Une histoire de l’Art
Quel plaisir d’être à nouveau émerveillé par la lecture d’une bande dessinée, par l’expérience de lecture elle-même, comme une réminiscence de la lointaine première rencontre avec ces images qui deviennent une histoire. Il faut pour cela une bande dessinée qui sorte avec audace de ses sentiers battus pour nous prendre par surprise dans l’angle mort de nos habitudes de lecture… Philippe Dupuy a réussi ce beau geste d’artiste dans l’installation concluant sa résidence à la Ferme du Buisson : Une histoire de l’Art (exposée dans le cadre du Pulp festival en mars).
Une histoire de l’Art, c’est d’abord une machine, une armature métallique qui s’étire sur quinze mètres de longueur. Ce châssis d’acier supporte un tapis roulant mis en mouvement par un moteur et surmonté d’une rampe d’éclairage. Ce qui frappe au premier abord, c’est l’imposante structure métallique et le caractère monumental du dispositif conçu par Xavier Ruiz et Edouard Sautai au service de ce qu’on peut trouver de plus léger : des dessins à l’encre sur du papier. Car ce sont de simples pages de bande dessinée (des originaux en format A4) qui circulent sur cette charpente de métal. Accolées bord à bord lorsqu’elles défilent sur la partie supérieure du tapis roulant, elles prennent l’apparence d’un long ruban, mais au retour, les feuilles apparaissent suspendues par une arête, se rappelant à nous comme planches de bande dessinée.
Au fil de ces pages, Philippe Dupuy nous entraîne dans un parcours très personnel au sein de l’art contemporain, parcours critique et historique, mais aussi parcours sensible d’un artiste dans des territoires voisins de ceux qu’il a jusqu’à présent arpentés. Les dessins réalisés à l’encre sont dans sa facture habituelle : son trait anguleux empreint d’un soupçon de caricature conserve une grande lisibilité par le lien ténu mais constant qu’il entretient avec le réel.
Au-delà de l’intérêt du propos, je souhaite souligner ici l’originalité du dispositif mis en place par Philippe Dupuy dans Une histoire de l’Art. Commençons par la mise en page : ici point de cases ni de strips, la lecture commence quelque part en haut de la page puis les dessins s’enchaînent le long d’un fil qui traverse la planche en sinuant autour de sa médiatrice verticale jusqu’en un point du bord inférieur de la page, correspondant au point d’entrée dans le haut de la page suivante. Ce mode de présentation de la bande dessinée est manifestement cousin de celui qui prévaut sur internet, et notamment dans les blogs : le défilement des dessins de bas en haut s’apparente en effet au scrolling activé avec la molette de la souris ou le glissement du doigt sur l’écran (Une histoire de l’Art a d’abord été conçu pour une publication en ligne dans Professeur Cyclope).
Mais ici les dessins défilent dans un plan horizontal ; et surtout le lecteur n’est pas seul face à son écran : d’autres lecteurs partagent avec lui l’espace physique de lecture sans pour autant qu’apparaissent de files d’attente, sans qu’aucun lecteur ne lise par dessus l’épaule d’un autre. Il s’agit donc d’un scrolling un peu particulier, un scrolling horizontal, collectif et que le lecteur actionne avec ses pieds. En effet, la mécanique imposant une vitesse constante de défilement des pages, le lecteur doit s’engager dans un mouvement de marche s’il veut retrouver la maîtrise de son rythme de lecture. Certaines séquences, rapidement lues conduisent à faire quelques pas en arrière pour accéder plus rapidement aux pages suivantes, quand d’autres plus riches ou plus complexes nécessitent d’avancer pour rester à leur hauteur et finir de les lire. On prend alors conscience qu’on est littéralement en train de suivre le propos de l’auteur, autant avec les pieds qu’avec les yeux et le cerveau !
On le suit comme on suivrait une conférence sur l’histoire de l’Art ; le discours déroule un fil, une voix nous mène, on la suit. Mais ici encore, le dispositif inventé par Philippe Dupuy échappe à l’analogie : cette conférence offre l’inhabituelle liberté de revenir sur des propos énoncés plus tôt (ou plus haut, en avançant le long du tapis roulant), de sauter des séquences du discours ou de les passer en accéléré (en reculant, donc, ce qui est troublant). On le voit, ces propriétés sont celles du livre plutôt que celles de la conférence. Le livre est d’ailleurs bien présent dans cette étrange machine : en prenant un peu de recul, on voit ses pages qui défilent verticalement pour revenir au départ du tapis roulant.
Livre automatique ? Conférence de papier ? Blog mécanique ? Une histoire de l’Art interroge nos catégories de lecteur de bande dessinée : quel est cet objet ?
Peut-être s’agit-il du stade primitif d’une bande dessinée pour l’écran ? Les images sont archaïquement tracées à l’encre sur du papier, et il faut mobiliser tout son corps, marcher et se pencher pour lire ce blog d’avant l’ordinateur. Ou bien peut-être sommes-nous face à l’invention d’un dispositif de lecture, un appareil proposant toutes ses pages simultanément à plusieurs lecteurs, une machine à lire tout droit sortie d’un monde rétro-futuriste, un engin qui aurait pu figurer dans les Cités obscures. Il se peut enfin qu’il s’agisse d’une résurgence des antiques dispositifs de narration par l’image, un procédé cousin de la colonne Trajan, de la tapisserie de Bayeux et des emakimono… On peut multiplier avec délices les hypothèses cet étrange objet de bande dessinée, toutes mettent en jeu sa problématique inscription dans une époque ; c’est le bel anachronisme de la machine de Philippe Dupuy, qui permet au regard blasé de revoir enfin ce qu’il n’a pourtant cessé d’avoir sous les yeux : la magie de la bande dessinée.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!