Dupuy & Berberian

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Bête bicéphale relativement unique dans le monde de la bande dessinée, le duo Dupuy-Berberian promène depuis presque vingt-cinq ans une certaine nonchalance parisienne. Couronnés en 2008 par le Grand Prix de la Ville d’Angoulême, ils s’apprêtent à organiser «leur» présidence lors de la prochaine édition du Festival International de la Bande Dessinée. Entretien-fleuve en trois parties, résultat d’une série de conversations diverses tenues entre 2003 et 2006.

La rencontre

Ronan Lancelot : Vous souvenez-vous de la première fois que vous vous êtes vus ?

Philippe Dupuy : Nous nous sommes rencontrés par l’intermédiaire d’O’Groj qui s’occupait d’un fanzine et avait réuni des gens autour de lui, un soir, dans son salon. Philippe était déjà une vedette parce qu’il avait déjà été publié professionnellement.

RL : Votre première collaboration se monte pour ce fanzine ?

Charles Berberian : Non, Philippe avait un contact avec Fromental via Jean-Louis Bocquet, et c’est pour Métal Aventure que nous nous sommes lancés. J’ai proposé un scénario que je n’avais pas encore sur les jeux de rôles. Je n’en avais jamais fait mais je trouvais l’idée très bonne. Je me suis tout de suite emballé. Vivre des histoires par procuration, construire son propre personnage… C’était à exploiter ! J’étais persuadé de tenir là l’idée du siècle et que cela ferait des histoires fantastiques. Nous devions lancer une série, et faire une histoire par page dans lesquelles chaque case serait une situation en comptant sur l’ellipse pour faire le lien entre les situations. Nous aimions bien les dix premières minutes des Aventuriers de l’Arche perdue, et nous souhaitions nous en inspirer. Nous avons fait six pages comme celà, et c’était incompréhensible…

RL : Elles ont été publiées ?

CB : Non, jamais !

RL : Avant votre collaboration, il me semble qu’aucun de vous deux n’avait vraiment eu l’occasion de travailler à plusieurs…

PhD : De Kyushe avait accepté une histoire que je devais réaliser avec un scénariste pour Spirou, mais ce rédacteur en chef est parti et son remplaçant, Vandoreen, n’en a pas voulu.

CB : Notre collaboration ne s’est pas mise en place de manière traditionnelle. J’avais une vague idée de scénario, puis, très vite, nous sommes intervenus tous les deux dans le découpage. Pour ces six premières pages, il nous a fallu six mois, durant lesquels on a appris à se connaître et à fixer les bases du travail en commun.

RL : Vous pensez que le fait de travailler à deux vous a ralenti ou vous a permis de travailler plus ?

PhD : Certains principes sont apparus très vite, et nous les avons assouplis par la suite. Chacun faisait ses personnages, par exemple. Ou alors pendant qu’un des deux faisait les décors, l’autre réalisait les personnages.

CB : On faisait cela par intermittence parce que nous étions encore étudiants, il ne faut pas oublier ça. Nous continuions à faire nos trucs dans nos coins, mais après avoir réalisé les six pages, le résultat nous a semblé plus intéressant que ce que l’on faisait séparément. Et puis nous avons montré ces pages à Manœuvre, qui trouvait l’histoire incompréhensible mais le dessin marrant. Il nous a ensuite donné les thèmes de chaque numéro de Rigolo. Comme il nous l’a proposé à deux, on y a bossé à deux. À l’époque, je n’habitais pas loin de chez Métal, donc nous travaillions chez moi et nous retournions illico leur montrer. Comme Dionnet et Manœuvre bossaient à l’époque pour Les Enfants du Rock, il y avait beaucoup de filles dans les couloirs qui venaient montrer leurs… talents… Au milieu de tout ça, avec nos petites histoires, nous étions expédiés un peu rapidement mais cela nous a poussé à continuer. Quand Manœuvre nous a définitivement claqué la porte au nez, nous nous sommes tournés vers l’autre magazine d’humour qui nous plaisait, c’était Fluide.

RL : Mais au final, vous avez quand même publié quelque chose dans Métal ?

PhD : Même pas ! Les premières pages en commun publiées sont passées dans PLG, cela s’appelait l’Ombre du maître. Ensuite, cela a été dans Fluide. Cela a failli se faire dans Métal une fois. Nous avions apporté les planches crayonnées que Manœuvre avait trouvées super, nous les avions encrées mais au final il ne se souvenait plus nous avoir donné son feu vert !

CB : Je crois surtout qu’il avait fini par lire l’histoire et ne pas la trouver drôle. Il n’avait pas forcément tort d’ailleurs, mais c’est rageant. Au moins il était franc. Nous voulions plaire à Manœuvre. Nous voulions faire partie de la bande. Tout ce que représentait Métal nous fascinait, et surtout ses auteurs, des personnages ! Jano, Margerin, Chaland, Serge Clerc, Moebius… Chez (A Suivre), Mougin nous avait fait un historique de trois heures sur le héros dans la littérature sans nous donner son avis ni nous refuser nos planches clairement.

PhD : Le seul qui n’était pas comme ça, c’était Guy Vidal. En fait, il disait les choses de manière vraiment constructive. Manœuvre était plus sec mais rigolo, c’était un vrai show.

RL : Il y a un gouffre entre Fluide Glacial et Métal Hurlant. Qu’est-ce qui vous a poussé par là ?

CB : Gotlib !

PhD : Et puis Goossens, Binet et Edika ! Il y avait quand même une diversité incroyable de dessins et d’humour dans ce magazine ! Métal était un lieu de passage. Des auteurs apparaissaient et disparaissaient constamment, pas chez Fluide. Pour arriver à trouver une micro-place là-dedans, il fallait avoir un bol fou et tomber au bon moment. Pour intégrer l’équipe, il fallait soit y tuer quelqu’un, soit attendre qu’un auteur se fasse virer. La preuve, ils acceptaient des histoires uniquement pour servir de bouche-trou en cas de retard d’un auteur «maison». Nous sommes restés dans cette situation jusqu’à ce que Coucho s’en aille. Et là, nous nous sommes placés en bonne position pour fournir tous les mois. Mais Diament nous avait prévenu qu’il fallait faire des histoires très courtes. Les six pages étaient réservées à Edika et Binet.

RL : C’est avec Diament que vous avez parlé ?

CB : Nous voulions avoir affaire à Gotlib, lui faire plaisir, et cela a été une surprise. Nous savions plus ou moins, qu’il n’était plus beaucoup présent, nous savions qu’il ne passait qu’une fois par semaine, mais nous pensions que c’était quand même lui qui nous dirait des choses sur notre travail et notre dessin.

PhD : C’était frustrant. Nous savions pertinemment qu’il lisait le journal, et qu’il s’exprimait souvent par la bouche de Diament. C’est ce dernier qui nous disait ce qui était bon ou pas. Une fois intégrés à l’équipe, c’est Diament qui faisait le chemin de fer tous les mois, et qui nous commandait des pages.

RL : Diament était-il un rédacteur en chef dirigiste ?

CB : Dès qu’il y avait des problèmes de compréhension, il nous le faisait remarquer et reprendre. C’est une très bonne école. On recommençait souvent des cases hein ?

PhD : Oui, oui, mais avoir à faire à quelqu’un de très pointilleux sur la compréhension et la lisibilité, c’est précieux.

CB : Après, Diament n’était pas non plus un très bon… Comment dirais-je… directeur éditorial…

PhD : C’était un technicien de la bande dessinée. Des fois, nous faisions des ellipses trop ambitieuses, et il ne les laissait pas passer… J’ai encore dans mes cartons des squelettes d’histoires de Graine de Voyous où toutes les planches ont été découpées. Nous gardions des cases par-ci par-là, nous en remplacions d’autres, et il y avait des mois très très durs ou il nous arrivait de faire trois ou quatre aller-retours avant que l’histoire ne convienne vraiment.

RL : A quel moment intervenait-il ?

PhD : Après que les pages aient été encrées ! Donc pour quatre pages nous en avions fait sept ou huit parfois ! Mais ce que disait Charles est vrai, c’est une bonne école. Pour ce qui est de l’humour, de l’histoire courte, du fonctionnement du récit… Tout cela était bourré de contraintes dont la plus évidente était que chaque page soit drôle. Et puis d’histoire en histoire, nous devions reprendre les mêmes personnages mais de manière à ce que le lecteur qui ne les connaissait pas n’ait pas besoin des numéros précédents pour les comprendre. Cela n’était réellement pas évident.

CB : Dans mon souvenir, ce n’est pas ce qui nous faisait le plus souffrir. Surtout, il fallait être drôle à chaque fois…

PhD : Oui ! Et être dans le même journal que Goossens, Edika ou Binet rendait les choses encore plus dures parce qu’ils mettaient la barre très haut !

CB : Cela dit, tous ces auteurs, Goossens mis à part parce que c’est un extra-terrestre, ont eu un vécu important avant d’arriver à Fluide. Quand des jeunes débutent, ils n’ont pas forcément le vécu nécessaire pour raconter aussi bien. Et puis leur humour est un peu superficiel. À l’époque, Philippe et moi accordions beaucoup d’importance aux personnages que nous développions. C’est pour cela qu’Henriette est apparue, parce que nous voyions bien que nous n’étions pas très drôles.

PhD : Le plus dur au début, c’est de trouver sa juste position. C’est très difficile à mettre en place. S’il y avait une page qui ne faisait pas rire, Diament expliquait que les acheteurs avaient le sentiment d’être volés. Je comprenais ça et je ne trouvais pas juste de voir Paracuellos dans le même journal, mais ce que Diament n’arrivait peut-être pas à dire, c’était qu’il y avait autre chose dans cette série qui était indispensable.

CB : Il y a plein de choses dures chez Goossens aussi. Au cinéma, sauf quand c’est Louis de Funes que j’adore, je déteste être adossé au mur et me voir annoncé quelque chose qui doit être drôle. C’était très difficile de travailler pour un journal sur la couverture duquel il était écrit «Umour» en gros. Nous apprenions à faire de la bande dessinée et, en plus, il fallait être drôle. C’était un peu beaucoup pour deux hommes seuls. C’était même mission impossible, et nous nous sommes rendu compte que nous n’étions pas les rois de l’humour. Au même moment, Thiriet démarrait, je trouvais ça génial, de très haut niveau. Il y a des gens qui ont un rapport naturel à l’humour, plus large que celui de vouloir faire rire à tout prix.

RL : Vous avez été invités aux bouclages ?

PhD : Ah le bouclage, cela prenait du temps aussi… C’était une vraie institution !

CB : Ils avaient arrêté les bouclages quand on a commencé… Et puis cela a repris.

PhD : Heureusement, nous étions désespérés ! Non seulement nous n’avions pas vu Gotlib, mais on ne voyait pas les autres non plus. Quand cela a repris, nous sommes allés marger gratuitement…

RL : Fluide payait très mal ses auteurs, ce n’est pas un mythe…

CB : Oui, et le bouclage voulait dire un super repas dans un excellent restaurant. Les gens qui avaient connu ça avant nous le racontaient avec passion !

PhD : Le jour où ils ont ré-instauré les bouclages et où nous y avons été conviés, nous nous sommes dit que nous avions franchi un cap. Et peut-être allions-nous pouvoir demander une augmentation… Très mauvaise idée !

CB : Nous étions payés environ 700FF la page !

PhD : Diament nous augmentait tous les ans du coût de la vie, ce qui nous faisait de royales augmentations de 5 à 6 francs par an, et nous avions dû arriver à 750 francs la page à deux. Et nous n’arrivions à rien faire d’autre à côté, cela nous bouffait tout notre temps !

PhD : Le temps que l’on arrive à trouver une histoire, qu’elle nous convienne, qu’on la dessine à deux, qu’on la présente et que l’on fasse nos corrections, le mois était passé ! Au début, on a réussi à faire Petit Peintre à côté, mais c’est devenu de plus en plus compliqué.

PhD : Donc, le jour où nous avons été invités au bouclage, nous sommes allés voir Diament pour lui expliquer qu’avec 750 francs à deux, on ne s’en sortait pas. «Oui, je comprends, je sais ce que c’est, ne vous inquiétez pas, je m’en occupe». Comme nous étions des amateurs, nous sommes sortis de là contents ! Je m’imaginais déjà passer à 1000 francs ! Le mois suivant, 800 Francs, 25 francs d’augmentation chacun ! On était désespérés. On ne lui a même jamais redemandé, il me semble…

CB : Je ne pense pas.

RL : Vous avez réalisé des couvertures du magazine ?

CB : Trois, Chaque fois qu’un album sortait, on réalisait une couverture du mois correspondant.

PhD : Les illustrations pour Frémion ou Léandri étaient toujours les bienvenues puisque cela faisait un peu plus d’argent à la fin du mois.

CB : Heureusement, Carali s’occupait d’Hebdogiciel et nous a proposé une page couleur vachement bien payée, deux ou trois fois.

PhD : Il y a eu l’Intox aussi…

RL : Qu’est-ce que c’est ?

CB : Une revue qui n’a pas fait long feu. À l’époque où Charlie hebdo s’est arrêté, Carali a contacté Cabu, Cavanna, et tous les gens qui étaient prêts à se lancer dans une nouvelle aventure, aussi bien les anciens que des nouveaux comme Pic et Zou, Menu, Ouin, Maester, nous… On a travaillé pour Paul et ce n’était pas mal payé.

PhD : Nous nous sommes vite rendus compte que nous ne pourrions pas vivre de Fluide. Et puis nous voulions faire des livres. Il fallait que l’on réalise qu’il était possible de faire quelque chose en dehors de Fluide, et avec un graphisme différent, une manière différente de travailler. On voyait Avril qui travaillait pour Je Bouquine, et qui faisait des illustrations publicitaires en même temps que ses albums de bande dessinée, et nous nous sommes dit : pourquoi pas nous ? C’était un constat très pragmatique.

RL : C’est aussi dans ce contexte que vous avez réalisé Petit Peintre ?

CB : Nous avons écrit l’histoire, réalisé quelques dessins préparatoires, et nous sommes allés voir les frères Pasamonik à Bruxelles qui dirigeaient Magic-Strip. Ils se sont montrés intéressés et nous ont demandé de le faire, Je ne me souviens pas d’avoir signé quoi que ce soit à ce moment-là, mais c’était très encourageant.

PhD : Quand le travail s’est mis en place, il y a eu un contrat.

RL : Ils vous connaissaient ?

PhD : C’était des passionnés, ils étaient très attentifs à ce qui se faisait et connaissaient notre travail de débutants.

CB : Magic-Strip, c’était l’éditeur chez qui nous voulions êtres publiés parce que c’était l’éditeur d’Avril, Cornillon, Clerc et de Chaland. On voyait Avril tout le temps puisque je n’habitais pas loin de chez lui et que Philippe venait travailler à la maison. Tous les midis, nous déjeunions tous ensemble.

PhD : Par ricochets, on profitait des réflexions de Chaland sur la bande dessinée qu’Avril nous rapportait. Cela permettait de découvrir une autre approche du métier, des illustrations, etc. Quand nous nous sommes rencontrés avec Charles, c’était sur des goûts communs ou pas en peinture et notre attrait commun pour les années 20. En signant Petit Peintre, nous avons exploré cette voie. Cela nous a permis de travailler sur ce qui nous plaisait et ce qui ne nous plaisait pas. Cela nous a permis de faire le tri dans nos têtes des influences qui nous intéressaient ou non. De la même manière que je retrouve du Ralph Steadman dans les histoires de Graine de Voyous ou des références à Vuillemin.

Le premier album

RL : La gestation de Petit Peintre a-t-elle été longue ?

CB : Nous avions déjà toute l’histoire en story-board, et il a fallu un mois pour la concrétiser.

PhD : Nous nous sommes rendus compte pour la première fois que nous pouvions, en travaillant à deux, obtenir des délais de rendu raisonnables. J’en ai un souvenir moins fastidieux que les pages que nous faisons maintenant. Cela dit il faut relativiser, les pages ne sont pas grandes et il n’y en a que trente…

RL : C’est votre première histoire longue…

CB : Nous étions contraints de travailler rapidement à l’époque, parce que Diament nous appelait et nous disait : «Je boucle la semaine prochaine, il me faut une histoire.»

PhD : Nous apportions un soin particulier à chaque case. Comme nous souhaitions refléter l’esprit des années 20, une fois l’histoire structurée et découpée, chaque case devait représenter un équilibre graphique parfait. La collection dans laquelle notre livre devait paraître, Atomium, avait un côté très graphique, et nous souhaitions aller dans ce sens.

RL : L’éditeur a été directif sur cet ouvrage ?

PhD : Pas du tout. Nous sommes arrivés avec le livre clé en main. À partir du moment où nous avons présenté le livre avec le projet d’histoire, les personnages principaux… peut-être quelques pages…

CB : Nous leur avions montré des essais de planches oui, nous avions dessiné des scènes d’ambiance…

PhD : Voilà, mais pas de planches définitives. Celles-là, nous les avons toutes livrées d’un bloc.

RL : Et ils ont tout pris ?

PhD & CB : Oui !

RL : Cela a dû changer de Fluide…

PhD : Ce n’était pas pareil.

CB : Magic-Strip se demandait si l’on arriverait à tout raconter en un seul tome. Chaland, à qui j’avais également raconté l’histoire, était persuadé que cela ne rentrerait pas en trente pages. Il y a d’ailleurs une grosse ellipse à un moment, mais je continue à l’aimer. D’ailleurs, quand nous avons repris l’ouvrage chez Cornélius, nous n’avons pas du tout touché à la narration. Nous avons redessiné l’album parce que nous avions entre temps compris plein de choses sur le graphisme des années 1920 que nous ne maîtrisions pas à l’époque. D’ailleurs beaucoup de lecteurs de la première édition croyaient que cela se passait dans les années 1950. L’addition de Hors-textes nous a permis de nous éclater sur le graphisme. Ce livre est frappé d’une malédiction qui court sur les deux versions à vingt ans d’écart. Dans l’édition de Magic-Strip, il y a une inversion de pages qui passe totalement inaperçue à un détail près, la page 16 vient après la page 14, puis vient la page 17 et ensuite la page 15.

PhD : La raison en est simple, les numérotations des planches ont sauté à la photogravure et là où l’histoire changeait de lieu, la personne qui s’occupait de monter les planches a pensé bien faire en regroupant les planches par unité de lieu. Et Charles oublie de dire que sur la page 12, il n’y a pas de bichromie.

CB : Nous étions tellement concentrés sur l’inversion de page dans l’édition Cornélius que nous en avons oublié une couleur sur la page 15 de la première édition.

PhD : Tout a été corrigé dans les éditions ultérieures chez Cornélius, mais il y avait eu une inversion générale de couleurs sur les pages entre le rouge et le vert…

RL : Pourquoi avoir situé l’histoire dans les années 1920 ?

PhD : Il y a matière à faire un autre livre là-dessus ! Ce qui nous plaît particulièrement dans cette période, c’est une approche du dessin, une manière dont les peintres travaillent à cette époque-là. Il y règne une ambiance d’insouciance dans une période pas facile d’après-guerre. Et puis il y a ce phénomène de groupe aussi… Ce sont des années très inventives, autant sur le plan de la mode que des meubles ou de l’architecture intérieure. Sonia Delaunay, avec ses tissus…

CB : Ce sont surtout les dessinateurs qui m’attirent à cette période.

RL : C’est une passion que vous aviez chacun de votre côté avant de travailler ensemble ?

PhD : Certains affichistes nous ont frappé, chacun de notre côté, mais nous avons approfondi ensemble. Grâce à Petit Peintre, nous avons décortiqué la période et nous nous en sommes inspirés, surtout dans le portfolio Chantal Thomass qui est arrivé juste après. Notamment en ce qui concerne les aplats de couleur.

CB : Je n’habitais pas loin des quais à l’époque et je trouvais chez les bouquinistes des images tirées de Vogue et de la Gazette du bon ton. À la même époque, il y avait eu une réédition des couvertures de Vogue dans laquelle j’ai puisé pas mal de choses. Dans les années 1920, le dessinateur était considéré comme un artiste en tant que tel, et non pas comme un mercenaire…

RL : Votre premier livre est en couleur, c’était un souhait de votre part ?

CB : C’était avant tout imposé par l’éditeur.

PhD : Oui. Nous nous sommes inspirés des couleurs au pochoir qu’il y avait dans la Gazette du bon ton. Ce cheminement nous a amené à des travaux en sérigraphie. Nous adorons les contraintes liées aux limitations des passages de couleur.

RL : Ce sont des contraintes qui vous plaisent ?

PhD : Oui. Cet aspect «auteur fauché des années 1920» est intéressant parce que de cette contrainte a pu naître de grandes choses.

CB : A l’époque, la sérigraphie était en vogue dans la BD et nous observions comment Ever Meulen et Swarte se servaient de la couleur. Les années 1920 relèvent d’une période stricte, de rigueur graphique, économique et culturelle, avec une volonté d’aller à l’essentiel qui donnait envie d’aller dans ce sens. Surtout que l’on sortait des années 1970 qui allaient complètement dans le sens inverse, avec des effusions de couleurs et de détails. Ce qui me faisait vomir, c’était l’aérographe. À partir du moment où nous prenions le sens inverse de la tendance du moment, c’est-à-dire en allant vers des aplats de couleur, peu d’effet ou pas d’effet du tout, on se tournait vers cette période.

CB : Dans la première édition de Petit Peintre, nous n’avons pas tenté le diable. Nous avons utilisé deux valeurs de gris pour ne pas nous planter. Nous cherchions un rose qui nous fasse penser aux années 1920 mais nous n’avons pas réussi à l’obtenir chez Magic-Strip, et puis à l’époque, nous ne pouvions pas voir les effets avant impression. Chaland, lui, parvenait à maîtriser la couleur. Il tramait lui-même les trois couleurs primaires, et c’était un technicien hors pair.

RL : Pourquoi avoir refait ce livre ?

CB : Parce que nous pouvions retravailler la bichro, et puis parce que nous avions mieux compris les années 1920.

PhD : Et puis il n’existait plus et nous l’aimions bien. Nous ne l’aurions pas fait avec d’autres livres, mais celui-là nous tenait suffisamment à cœur pour que nous y consacrions du temps. Je pense également que c’était une manière de tourner la page.

CB : C’est un type d’encrage que nous n’utilisons plus du tout. C’était étonnant de retravailler dessus, parce que c’était aussi une manière de parler avec le binôme que nous formions à l’époque et de voir où nous en étions aujourd’hui par rapport au dessin de cette époque. C’était à la fois agréable et désagréable. Agréable de retrouver le lien, et désagréable de mesurer le temps passé et de voir qu’il y avait des choses qui s’étaient perdues…

PhD : C’est systématique. Quand je regarde les planches des héros ne meurent jamais… Impossible de retrouver ce dessin ! Cela fait partie d’un vocabulaire graphique que je continue à apprécier parce que cela puisait dans l’ouverture, de Steadman, ou Chaland, mais je ne me reconnais plus du tout dans certaines histoires.

RL : Vous avez montré Petit Peintre à Diament ?

PhD : Oui, nous avions l’impression qu’il voyait un OVNI. Chez Fluide, nous étions considérés comme les auteurs «branchouilles», parisiens, «mode», donc en décalage. Ceux qui avaient apprécié Petit Peintre soit ne faisaient pas le lien avec ce que nous faisions dans Fluide, soit trouvaient un peu suspect le fait que l’on y travaille. Pour nous, ce n’était pas un grand écart, mais cela n’a pas été vu comme une qualité au départ, le fait de faire des choses différentes.

RL : Quand vous avez commencé à vous diversifier, j’imagine que les doutes quant au rôle de chacun n’ont pu que s’accroître !

PhD : Tout le monde a senti que nous étions tous les deux focalisés aussi bien chez Fluide qu’ailleurs, mais cela s’est effectivement concentré sur l’interrogation suivante : Comment font-ils pour tenir un crayon à deux ? La question est encore en suspend, et elle le restera ha ha ha… On a beau expliquer notre manière de procéder, qui a évolué avec le temps, il reste toujours des insatisfaits, tant pis pour eux !

Quatre mains

RL : J’aime beaucoup la liste des choses à faire et à ne pas faire lorsque l’on travaille à deux que vous avez dressée dans Bicéphale

CB : Tout ce qui y est dit, c’est vrai ! «Ne pas fumer», par exemple : J’ai arrêté parce que Philippe ne supportait plus. C’est important de ne pas avoir à supporter les vices de l’autre. Cela paraît bête, mais ce sont des choses qui comptent au-delà de la simple entente. «Ne pas coucher avec la femme de l’autre», cela me paraît aussi évident.

PhD : «Ne pas coucher ensemble», c’est pareil ! Une fois que c’est consommé, plus rien n’est comme avant !

CB : Il n’y a qu’à voir le nombre de ruptures provoquées par ça ! Sonny and Cher, Simon & Garfunkel…

RL : «Se répartir équitablement le travail», qu’entendez-vous par là ?

PhD : Nous nous sommes rendu compte que cela fonctionnait à long terme. Rien n’est équitable sur une courte durée ou un travail précis. Lorsque l’on commence à faire les comptes sur des périodes un peu courtes, de quelques jours à quelques mois, cela n’est jamais équitable, parce que l’on a des vies différentes. Par contre, cela s’égalise sur la longueur. Plus on passe de temps à travailler ensemble, contrairement à beaucoup de couples, plus cela peut détendre les choses puisque la balance s’équilibre. Pour diverses raisons d’ailleurs, question d’inspiration ou de blocages, d’enfants ou pas. Et puis on a tous besoin de se reposer à un moment ou à un autre. Dans ces moments, l’autre peut soutenir celui qui marque une pause.

RL : Personne ne peut dire qui fait quoi quand c’est signé des deux noms, c’est peut-être tout simplement là que réside le mystère…

PhD : Même les grands spécialistes se trompent ! Sur nos bandes dessinées, c’est effectivement très difficile parce que c’est le domaine où les phases d’interventions sont nombreuses et réparties. Je mets au défi qui que ce soit sur n’importe quelle page de Monsieur Jean de pouvoir dire qui a fait ce que nous appelons la mise en place, une forme de storyboard détaillé, qui a fait tel crayonné de telle case et qui a encré la case. Sur l’encrage, il pourrait y avoir quelques petits détails qui trahissent des différences, mais je me suis déjà aussi trompé beaucoup de fois.

RL : Vous voulez dire que vous ne vous en souvenez plus vous-même ?

PhD : Sur certaines pages d’Henriette, je serais bien incapable de dire qui a fait quoi sauf si un souvenir précis, comme de renverser ma tasse de café sur un encrage par exemple, entre en jeu !

CB : Pour moi l’aspect technique n’a aucune importance, je l’oublie avec le temps. C’est le résultat de notre travail qui compte. Sur une bande dessinée, il y a beaucoup trop de travail à mon goût pour une seule personne, et je me suis rendu compte très tôt que je n’étais pas du genre à m’astreindre à ma table de travail toute la journée. On n’est pas trop de deux ou trois pour en venir à bout. Je ne veux pas que cela dure trop longtemps.

RL : Travailler à deux, c’est travailler plus vite ?

CB : Oui ! Mais pas au début. Le temps de rumination, où je trouve le plus de plaisir, reste le même. Le fait de malaxer une idée ou un dessin, c’est quelque chose que j’aime bien. Je suis toujours un peu triste à la fin du parcours.

RL : Justement, comment arrivez-vous à lâcher un dessin, à décider qu’il est terminé ?

CB : On s’est mis d’accord sur un scénario de départ, on a décidé en gros du chemin à parcourir… Le fait d’avoir fait beaucoup d’histoires courtes pendant des années nous a dégagé de la peur de ne pas savoir finir une histoire. On a trouvé les pirouettes pour en finir. C’est une sorte de gymnastique. Savoir quand un dessin est terminé, c’est aussi l’une des bases de notre collaboration. Quand je considère qu’un dessin est bon, même si je n’y ai pas touché, il est bon. Notre règle majeure, à laquelle on se tient, c’est qu’à partir du moment où l’un de nous a un doute, c’est que cela ne fonctionne pas, même si l’autre en est convaincu. Sur l’affaire du scénario, on sait que l’on est limité par un nombre de pages, et aujourd’hui, on démarre un album lorsque l’on s’est donné la direction sans pour autant en avoir la fin. C’est déterminant sur notre manière de travailler parce que ce rythme nous laisse confiant dans notre manière de réagir. Nous avons accompli assez de travaux de longue haleine pour savoir qu’il faut que nous nous gardions une disponibilité suffisante pour ne pas nous affoler si le projet prend des virages inattendus.

PhD : Je fais un autre constat. Il y a un vrai piège à imaginer que tant que l’on a du temps devant soi, on peut toujours reprendre ce que l’on a déjà fait. Surtout au début. Nous avons fini par nous rendre compte que quoi que l’on fasse, il reste toujours quelque chose de perfectible. Il faut savoir se résoudre au fait que ce que l’on a réalisé correspond à une époque, à un moment de notre vie. Le meilleur exemple de cela, c’est Petit Peintre. Nous l’avons entièrement redessiné il n’y a pas longtemps. La première version témoignait de la manière au mieux de ce que nous pouvions faire alors, en 1985, et celle d’aujourd’hui témoigne de ce que l’on peut faire au mieux maintenant. Par contre, on ne redessinera pas d’histoires publiées dans Les héros ne meurent jamais. Celles-là sont terminées pour de bon.

CB : Jean-Christophe Menu, de l’Association, voulait mettre en place un catalogue le plus rapidement possible et il aimait bien ce que l’on faisait dans Fluide. Il nous a très gentiment proposé de faire un album, Les héros ne meurent jamais. Cela nous permettait de sauver de l’oubli des histoires réalisées pour Fluide. J’ai relu certaines d’entre elles il y a pas longtemps et graphiquement il y a des choses qui me plaisent beaucoup. C’est l’avantage de la prise de recul, je le regarde comme un corps étranger.

PhD : Le plus drôle, c’est que ce livre continue à vivre et il s’en vend encore régulièrement. On nous l’apporte aussi en dédicace. C’est illustratif de la genèse des livres que l’on a fait depuis. Le temps a joué pour ce livre.

RL : Comment avez-vous rencontré Jean-Christophe Menu ?

CB : Nous le connaissions depuis notre collaboration à PLG. Nous le côtoyions, et lorsqu’il a fait son fanzine, le Linx à Tifs, nous y avons même participé. J’avais vu dans Métal qu’il faisait un fanzine qui s’appelait Menu pu du cul et je l’avais appelé pour qu’il me l’envoie. Quand il a changé de formule du Linx, pour le premier numéro un peu ambitieux, cartonné, il a réuni des gens qu’il aimait bien. On y trouvait les premières planches de Stanislas, Konture…

PhD : Oui, Charles y a signé une fausse bio d’Edika et moi deux pages avec Avril. L’Association a démarré bien plus tard…

RL : On lisait dans les fanzines de Menu quand même beaucoup d’auteurs que l’on a retrouvé par la suite dans cette structure…

CB : L’équipe qui va devenir l’Association n’existe pas encore. Le groupe va se constituer pour le Labo que Jean-Christophe monte pour Futuropolis. Il a à l’époque ce pouvoir de catalyser toutes les énergies et d’arriver à faire des objets qui ont de la tenue !

PhD : Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, faire paraître des choses aussi professionnelles sans l’être pour autant, c’était incroyable ! Le simple fait d’avoir de la couleur en couverture marquait ! Et puis Menu avait été adoubé par Robial, il était reconnu !

RL : Dans Labo aussi il y avait encore beaucoup d’auteurs !

CB : L’écrémage s’est fait avec Logique de guerre. Eux ont annoncé leurs principes qui n’étaient pas les nôtres. Nous c’était l’école de Condorcet, parce qu’Avril habitait rue Condorcet. On faisait déjà bande à part parce que nous étions deux…

PhD : Ce n’est pas tout. Quand on considère Menu, Killofer, Konture, Lewis, Stanislas ou David B., aucun n’avait sorti d’albums à l’époque…

CB : Il y avait Futuropolis quand même…

PhD : Oui mais c’était considéré comme un petit éditeur ! Nous avions déjà quitté Fluide et réalisé un album chez Milan. J’ai bien fonctionner comme ça, être les gros capitalistes des uns et les indépendants des autres me plait bien. C’est rigolo.

Fluide Glacial, Bayard et Milan

RL : Revenons-en à Fluide… Après quelques histoires courtes, il y a eu Graine de Voyous

PhD : A l’époque, tous les mois, c’était presque le même sommaire. Là où Diament avait raison, c’est que le succès de Binet était certainement en partie dû au fait qu’il était tous les mois publié dans Fluide ! Mais ce qui marche pour l’un ne marche pas forcément pour l’autre.

CB : François Avril nous disait que l’on voulait faire rire de manière forcée. Pour Graine de Voyous, il est vrai que nous visions le gag de situation et une arnaque à chaque histoire. Il a bien fallu reconnaître à un moment que nous nous épuisions. Du coup, nous avons commencé à travailler les doutes existentiels de Basile face à la mort et à la maladie, et après quelques histoires nous commencions à dériver par rapport au postulat de base.

PhD : La dernière histoire des voyous, c’est d’ailleurs une arnaque intellectuelle, et pas un vol à l’étalage. C’est une histoire très triste.

RL : Chez Fluide, le fait d’avoir un personnage récurrent, en l’occurrence trois pour Graine de Voyous, cela voulait dire que vous aviez forcément un album à faire paraître derrière ?

CB : Non, c’était surtout plus pratique pour dérouler une histoire avec un même fil, que de repartir de zéro à chaque fois. Nous étions épuisés parce qu’il fallait faire quelque chose de différent à chaque fois. Ce qui est vrai aussi, c’est qu’il nous était difficile de trouver une seule manière de faire rire et de s’y tenir. À chaque scénario, on réalisait que ce qui nous intéressait c’était avant tout le personnage, et non pas forcément la situation humaine. Cela nous a amené à Graine de Voyous, et nous gardions l’aspect publication en album en vue, mais c’était surtout important pour nous d’un point de vue narratif.

PhD : Nous savions aussi que l’album n’était pas un dû et que certains de nos collègues n’en sortaient pas. La revue était une chose, et les albums en étaient une autre. Si Diament sentait que cela n’accrochait pas dans le journal, il ne faisait pas le livre.

RL : C’est une bonne logique… en soi.

CB : Il avait surtout une série d’idées arrêtées. Si on lui demandait pourquoi il n’y avait pas de couleur dans Fluide, il répondait que c’était parce que la couleur n’est pas drôle… Pour lui, le seul intérêt de la couleur était de hurler quelque chose pour être vu. Dans cette logique, il fallait que la couverture illumine. Le bon coté des choses, c’était qu’une histoire pour lui n’était pas bonne ou mauvaise, mais drôle ou pas drôle. A partir du moment où elle était drôle, il la publiait.

PhD : Oui, c’est pourquoi il ne comprenait pas que nous puissions avoir d’autres préoccupations, sur la couleur notamment. Il ne comprenait pas ce qui ne s’adressait pas à lui, ce qui ne le faisait pas rire. Quand nous avons essayé d’apporter à Fluide les réflexions que nous avions eues sur le portfolio Chantal Thomass, nous nous sommes adressé à un mur.

CB : Et puis il remettait en question les pistes graphiques que nous voulions explorer. Il se demandait pourquoi on ne dessinait pas tous les cheveux des filles. Pareil pour les plis des vêtements.

RL : Il vous a quand même proposé de faire l’album avec Graine de Voyous.

PhD : Les trois petits gars lui plaisaient bien. Il devait retomber en enfance avec eux. Il était vraiment lecteur, il disait «ha les cons !» en lisant nos planches, parlant à la fois de nous et de nos personnages.

CB : J’aime bien ces trois gamins aussi, ils volent, ils picolent…

RL : Des racailles avant l’heure !

CB : Un peu oui… Les histoires ne tenaient pas forcément en six pages, mais il fallait bien accepter la contrainte. Il y a des personnages très vulgaires, mais j’aime bien.

PhD : Je préfère la période des Héros que la période intermédiaire. Avec le recul, c’est du Chaland en plus pauvre. Heureusement que nous nous en sommes dégagés par la suite.

CB : Dans Graine de Voyous, nous utilisons encore des trames, du crayon gras, etc. Et puis c’est assez nerveux. À un moment, Cornélius voulait reprendre l’album. Du coup j’ai relu les histoires et certaines me plaisent encore beaucoup…

RL : La réédition va se faire ?

PhD : Jean-Louis voulait que l’on redessine tout alors forcément, cela mérite réflexion !

CB : Je voudrais bien refaire le lettrage, mais c’est tout, hors de question de tout redessiner.

PhD : Moi j’y ajouterais bien une histoire qui n’avait pas été reprise en album.

RL : Pourquoi avoir laissé tombé la série une fois l’album paru ?

CB : J’aime beaucoup ce livre, mais Philippe et moi en avons discuté et nous en avions marre d’être obligé de faire rire de cette manière. On a sorti une histoire d’Henriette et elle a fait rire tout de suite.

CB : Nous avons dessiné la première histoire d’Henriette alors que nous étions encore sur Graine de Voyous, ce qui explique la différence de style avec les histoires suivantes. Comme des lecteurs n’arrêtaient pas de nous parler d’Henriette, et d’en parler à Diament, nous avons décidé d’approfondir le personnage. C’est ce que l’on raconte un peu dans le spécial 30 ans de Fluide Glacial.

PhD : Je me souviens de la réflexion très pragmatique, et peut-être assez bête, que nous avions eue à l’époque, selon laquelle il était plus facile de s’attacher à un personnage qu’à trois qu’il fallait trimbaler de case en case. C’était une erreur, nous aurions pu les dissocier mais nous n’avions pas encore la possibilité de le faire à l’époque, comme nous l’avons sur Jean aujourd’hui où l’on suit parfois d’autres personnages. Diament a été très triste que nous les laissions tomber pour Henriette.

RL : Vous n’aviez plus rien à leur faire dire ?

PhD : Nous aurions pu continuer, mais je me souviens que Stand by me est sorti en salles à l’époque, et nous trouvions cela bien plus réussi que ce que nous nous évertuions à faire.

RL : Et puis Henriette est arrivée…

CB : Nous cherchions un seul personnage, parce qu’avec les trois gamins c’était encore l’intrigue qui passait au premier plan, alors que nous souhaitions nous concentrer sur un personnage. Les raisons pour lesquelles Diament n’aimait pas Henriette étaient à l’opposé de ce pour quoi nous avions eu des retours positifs. C’était une autre forme d’humour. Peut-être avons-nous décidé de poursuivre pour faire chier Diament exprès, peut-être aussi parce que Gotlib avait apprécié la première histoire…

CB : Philippe avait des pages dans ses cartons d’une jeune fille complexée, un peu grosse. Nous l’avons reprise, remaniée, redessinée. Dans la première version, elle était grosse et c’était à peu près tout.

RL : Vous avez cherché un nouveau ton avec elle…

PhD : Je cherchais à faire un antihéros absolu. Au lieu d’un homme, c’était une jeune fille… Au lieu d’être belle, elle était grosse et complexée… Je cherchais un peu naïvement à faire quelque chose ce qui n’avait encore jamais été fait.

CB : Nous avons modifié quelque chose de déterminant par rapport au projet initial : ne pas rire d’Henriette.

PhD : Il fallait surprendre en présentant un personnage séduisant, mais décalé. Et puis il y avait son journal… C’est là que la dimension rêvée ou fantasmée apparaît, et que l’on met en place deux niveaux de narration différents. Cela préfigure Monsieur Jean. Après Petit Peintre, Henriette apparaît comme une volonté de relier ce livre à ce que l’on fait pour Fluide. Il y avait beaucoup de tendresse dans Petit Peintre et c’est exactement ce que l’on voulait réintroduire dans notre travail pour le magazine.

RL : Ce type de narration, c’était quelque chose de nouveau à l’époque…

CB : Nous étions très attirés par ce que faisaient Chaland et Serge Clerc, des histoires basées sur des ambiances. On sentait plus de possibilités chez Henriette, surtout parce qu’elle tenait un journal intime. On voyait mal Basile en avoir un ! Enfin, c’était également une volonté de ne pas s’enfermer trop tôt dans une série.

RL : Il y a des auteurs qui ne poursuivent qu’une série toute leur vie…

CB : Ha, mais on en est presque rendu là maintenant ! Plus sérieusement, quand nous nous sommes lancé dans Henriette, nous avons vraiment eu l’impression que cela coulait de source, que nous n’avions pas à nous forcer, exactement comme pour Petit Peintre.

PhD : Je me souviens que lorsque nous réfléchissions à des scénarios pour Graine de Voyous, nous nous demandions systématiquement quelle connerie nous allions leur faire faire, puis comment nous allions retomber sur nos pieds pour la chute. Pour Henriette, l’approche était déjà différente, nous mettions de coté des idées de scènes qui pouvaient générer des histoires, alors qu’avant c’était l’inverse.

RL : Graine de Voyous paraît en 1987, et les deux tomes d’Henriette l’année suivante, c’est très rapide !

CB : Ce n’est pas possible ! Il doit y avoir une erreur… Laissez-moi vérifier…

PhD : Je ne serais pas surpris, une histoire par mois, cela va très vite ! Et puis c’était le principe de Fluide, un album par an…

CB : Oui, c’est ça, début et fin de la même année, incroyable ! Je n’en reviens pas.

RL : Henriette évolue beaucoup à Fluide…

CB : Tout cela s’est fait dans un temps très court. Il fallait rendre des pages tous les mois, et c’est aussi ce qui, à mon avis, a épuisé notre dessin sur la fin. Il s’effilochait, et nous avions vraiment besoin d’autre chose. À la fin du troisième, nous étions mal. Dès que l’on nous demandait une illustration, on ne savait plus rien faire.

PhD : On a même utilisé l’aérographe sur une couverture d’Henriette ! C’est dire !

La rupture

RL : Comment et pourquoi la situation se détériore-t-elle avec Fluide ?

PhD : C’est de notre fait, je pense.

CB : Pour moi, c’est la couverture du tome 2. Elle ne nous ressemblait tellement pas ! Au même moment, on découvrait les bouquins de Chaland ou Aventure en Jaune de Yann et Conrad, et quand notre album est paru, j’ai eu honte de le montrer ou de l’offrir.

PhD : Le pire, c’est qu’ils pensaient bien faire ! Comme le premier n’avait pas marché, ils ont mis du fluo dans le rose pour faire ressortir les couleurs en pensant que cela aiderait le titre à se vendre ! Ils avaient bidouillé nos couleurs sans nous le dire. Ils ont mis des pigments fluos pour que cela ressorte mieux la nuit ! Résultat des courses, nous en avons vendu 2000 sur un tirage de 10 000 exemplaires…

CB : Rajoutez à cela la maquette hideuse, qui suivait les idées de Diament, où tout devait être clair et compartimenté, avec un surlignage pour la typo…

RL : C’est ce qui a causé votre départ ?

PhD : Cela a été un parcours du combattant cette couverture, je suis parti en claquant la porte plusieurs fois, mais, au final, il faut bien reconnaître une chose : Diament n’avait pas changé, c’est nous qui avions d’autres envies. Nous ne souhaitions pas prendre cette voie-là. Quand nous ne nous sommes plus laissé faire, les choses se sont tendues. Nous avions conscience que les contraintes qui nous étaient imposées chez Fluide étaient drastiques. Du noir et blanc, de l’humour forcé, des histoires courtes, pas de consultation pour la couverture… Nous n’avions pas beaucoup de solutions. Soit tout accepter et se scléroser, soit s’en aller. Il y a des auteurs que cela a épanouis. Pas nous. Je me demande toujours ce qu’il se serait passé si nous étions restés chez Fluide.

CB : Quand nous sommes partis, je ne savais plus dessiner. Pendant quatre ans, cela m’a dégoûté du dessin. Je ne savais plus mettre en couleur une image. Pire, les livres ne se vendant pas, les critiques devenaient de plus en plus violentes. En même temps, tout le monde nous disait que Fluide était une situation stable, et que nous allions quitter quelque chose de sûr pour l’inconnu…

RL : Mais vous aviez signé un projet ailleurs lorsque vous êtes parti ?

PhD : Pas du tout, nous sommes partis comme des adolescents inconscients !

CB : Nous avions une piste du coté de chez Milan chez qui Jean-Louis Tripp montait une collection de bande dessinée. Il nous avait proposé de faire un album, mais c’était maigre. Et puis Henriette avait rencontré un certain succès dans la profession et nous sentions que d’autres portes pourraient s’ouvrir.

RL : Le rédacteur en chef a dû se mordre les doigts de vous laisser partir…

PhD : Diament nous avait fait du chantage pour le troisième album. Il ne voulait pas le faire si nous arrêtions de faire des pages dans le journal. C’était le serpent qui se mordait la queue, le cercle infernal. Nous avons décidé que le troisième ne se ferait pas. Il est resté dans les cartons.

CB : Et puis nous n’avions plus d’idées pour Henriette. En voyant que les nouveaux projets que nous proposions à Fluide étaient reçus fraîchement, nous sommes allé voir ailleurs.

RL : C’est quand même très risquer de lâcher une situation stable…

PhD : C’était assez drôle, je me souviens que Petit Roulet n’arrêtait pas de nous dire de partir, et le jour où nous l’avons fait, finalement, il n’était pas certain d’avoir donné le bon conseil !

CB : Avril ne comprenait pas non plus ce que nous faisions à Fluide, il ne nous y reconnaissait pas. Et puis nous commencions à faire des illustrations pour Je Bouquine et Toboggan… A partir de 1987, nous avons pris un agent et nous avons commencé à faire des travaux d’illustration. Après Petit Peintre, on nous a demandé de faire un portfolio en sérigraphie pour Chantal Thomass et cela nous a ouvert des portes dans la publicité.

RL : Je Bouquine, Toboggan, I love English… Tous ces magazines sont chez Bayard… C’est François Avril qui vous a conseillé d’aller frapper chez eux ?

CB : François Avril a commencé à travailler chez eux parce qu’un des directeurs artistiques de chez Bayard regardait les dossiers des Arts Appliqués. Et puis il y a également chez Bayard un grand amateur de bande dessinée, Benoit Marchand, qui a contacté Chaland pour faire de la bande dessinée dans Okapi. C’est lui, aussi, qui avait commandé des travaux à certains membres de Bazooka pour Astrapi ! En presse, à l’époque, l’illustration était insignifiante !

PhD : Il y avait Bayard et Fleurus, Milan venait d’apparaître et ce n’était pas terrible ; et Fleurus était trop catho.

CB : J’avais repéré Steadman et Ungerer. Il y avait des choses intéressantes dans Lui, Le Monde Littéraire et Astrapi mais sorti de là, le néant. Il y avait aussi Le Fou Parle, mais je m’étais fait jeter. Lui m’avait jeté aussi, et chez Astrapi on m’avait dit qu’on me rappellerait et ils ne l’avaient jamais fait. De chez Lui, j’étais reparti avec quelques numéros sous le bras, donc je n’y étais pas allé pour rien. On voyait bien qu’on ne pourrait pas vivre de Fluide, et François Avril nous a présenté à l’équipe de Je Bouquine qui cherchait des gens pour illustrer des jeux, une rencontre classique somme toute.

RL : Bayard était un espace de liberté ?

PhD : C’est étrange parce que c’est là où l’on trouve à la fois des contraintes et, par vagues, des élans créatifs très forts. C’est une énorme structure un peu anonyme avec un plan commercial qui prend en charge le lecteur de sa naissance à sa mort, mais parfois de manière un peu irrévérencieuse. C’est l’endroit où des illustrateurs hors-normes peuvent fournir un travail qui ne sera pas vu ailleurs. Nous avons commencé par Je Bouquine, puis nous avons travaillé pour Astrapi, Okapi, Phosphore, La Vie

RL : A l’époque de Fluide, c’est l’illustration qui vous permet de vous en sortir ?

PhD : Notre agent nous a pris en voyant le portfolio. D’un point de vue purement alimentaire, Fluide n’était plus totalement déterminant mais les revenus étaient réguliers. En 1987, nous avions déjà fait une grosse campagne pour Euromarché qui nous avait rapporté de quoi vivre pendant plusieurs mois et travaillé à de nouveaux projets.

RL : Au registre des livres un peu oubliés, il y a Le chat Bleu. Qu’est-ce que c’est ?

PhD : C’était un petit livre d’illustration publié par Comixland. Loustal en avait fait un, Serge Clerc et Avril aussi, et nous aussi, un chat bleu qui allait de femme en femme. Ce genre de chose, c’est du plaisir.

RL : C’est si utile que cela un agent ?

PhD : On s’est aperçu en étant proche d’Avril et de Chaland que ceux qui travaillaient dans la pub avaient un agent. Soit il fallait aller démarcher soi-même, ce qui ne nous a jamais plu, se prendre des vestes et perdre du temps, soit déléguer cela à quelqu’un. L’agent démarche, vous fait connaître, négocie les tarifs et prend en charge tout ce qui est annexe à la création. C’est très important.

RL : Parlons un peu de votre premier portfolio…

PhD : Le portfolio Chantal Thomass est notre premier vrai travail d’auteur dans le domaine de l’illustration.

CB : A force de réunir de la documentation pour Petit Peintre, nous avions envie de nous inspirer de vieilles couvertures de Vogue, de rendre hommage à tous ses dessinateurs. Nous voulions aller voir un créateur de mode et lui proposer d’illustrer sa collection. Nous avons contacté Mugler, Lacroix et Thomass.

PhD : Lacroix était chez Patou à l’époque, et nous n’avons pas réussi à le joindre directement. Et puis le contact est passé avec les deux autres, mais tout de suite nous avons senti que nous étions plus proche de Chantal Thomass…

RL : Pourquoi cela ?

CB : Il y avait un coté années 20 dans ce qu’elle faisait.

PhD : Oui, c’était une question de ton. Elle nous a fait une préface, et ce portfolio qui s’est vite épuisé est devenu une superbe carte de visite. Nous avons rencontré Valérie Schermann grâce à Loustal, alors que Prima Linéa n’existait pas encore, et il lui a conseillé de nous prendre.

Klondike

RL : Klondike, l’album cartonné couleur qui sort chez Milan en 1989, on en parle ?

PhD : Oui, volontiers, c’est un album cartonné en couleur.

RL : Et ?

PhD : C’est tout.

RL : C’est quand même le premier album en couleur que vous réalisez, et c’est une histoire longue !

PhD : C’est exactement ça, l’inverse de ce que l’on ne pouvait pas faire chez Fluide. Au final, ce n’est pas drôle, les couleurs sont ratées et l’histoire est moyenne.

RL : C’est un genre différent…

PhD : Nous voulions nous frotter à un genre que nous aimions étant gamins et là, nous avons fait trop d’erreurs. Il faut aussi savoir en faire, et les reconnaître.

CB : C’était un hommage à Morris et Goscinny.

PhD : Théodore Poussin est paru à la même époque, et nous nous sommes pris une petite claque.

RL : Ah oui, vu comme ça…

CB : Quand Klondike est paru, Chaland m’a appelé pour me dire à quel point il était consterné par ce que l’on avait fait. Il trouvait que cela n’avait aucun intérêt.

PhD : Le pire, c’est que nous étions partis de Fluide en partie en raison de la couverture d’Henriette et nous avons eu le même problème chez Milan. Il y a des personnages que j’aime bien dans cet album, comme les gros jumeaux par exemple, mais dans l’ensemble, nous n’avons pas assez travaillé…

CB : Nous n’avons pas joué le jeu de l’aventure à fond. Nous n’étions pas assez intéressés ni par ce qui se passait, ni par où cela se passait. La grande aventure, ce n’est pas notre truc. Entre temps, nous avons lu des livres de Jean-Claude Denis et le Soirs de Paris d’Avril et Petit Roulet et nous nous sommes tournés vers ce que nous pensions mieux savoir raconter. Ce qui nous venait le plus naturellement.

RL : A quel moment avez vous senti que ce livre était raté ?

CB : J’ai senti en remettant le livre que je me trompais, mais j’espérais que l’on me dirait le contraire. Notre entourage n’osait pas le dire.

PhD : Aujourd’hui, j’ai ce réflexe de me demander si nos choix sont bons, mais à l’époque, pour être franc, non, je ne l’ai pas vu venir. Je trouvais l’histoire bien. Certaines scènes me plaisaient beaucoup, mais je me souviens que les couleurs avaient été très difficiles. Je pense que quand on vient du noir et blanc c’est forcément douloureux. Cela a été la même chose pour Blutch, qui pourtant sait très bien faire ça.

CB : Je pensais bien qu’il y avait beaucoup d’erreurs parce que c’était notre première longue histoire, mais je ne pensais pas que l’on s’était autant trompés. La deuxième fois que j’ai senti ce malaise, c’est pour un livre paru chez Hors Collection, les Vacanciers. Le lire nous a échappé.

RL : Je ne connais pas ce livre…

CB : Ce n’est pas vraiment le nôtre, le texte est de quelqu’un d’autre, c’est un projet que nous n’avons pas initié…

PhD : Le problème c’est que l’éditeur n’allait pas dans le même sens que nous, ce n’était pas constructif. Nous avions en tête Sempé au niveau dessin, et tout a été raté dans ce livre.

CB : Nos livres sont loin d’être parfaits, mais ce sont des défauts qui nous appartiennent. Sur Klondike, le choix de la couleur n’est malheureusement pas le nôtre, c’est une erreur de casting. Ce livre ne nous ressemblait tellement pas que cela nous a montré la voie.

PhD : Derrière Klondike, il y a eu une sorte de flottement. Nous ne souhaitions pas retourner chez Fluide Glacial, et nous faisions de l’illustration pour vivre. Grâce à la communauté qui nous entourait, nous avons su nous situer.

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Entretien par en octobre 2008