est également une limite. Dans mon vécu, je suis largement influencé par l’école franco-belge. Mais cette dernière m’a toujours déplu par son côté outrancier dans les expressions des personnages. Aussi, j’évite au maximum les rictus qui me paraissent factices. Graphiquement, je pense qu’une case blanche exprime bien plus d’étonnement qu’un regard chez Franquin. Il est nécessaire d’imposer une certaine nuance et ne pas sombrer dans l’exagération.
J’apprécie spécialement la statique très expressive des arts Inca et Égyptien. Mon dessin est plutôt statique, à l’opposé de ceux Blutch et Goossens qui possèdent pour leur part un mouvement incroyable. La couleur est également un des moyens par lesquels ces émotions peuvent passer (il suffit de se référer aux albums de Bodart, ou a ceux mis en couleurs par Fraymond). De mon côté, je ne suis malheureusement pas coloriste…

L’I. : Vous semblez être attiré par la matière.

L.E. : J’éprouve un attrait évident pour la matière. J’ai commencé à dessiner professionnellement avec un trait rempli de matière, et peu à peu, j’ai pris conscience que les propos que je voulais développer au sein de mes travaux pour Fluide Glacial, devaient passer par une approche graphique plus classique. Je suis donc rapidement revenu à un trait plus simple et à des lavis uniformes. Traiter la matière me rappelle les cours d’école primaire, une époque où on peut encore « mettre les doigts dedans ». Elle est un élément de toute la palette du langage de la bande dessinée. Il ne faut surtout pas s’en priver.
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L’I. : Avec les Rêveurs de runes, revendiquez-vous le label d’indépendant ? N’est-il pas excessif comme ce fut le cas par exemple pour le Rock alternatif au cœur des années 80, en devenant une véritable bannière de combat indépendante du contenu.

L.E. : A cette époque, deux groupes synthétisaient assez bien le mouvement Rock Alternatif. Le premier d’entre eux (« les Béruriers noirs ») refusait totalement de passer à la télévision. Le second (« les Garçons bouchers »), au contraire, acceptait de se prêter au jeu. Faisant alors moi-même partie d’un groupe rock, j’étais en total accord avec l’attitude des « Béruriers ». Je trouvais d’ailleurs génial qu’ils mettent fin à leur aventure au moment même où le succès arrivait à grands pas. Avec le recul, j’estime aujourd’hui qu’il s’agit d’un acte idiot.
Une sorte de maturité aidant, on s’aperçoit que tout le monde tend à être universel. Si tu fais quelque chose, c’est (in)consciemment pour le montrer à un maximum de personnes. On ne peut pas rester cloisonné. Il arrive un moment où cette notion d’underground devient obsolète. Ce milieu « parallèle » produit des travaux pour le moins excellents, il faut bien le reconnaître.
Dans cette optique précise, que tu sois underground ou non, il faut toujours tendre vers le plus grand nombre (un éditeur ou un auteur n’est indépendant que par la seule force des choses, le peu de moyens financiers). Seule la lisibilité est importante, quel que soit ton propos, de quelque nature que soit ton graphisme, il faut tendre à une lecture universelle Dans le cas contraire, ton travail est mort. C’est précisément ce que je reproche aux labels indépendants qui se referment sur eux-mêmes.

L’I. : Cette recherche ce l’universalité n’implique-t-elle pas la complaisance ?

E.L. : La seule question à se poser est de savoir si on peut continuer à évoluer dans la direction qu’on a choisi. « Est-ce que je vais arriver à concevoir une nouvelle histoire ? ». Passé un certain stade, nous sommes capable de distinguer très clairement les codes, le fond, et la forme. Par la suite, nous faisons ce que nous voulons de ces derniers.
On est libre par exemple, de ne pas utiliser les codes (à l’instar de certains auteurs underground). L’universalité d’un artiste comme Van Gogh fut tardivement comprise. Son propos pictural et son image sont aujourd’hui universels. Il basait sa démarche sur une déconstruction des codes, afin d’atteindre à une certaine globalité. Forcément, c’est un art difficile à appréhender pour son époque.
Aujourd’hui, tout le monde l’aime (un peu par mode il est vrai). C’est parce qu’il tendait à être compris de chacun, qu’un jour, son œuvre se révéla aux regards de tous.
Cependant, il ne faut pas aller chercher le lecteur. C’est toute la différence entre se donner et se prostituer. Il est hors de question de mettre des femmes à poils pour atteindre un plus grand nombre de lecteurs. Tant pis si le lecteur ne prend pas ce que tu lui donnes, il faut tout de même être le plus ouvert, le plus accessible possible. Les auteurs doivent donner au plus grand nombre, et non vendre au plus grand nombre.

L’I. : Comment imaginez-vous la réaction des personnes de votre entourage que vous mettez en scène dans Dallas Cow-boy et Presque ?

E.L. : Les réactions ne peuvent pas être bonnes. En préface de Dallas, je précisais qu’on entame toujours ce type de démarche pour son père. A titre personnel, il existe un problème de communication entre mon père et moi. À la lecture de l’album, mon père a eu une réaction qui m’a fait très mal sur le moment et que je n’ai comprise qu’après. Il n’en a retenu qu’une chose : la présence d’une faute d’orthographe…
En rentrant chez moi j’ai pleuré comme un môme. Mon père ne m’avait pas écouté ! Et puis j’ai fini par me rendre compte que ce n’était pas important. Ce qui l’était, c’était de l’avoir fait. Tant pis s’il n’a pas compris, je réessaierai. Je souhaite simplement réussir à lui parler.
De son côté, ma mère va également mal réagir et en ressentir beaucoup de peine. Dans Presque, je la décrits comme refusant d’assumer son rôle maternel. Je vais essayer de lui expliquer que ce n’est pas elle en tant que « personne », mais bel et bien ce que l’armée avait fait d’elle, de mon père, de mon frère, de ma vie… Si l’on veut comprendre ce que l’armée a fait de moi, il suffit de regarder ce que je raconte dans l’album concernant nos relations, avec ma mère. Je ne peux pas la ménager plus que cela. Tout doit être exprimé.
Dans la narration, j’aurais pu m’étendre sur des faits bien précis et nombreux. J’ai en ma possession les noms des gens qui m’ont frappé et pratiqué des sévices à mon encontre. J’ai même le nom du psychiatre chez qui j’étais allé pour me faire réformer et qui a rédigé une lettre cachetée (qu’il m’a fait remettre à son confrère militaire) et dans laquelle il affirmait que je n’étais qu’un simple simulateur. Il avait trahi le secret médical. Il a tout bafoué. Et pourtant, je ne lui en veux pas.
J’aurais pu parler de tout cela et nommer un maximum de personnes, mais ce n’est proprement pas intéressant. Seul le système peut l’être. J’ai fait le choix de raconter ce qu’il a fait de ma personne, sans m’attarder sur les outrages et les brimades racistes auxquels j’ai assistés. Il m’a fallu faire des choix spécifiques et précis.

J’ai très peu de famille. Tout ce que je fais est pour elle. Quand j’ai montré mes premiers travaux professionnels pour Fluide Glacial à mon père, j’étais vraiment très fier. Lui qui doutait de mes capacités. Il a attendu que je sois rémunéré pour commencer à s’intéresser à ce que je faisais.
Avec le temps, je m’apercevrai peut-être que je me suis complètement trompé Mais pour l’instant, j’ai trouvé un semblant de réponse sincère dans mon travail. Je sais que Je me trompe, mais je sais également que j’ai raison.

Entretien paru dans L’Indispensable n°2, octobre 1998.
Propos recueillis par Franck Aveline & Bruno Canard.
Photos ©World Press Photo et ©Boucanniers Productions.

Notes

  1. Sortie 08 octobre 1998 aux éditions Les Rêveurs de runes.
Site officiel de Manu Larcenet*
Entretien par en octobre 1998