Dupuy & Berberian

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Bête bicéphale relativement unique dans le monde de la bande dessinée, le duo Dupuy-Berberian promène depuis presque vingt-cinq ans une certaine nonchalance parisienne. Couronnés en 2008 par le Grand Prix de la Ville d’Angoulême, ils s’apprêtent à organiser «leur» présidence lors de la prochaine édition du Festival International de la Bande Dessinée. Entretien-fleuve en trois parties, résultat d’une série de conversations diverses tenues entre 2003 et 2006.

Monsieur Jean, la génèse

Ronan Lancelot : Henriette et Klondike sont terminés. Que se passe-t-il ensuite ?

Charles Berberian : Comme le hasard fait bien les choses, Boquet revient aux Humanoïdes Associés et nous propose de participer au collectif Franck Margerin présente, un trimestriel thématique sous format cartonné album, et enfin on se retrouve aux Humanos ! En planchant sur une histoire, on trouve Monsieur Jean sans voir plus loin qu’une histoire, et on se dit que ce trentenaire urbain est plutôt amusant. D’autres idées nous viennent avec le même personnage.

RL : Vous avez eu un contact direct avec Margerin ?

Philippe Dupuy : Boquet nous a dit que ce que nous faisions plaisait beaucoup à Margerin, et quand nous l’avons rencontré plus tard il a pu nous le confirmer… Cela nous a fait très plaisir.

RL : Monsieur Jean était prévu en quatre pages alors…

PhD : On fait quatre planches d’un personnage célibataire qui cherche à aller en soirée et termine chez ses parents. Sans réfléchir. Pour le deuxième Margerin présente, sur l’auto, nous avons fait une page avec le même personnage, parce qu’entretemps nous nous sommes rendus compte que l’on pouvait lui faire dire d’autres choses. Et puis cela a plu à tout le monde. Quand José-Louis Boquet nous a dit qu’il aimerait bien faire un album avec nous, nous avons évoqué ce personnage comme point central. Cela dit, à l’époque, je me demandais si le fait de rassembler ces histoires ferrait un bon album… Charles a dit que nous n’aurions qu’à compléter et que nous verrions bien ce que cela donnerait. Nous ne sommes pas du tout partis dans l’idée d’une série.

RL : Toutes les histoires du premier volume ne sont pas passées dans Margerin présente.

PhD : Trois ou quatre peut-être. Nous avons écrit les autres pour l’album, directement. Nous voulions faire un album kaléidoscope, autour du personnage. Les choses se sont enchaînées très naturellement en réalité, et en lisant les livres, on voit bien l’évolution de nos recherches. Il y a une histoire assez longue dans le deuxième.

RL : Vous en revenez aux histoires courtes que vous réalisiez pour Fluide !

PhD : Oui, mais en couleurs, et sur le ton et le nombre de pages que l’on veut. Très vite, nous avons essayé de cerner le personnage en nous d’inspirant de nos amis. Monsieur Jean n’est ni Charles ni moi, mais il a un peu de Gotting pour sa nonchalance. Nous savions assez vite que ce serait quelqu’un de discret, parce que nous voulions un personnage qui ne parlerait pas beaucoup et qui se déterminerait par rapport à ceux qui l’entourent. L’extravagance passe à travers Félix. En revanche, Jean s’exprime à travers les rêves.

CB : Beaucoup de transpositions dans Monsieur Jean, de scènes vécues, par nous ou par des amis, sont romancées. Nous avons appris à Fluide à savoir s’arrêter sur une idée, la mettre en forme et en tirer le meilleur parti possible. Nous avons très vite su que nous voulions un personnage proche de nous, dans un univers proche du notre, mais nous ne trouvions pas cela suffisant. Les rêves nous ont permis d’essayer d’autres choses, du combat de pizzas à l’assaut de château fort. Comme nous aimons les contradictions, une fois le premier album paru, l’histoire qui nous a le plus plu est celle qui était la plus terre à terre, Chantal. Du coup, c’est dans cette direction que nous nous sommes tournés.

RL : Une fois les histoires mises bout à bout, vous avez porté un regard différent sur votre travail ?

PhD : L’avantage d’avoir terminé un livre, c’est de pouvoir faire le point. À la parution du premier, nous nous sommes dits que nous pourrions continuer, et plutôt dans telle ou telle direction. Dans le deuxième, l’histoire de Lisbonne est déjà bien plus longue et des thèmes récurrents apparaissent, de même pour les couleurs. Dans le deuxième, le ton est plutôt nostalgique. Nous commençons à rendre les albums plus cohérents. Il n’y avait pas de réflexion globale derrière le premier.

RL : Vous gardez cette souplesse de définir le nombre de pages d’une histoire par rapport à ce qu’elle raconte, et non l’inverse.

CB : Dès le premier, et cela s’accentue au fur et à mesure des albums, il y a des thèmes qui s’étendent à l’ensemble du livre. Nous avons construit les trois premiers livres comme l’on fait un disque, c’est à dire en choisissant des chansons l’une par rapport à l’autre, une rapide puis une lente, une légère puis une grave, en s’aidant d’intercalaires comme des histoires en une page ou une demie page. Dans le premier album, on s’attache à la mise en place du personnage. Dans le deuxième, Jean atteint la trentaine, et l’histoire au Portugal est un mini bilan. Nous avons alors commencé à construire un album beaucoup plus dans son ensemble. Nous avons appris à construire une histoire.

PhD : Sur les premiers, nous avons procédé par chapitres, avec des ellipses plus ou moins grandes.

CB : Arrivés au quatrième, nous ne nous sommes même plus posé la question de savoir si oui ou non cela serait une histoire longue. Pourtant, nous travaillons toujours de la même manière et nous avons chacun notre liste d’anecdotes rigolotes et de passages à raconter. Par exemple, dans le quatrième, j’avais envie de raconter que Jean regardait Félix monter le long d’un immeuble, et de montrer ensuite Félix à l’hôpital.

PhD : Il y avait aussi l’histoire du peintre, qui n’était pas pensée comme du Monsieur Jean au départ, celle de l’anniversaire épuisant… Des petites touches qui définissent le parcours de chaque personnage. C’est un principe de glissement que l’on retrouve dans les séries. D’une certaine manière, le cinquième est dans la lignée du précédent.

CB : Inventaire, c’est le versant noir de Comme s’il en pleuvait. C’est le même sujet. Inventaire, c’est : «A quoi ça sert de faire des enfants ?» et Comme s’il en pleuvait, c’est : «Est-ce que c’est bien de faire des enfants».

RL : Les cinq premiers tomes sont ressortis en coffret. Etait-ce une volonté d’éditeur ou la vôtre ?

CB : Nous encourageons Drawn & Quaterly à faire les trois premiers, puis les trois autres. C’est plus cohérent.

PhD : Exactement… Par contre, là où cela coince, c’est qu’au milieu de tous ces albums, il y a la Théorie des Gens Seuls !

CB : Il s’est passé la même chose qu’après Inventaire avant travaux sur ce livre. Le quatrième a été pour nous un gros œuvre. Nous étions contents du résultat. Et puis après avoir rendu le livre, il s’est passé l’inverse de ce que j’avais sentis avec Klondike, je trouvais que nous avions fait un livre qui nous correspondait.

PhD : Pour plein de raisons ! Graphiquement, c’est le livre où Jean arrive à une certaine maturité. C’est la même chose pour le trait. Il a bénéficié de ce que l’on a appris dans nos carnets de voyages, il est plus lâché, le dessin est plus direct, donc c’est vraiment un livre charnière. C’est un livre grâce auquel beaucoup de choses ont changées.

CB : Nous avons eu envie de revenir aux histoires courtes, parce que nous avions pas mal d’idées qui ne rentraient pas dans une histoire longue. L’histoire de l’école buissonnière, par exemple, se retrouvait sur la touche depuis plusieurs volumes. Je tenais à la faire quand même. C’était aussi l’occasion de faire un bilan avec Monsieur Jean et de pousser le coté lâché dans le dessin.

PhD : Nous avions envie d’éclairer le personnage d’une autre manière. Nous souhaitions rompre avec le principe de la série classique. Il fallait montrer que les choses n’étaient pas figées.

RL : C’est une manière de montrer que le personnage prime sur son cadre ?

PhD : Oui, nous voulions éviter de nous scléroser avec Monsieur Jean. Autant pour les lecteurs que pour nous, nous accorder une liberté qui nous échappait. Nous voulions nous prouver que nous pouvions rester maîtres de notre création et donc nous permettre de faire un livre en noir et blanc, même s’il se vendrait moins que les autres.

CB : Nous souhaitions vraiment faire un livre en noir et blanc. Et ne pas être limités en nombre de page.

RL : Retrouver l’esprit des premiers ?

PhD : Non, parce que dans les premiers, nous avions peur de nous tromper, alors que là, sachant que la série marchait déjà, nous nous sommes libérés. Et puis nous avons construit ce livre-là de manière totalement empirique puisque je commençais une histoire, Charles une autre, et cela en suscitait une troisième, et puis nous comblions les vides.

CB : En mettant au propre une histoire crayonnée par Philippe, je rajoutais des pages, il faisait pareil avec les miennes…

PhD : Il y a des endroits où il y a vraiment un travail intéressant sur le noir et blanc.

RL : Pourquoi avoir choisi de le faire aux Humanos ?

CB : Parce que Sebastien Gnaedig y travaillait. Il a créé la collection Tohu Bohu pour cela. Nous nous sentions un peu seuls aux Humanos. Chaland n’était plus là, Jano faisait des bandes dessinées chez Albin Michel, Dodo et Ben Radis pareil, donc c’était l’occasion de se reconstituer une nouvelle famille. C’est ce qui s’est passé, puisque Grégory Mardon a publié son premier livre chez Tohu Bohu, et que pas mal de gens ont ensuite publié dans la collection Expresso de Dupuis

RL : C’est étonnant qu’un éditeur vous propose un Monsieur Jean dans cette collection…

CB : Disons que Sébastien sentait notre envie de le faire, et c’est là ou l’on se rend compte que nous avons avec lui une relation très forte. En 1995, après les déboires avec les Humanos, nous avions juré nos grands dieux que l’on n’y travaillerait plus. Quand Sébastien nous a annoncé qu’il y était engagé pour devenir éditeur, nous lui avons dit que nous souhaitions bosser avec lui. C’est pour cela que nous avons fait Vivons heureux sans en avoir l’air. Je pense que c’est un éditeur. Un vrai. Nous avons beaucoup d’admiration pour Jean-Christophe Menu et Jean-Louis Gauthey, parce qu’ils ont créé leur propre maison d’édition, et il faut beaucoup de conviction et de force de caractère pour arriver à créer quelque chose de toute pièce, mais il faut le même genre d’endurance et d’entêtement pour imposer son point de vue dans une maison qui existe déjà. À l’époque où Sébastien est arrivé aux Humanos, ce n’était pas gagné.

Couleurs

RL : Les couleurs sont très importantes. Comment vous y êtes-vous pris ?

CB : Dans le premier Monsieur Jean, nous les avons faites nous-même, mais nous en avons rapidement eu marre. Au bout de deux pages, je n’en pouvais plus.

PhD : Dans les bandes dessinées, il y a un aspect technique très très lourd.

CB : J’ai essayé de refiler le bébé à Philippe, et vice-versa, et on se disait que si l’autre faisait tout l’encrage ça pourrait marcher, mais non, impossible.

RL : C’est un travail à part entière !

PhD : Tout récemment encore, pour une histoire de 12 pages sur les transports en commun, je me suis rendu compte que j’aimais bien trouver des gammes de couleurs, des ambiances, mais l’exécution me semble particulièrement pénible. Quand on a déjà eu à dessiner les pages c’est dur.

CB : Oui, pour certains copains c’est une récompense, une récréation. Nous n’avons pas ce rapport à la couleur. J’adore les réaliser pour des illustrations parce qu’il y a un fort aspect empirique, sans avoir besoin de recommencer. Plus je m’éloigne du moment de la mise en place d’un dessin, moins j’y trouve du plaisir. Faire le Journal d’un Album, parfois même sans crayonné, au fur et à mesure, c’était parfait pour moi.

RL : Cela suppose de laisser intervenir une troisième personne sur votre travail alors…

PhD : Oui, mais c’est une personne que l’on choisit.

CB : Sur Klondike, nous avons travaillé avec quelqu’un qui ne nous comprenait pas. Quand nous avons commencé notre collaboration avec Claude Legris dont nous aimions beaucoup les gammes, nous nous sommes très très bien entendus. Lorsque nous discutions avec elle d’une histoire, nous lui parlions d’ambiances, et pas de couleurs.

PhD : Si l’on explique bien ce que l’on veut, on a pas de mauvaises surprises, mais beaucoup de bonnes. Je me souviens que sur le premier album, et la fameuse histoire de Chantal, pour toute la scène qui se déroule au musée, Claude Legris a fait quelque chose que nous n’aurions jamais osé faire. Elle a laissé les murs blancs mais, surtout, elle a fait un sol gris foncé. Et on est surpris comme lorsque Charles me surprend en tentant des choses auxquelles je n’avais pas pensé. C’est un vrai échange. Ensuite, quand Claude a arrêté, le même échange s’est mis en place avec Isabelle Busschaert, et pareil pour Ruby aujourd’hui. Mais le fait que cela soit également des dessinatrices est certainement important.

RL : On a le sentiment que la couleur participe à la narration, ce qui n’est pas toujours le cas en bande dessinée…

PhD : La couleur est un élément graphique ET narratif.

CB : Comme la musique dans un film, la couleur complète ce que l’on raconte, elle sous-tend chaque idée. Ce que l’on dit à Ruby par exemple, c’est «dans cette case, Monsieur Jean se sent assez mal». Elle comprend notre dessin et va vers ce que l’on fait déjà sur nos illustrations. Notre principe, c’est d’utiliser une gamme de couleurs limitée et cohérente.

RL : Cela devient technique. Vous pouvez approfondir ?

PhD : Dans une page, s’il doit y avoir des bleu différents, il faut qu’ils soient de la même famille. On peut faire différemment, mais cela marche moins bien avec nous. C’est comme lorsque l’on pose un décor dans une case, nous ne sommes pas obligés de le replanter toutes les cases suivantes. Ce qui importe au lecteur, c’est de suivre l’histoire avant tout. Il suffit de quelques traits derrière si besoin est, pour resituer l’action. Pour la couleur, c’est la même chose. Ce qui compte le plus dans nos albums, c’est ce que l’on y raconte, pas les prouesses graphiques gratuites.

CB : Claude dirigeait l’œil, et savait se faire oublier, sa collaboration dans ce sens avec Geof Darrow est parfaite.

RL : Pourquoi avoir changé de coloriste ?

CB : Claude a arrêté, elle en avait marre de ce travail et elle est redevenue instit et a déménagé.

PhD : Pareil pour Isabelle qui a changé de vie. C’est un travail très difficile. Je ne m’imagine pas faire de la couleur toute la journée, encore moins aujourd’hui devant un ordinateur. De plus c’est souvent très mal payé. Il faut arriver à une efficacité redoutable pour que cela soit rentable ! Et accepter de travailler sur des choses que l’on aime moins aussi…

RL : Vos coloristes touchent des droits d’auteurs ?

CB : Pas forcément sur le premier album. Par exemple, on a beaucoup travaillé avec Isabelle au départ, et puis on a estimé qu’elle faisait un vrai travail d’auteur donc oui. Quand elle nous a annoncé qu’elle arrêtait de faire nos couleurs, nous en avons été navrés, mais en même temps nous avons compris qu’elle pouvait en avoir marre.

RL : Chaque album de Monsieur Jean a une identité différente. C’était voulu dès le départ ?

PhD : On sentait avec Monsieur Jean que les idées continuaient d’affluer. Au troisième, je trouve que les personnages secondaires sont bien posés. Cathy apparaît, qui n’est au départ qu’un souvenir, mais que nous faisons ré intervenir. Et puis Felix est toujours là…

RL : Faire vieillir, évoluer, grandir les personnages, c’est important ?

CB : Oui, comme Chevalier Ardent et Michel Vaillant

RL : Comme Blueberry et Buddy Longway aussi… Plus sérieusement ?

CB : C’est assez logique. On ne reste pas toute notre vie à la même place, et il faut bien s’éloigner de ce qu’est Monsieur Jean dans le premier album puisque nous-mêmes nous éloignions de ce que nous étions lorsque nous l’avons fait. Cela s’est imposé.

PhD : Quand on a commencé Monsieur Jean, je venais tout juste d’être papa. Il se trouve que je n’ai pas forcément eu envie sur le coup de dessiner des histoires de couches-culottes, et Jean va mettre du temps avant d’avoir un enfant, mais autour de lui, Jacques et Véronique ont eu des jumeaux. Je ne suis pas étonné que cela soit Charles qui en ai eu l’idée, d’autant plus qu’à l’époque c’est lui qui me voit avec mon bébé et que peu de temps après, c’est son tour ! Et puis on voit les couples se faire et se défaire autour de nous. Nous réalisons des dessins pour le milieu publicitaire, et dans Monsieur Jean, Clément a une agence de pub. Cela lui permet de filer des boulots alimentaires à Jean qui ne vend pas énormément de bouquins… Tout comme nous !

RL : Pour vous, faire vieillir Jean, c’est rester sincère dans ce que vous souhaitez raconter ?

PhD : Nous avons trouvé un certain équilibre entre Henriette, que nous avons décidé pertinemment de ne pas faire vieillir, et Jean. Parfois, je me demande si on aura envie de le dessiner lorsqu’il aura la cinquantaine. Jusqu’à maintenant, on y arrive et c’est déjà bien.

RL : Les rêves de Jean, c’est un plaisir de dessin ?

CB : C’est à la fois ça, le plaisir de rompre une ambiance un peu trop terre à terre et une façon de faire avancer le récit sans être trop direct. Au lieu de dire «Henriette va mal» ou «Monsieur Jean est fatigué», et de faire une case de ce type, une histoire va l’illustrer. Si Jean a des angoisses liées à la trentaine, on se dit que l’on va le matérialiser par une guerre de pizzas. Et puis on pourra matérialiser ses doutes. C’est un retour à notre volonté d’imiter Goossens, Edika, les Monthy Pithon, ou Thiriet dans ce qu’ils ont de meilleur, l’absurde.

PhD : Les rêves permettent de montrer des états d’âme. Cela nous permet de faire passer à travers le dessin des sensations que l’on peut tous connaître, comme le stress ou la peur au ventre. Chaland a écrit une histoire magnifique dans laquelle le jeune Albert est malade et va vomir dans les toilettes. Les couleurs sont superbes, un peu blafardes, et j’ai tout de suite compris ce que l’on pouvait y ressentir. On peut entraîner le lecteur avec nous dans ce type de sensation. Et puis les rêves donne une couleur particulière au personnage. Monsieur Jean a une imagination très riche, il rêve beaucoup, c’est un écrivain, et lui-même n’ayant pas une vie d’aventurier, cela permet quand même de dire qu’il a une vie passionnante.

RL : Jean se définit-il par lui-même ou est-il défini par ceux qui l’entourent ?

PhD : Je trouve qu’il se définit par lui-même, mais cela ne se fait pas du jour au lendemain. Par moments, dans certains albums, il est capable de sortir ce qu’il a sur le cœur. C’est encore plus fort lorsque c’est quelqu’un qui ne s’exprime pas beaucoup et reste très calme. Le jour où cela sort, c’est un peu choquant. Je vois Jean un peu comme cela.

RL : Il est capable de quitter un plateau de télé par exemple ?

PhD : Oui ! On devrait essayer pour voir un jour !

La publicité

RL : Quel est votre rapport à la publicité ?

CB : Plus cela va, plus nous faisons des choses qui nous plaisent, des choses qui nous conviennent mieux et nous correspondent. Nous commençons à avoir ce luxe d’être contactés pour des choses qui nous intéressent.

PhD : Nous sommes «identifiés». Comme nous ne sommes pas que des illustrateurs de publicité, les gens viennent nous chercher également pour notre travail d’auteur. Au début, nous présentions des pages de bande dessinée, tandis qu’aujourd’hui, ce que nous leur proposons c’est l’esprit de nos bandes dessinées. On se rend compte que quand les directeurs artistiques pensent à nous, ils construisent la campagne en pensant à notre travail, quitte à utiliser nos dessins déjà réalisés à d’autres fins pour mettre quelque chose en place. Quand on commence à avoir le choix, on refuse ce qui est le plus éloigné de nous, et cela se resserre de cette manière. Le principe est là.

RL : Comment faites-vous pour distinguer le travail intéressant du potentiellement mauvais ?

PhD : Notre agent nous conseille.

CB : Avec notre agent, c’est le même type de rapport qu’avec un éditeur. C’est une question de prise de distance. À partir du moment où l’on remet en question notre manière de travailler ou notre style, ce qui a pu arriver en publicité lorsque nous nous enfermions dans des choses qui ne nous correspondaient pas, elle est prête à nous écouter et à nous changer de dossier pour travailler dans une nouvelle direction.

Les éditeurs et l’écriture

RL : Quel type de direction éditoriale avez-vous rencontré aux Humanos ?

CB : Au début, aux Humanos, nous avons travaillé avec Bocquet, quelqu’un qui nous écoutait. C’est à ce moment que nous avons rencontré Sébastien Gnaedig, à la fabrication, et Didier Gonord, à la direction artistique. Quand Bocquet est parti, nous nous sommes retrouvés avec… avec…

PhD : Guy Vidal !

CB : Voilà, avec qui nous nous sommes très bien entendus également. Ensuite, il y a eu cette période un peu vide qui correspond au troisième album et que l’on raconte dans le Journal d’un Album, pendant laquelle nous étions livrés à nous-même.

RL : Qu’attendez-vous d’un éditeur ?

PhD : La confiance réciproque est primordiale. Avec José-Louis ou Guy, nous pouvions avoir des discussions de fond, plus techniques, sur la manière d’aborder un scénario ou un personnage.

CB : Nous étions allé voir très tôt Guy Vidal, même s’il ne s’en souvenait plus. Au moment où Bilal sortait Les Phalanges de l’ordre noir, j’y étais allé avec une histoire de merde, un truc à peine dessiné. La première question qu’il m’a posé en voyant mes planches, je me la pose toujours aujourd’hui. «Qu’est-ce que vous cherchez à raconter ?». Ce n’est pas comment, mais bien quoi. «Où est-ce que vous voulez aller ?» Aujourd’hui je vais plus loin en me demandant «pourquoi raconter telle chose plutôt qu’une autre». C’est une manière déterminante de se placer en amont d’une histoire et de son écriture. Ce n’est pas se poser des questions techniques comme de savoir comment découper une histoire sur 46 pages. Cela précède ce type de pensées. Travailler cette problématique en perspective, cela fait faire d’autres genres de livres.

RL : Est-ce qu’il ne faut pas un minimum de maîtrise technique pour arriver à ce type de réflexion ?

CB : Cela dépend des auteurs ! Certains, comme Lewis Trondheim ou Grégory Mardon sont tellement portés par ce qu’ils ont à raconter qu’ils y arrivent sans problème. Quand on se perd trop dans des conditions techniques au départ, et cela nous est arrivé en présentant quinze personnages différents pour prouver que l’on pouvait les faire par exemple, on arrive à une histoire incompréhensible et sans aucun intérêt.

PhD : C’est pour cela nous n’allions pas dans la bonne direction chez Fluide. Nous ne nous posions plus que des questions techniques. Pour moi, résoudre les problèmes techniques est intéressant quand cela sert une perspective plus importante : le récit.

RL : La technique ne doit pas entraver le récit ?

CB : Voilà. Pour en revenir aux éditeurs, avoir quelqu’un en face de soi qui donne ce genre de direction donne à l’arrivée d’autres genres de livres. Pour José-Louis, ce n’était pas quelque chose de très conscient au début. Je me souviens que nos séances de travail avec lui, c’était deux minutes de discussion sur Monsieur Jean, et le reste du temps des discussions sur sa douleur à vivre une histoire d’amour impossible. Ce type de discussion, c’était aussi ce qui venait nourrir Monsieur Jean. Cette série, c’est l’exutoire des angoisses de nos vies passées à la moulinette de la bande dessinée. Permettre à un lecteur de prendre du recul par rapport à ce qui lui est arrivé nous satisfaisait complètement. Il faut savoir que dans d’autres maisons d’éditions, les rédacteurs en chef ou les éditeurs ne lisent pas les histoires.

PhD : C’est pour cela que nous avons arrêté d’en faire pendant deux ans au milieu des années 90. Beaucoup de nos amis ont arrêté à cette période. Les livres qui paraissaient chez Delcourt, Glénat, Dargaud, ne nous intéressaient pas et nous pensions n’avoir plus rien à faire là-dedans. Plus personne ne lisait les livres avant qu’ils ne soient publiés.

CB : C’était aussi parce que les Humanos allaient très mal et que nous avions un contrat de préférence avec eux qui ne nous permettait pas de faire du Monsieur Jean ou du Henriette ailleurs. Du coup, nous attendions que cela aille mieux aux Humanos.

RL : Un contrat de préférence ?

PhD : Nous leur avions promis cinq livres. Une chose qu’il ne faut jamais signer et que l’on ne signera plus jamais !

CB : La préférence, c’est une manière pour l’éditeur de se protéger et de valoriser son investissement. Il y avait une prise de risque importante à publier le premier album, il faut le reconnaître. Et puis dès que le premier album est paru, tous les autres éditeurs ont appelé…

PhD : Oui, mais cinq albums, c’est trop !

CB : C’est vrai, trois, c’est plus raisonnable… Dans le cas des Humanos qui ne tenaient pas leurs promesses d’éditeur, puisqu’il n’y avait plus personne là-bas, ni paiement, c’était tout bonnement n’importe quoi. Il fallait pleurer pour être payé, il ne restait plus qu’un directeur de collection qui faisait le standard et le coursier. Il n’en pouvait plus !

RL : Vous avez signé pour Henriette en même temps que Monsieur Jean ? Vous aviez dix albums à faire chez les Humanos ?

CB : Quand Sébastien Gnaedig est revenu de chez Delcourt aux Humanos, il a décidé de rassembler notre fond. Je ne sais pas si nous avions signé un droit de préférence pour Henriette

DB : Je ne crois pas. De toute façon, les albums étaient épuisés donc nous avons récupéré les droits.

RL : Pourquoi avoir continué avec Henriette ?

PhD : Nous avons recommencé à dessiner Henriette pour Je Bouquine. Il y a eu une évolution du personnage qui s’est plus ancré dans la réalité.

RL : Sur cette série, vous ne travailliez pas qu’à deux…

CB : Nous avons demandé à Anne et Nathalie de créer des histoires parce que nous souhaitions rajouter des caractères féminins au collège. Elles ont écrit des histoires avec nous. Nous n’avons pas réellement travaillé à quatre. Nous avons fait quelques séances de travail, mais nous sommes trop…

PhD : Elles nous donnaient des histoires, et nous les remaniions la plupart du temps.

RL : Vous auriez pu changer de personnage…

PhD : Nous avons laissé «reposer» le personnage, et nous avons eu envie de recommencer. Elle a gagné une part de réalité, mais a perdu en méchanceté. Les histoires sont moins abstraites, certainement un transfert de ce qui s’est passé avec Monsieur Jean. C’est fatalement lié au support également. Ce n’est pas exposé clairement mais, de nous même, nous avons décidé de lui donner une nouvelle allure. L’idéal pour Henriette ce serait d’arriver à trouver un autre équilibre.

RL : Vous aviez une histoire prévue avec Jean-Louis Capron au scénario également…

CB : Nous avons eu les chiffres de vente du quatrième tome chez Dupuis, et c’était tellement catastrophique que cela nous a découragé.

RL : Donc plus d’Henriette ?

CB : Pas pour l’instant.

RL : Un parcours éditorial incroyable entre Fluide, les Humanos et Dupuis.

CB : C’est un personnage qui a toujours survécu alors que les chiffres de vente le donnaient pour mort.

PhD : Les rééditions de Fluide n’ont jamais marché. Le seul à avoir dépassé les 10 000 exemplaires, c’est le premier album 100 % Humanos. Chez Dupuis, nous n’avons jamais vu des ventes aussi catastrophiques. L’éditeur n’a pas compris l’échec non plus. A priori ils étaient mieux équipés que les autres en plus… À chaque fois que l’on en parle avec eux, un silence gêné s’installe. Ils ne comprennent pas.

CB : Nous n’avons jamais été aussi sensible à des chiffres de ventes, parce qu’avant le quatrième tome de Monsieur Jean, nous ne vendions pas beaucoup d’albums. Là, entre la volonté de faire des choses nouvelles et taper sur un même clou sans succès, nous avons décidé de passer à autre chose.

PhD : C’est assez cruel, mais il faut faire des choix. Nous ne pouvons pas nous y consacrer à plein temps, ce qui serait la seule chose à faire.

RL : Vous évoquiez les chiffres de ventes. Que s’est-il passé entre le troisième et le quatrième volume de Monsieur Jean ?

CB : Nous sommes passé de 10 000 à 20 000 exemplaires…

PhD : Tu rigoles ! Nous étions en dessous des 6 000 sur le troisième tome ! La série n’était pas rentable. Et puis les Humanos ont dû réimprimer le quatrième au bout de quinze jours. Nous avons franchi la barre des 10 000 exemplaires, et, au moment du prix d’Angoulême, nous en étions à 20 000 exemplaires. Le prix a recréé un effet. Je me demande si c’est le fait d’avoir mis une sirène en couverture…

CB : Ce qui est certain, c’est qu’Inventaire avant travaux est plus dur au niveau du scénario, et puis il s’est fait chez Dupuis… Toujours est-il que les ventes ont un peu moins suivi. Peut-être que le livre est moins réussi dans sa globalité parce que sa résolution est moins simple et positive que dans les deux précédents.

RL : Dans sa construction ?

PhD : C’est la vision de Charles. Je ne considère pas que la fin soit moins positive.

CB : La scène de rêve prend une part très importante dans Inventaire. Et je pense qu’il manque dix pages dans cet album.

PhD : Nous avons été contraints par le format. Il aurait fallu concevoir le projet autour du livre et non l’inverse.

CB : 50 pages, ça va très vite. Si la vente à l’étranger est impossible, c’est parce que ce format n’existe pas ailleurs ! Je ne vois pas pourquoi des Japonais ne seraient pas intéressés par des histoires racontées par des Français… Je ne comprends pas les éditeurs qui ne font pas d’échanges.

RL : Revenons aux ventes…

CB : Quand le cinquième est paru, les Humanos allaient mieux. Le catalogue avait une nouvelle figure et les libraires étaient confiants. Les ventes ont suivi celles du quatrième. Le troisième est venu les rejoindre ceux-là, mais pas les deux premiers curieusement.

RL : Un CD-Rom accompagnait la sortie du tome 5…

PhD : Avant de partir, Sébastien Gnaedig s’était assuré que la sortie de l’album soit soutenue. Nous avons eu l’idée du CD-Rom et nous l’avons portée jusqu’au bout. Pour cela nous nous sommes entourés de gens qui possédaient le savoir-faire nécessaire.

CB : L’équipe graphique soutenait le projet aussi, et peut-être Giger puisqu’il l’a autorisé… Si il avait été conseillé, il n’aurait peut-être pas fait autant d’erreurs. Dans le livre de Bellefroid sur les éditeurs, son interview lui fait d’ailleurs du tort.

RL : De l’extérieur, cela semble cruel d’enlever à un éditeur qui l’a soutenue une série pour aller l’exploiter ailleurs…

PhD : Pendant un moment, nous nous sommes dit que nous ferions un Aire Libre chez Dupuis en attendant de voir ce qui allait se passer chez les Humanos, et comme la situation ne s’est pas arrangée, nous avons décidé d’emporter Monsieur Jean dans nos valises. Tous les gens arrivés au même moment que nous aux Humanos étaient partis. Non seulement ça, mais nous avions pris en main une collection, Tohu Bohu, pour qu’elle ne crève pas. Nous en avons eu marre, et on se l’est vu reprocher. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’aller ailleurs. Je n’arrivais plus à comprendre la logique de Giger. La reprise de Tohu Bohu devait être temporaire, et nous attendions un éditeur promis maintes fois en vain.

RL : Vous aviez un contrat qui prévoyait quoi ?

PhD : Nous avions un contrat de cinq albums !

CB : Je comprends bien qu’un éditeur qui fait le pari de travailler avec un jeune auteur ait besoin de garantir son investissement.

RL : Chez Dupuis, vous avez signé un droit de préférence ?

CB et PhD : Non.

RL : Et vos ventes chez Dupuis ?

CB : Elles sont alignées sur ce que nous avons vendu chez les Humanos.

RL : Qu’est-ce qui fait un bon éditeur à votre avis ?

CB : Il y a aujourd’hui trois personnes avec qui j’ai envie de travailler. Jean-Louis, parce que c’est la famille. On peut s’engueuler, ne pas être d’accord, mais c’est quelqu’un que je tiens en très haute estime et qui a une vision de ce que peut être l’édition avec une mauvaise foi qui me convient. Les vrais amis sont ceux avec lesquels tu t’engueule mais avec qui tu continue à discuter. Il est de ceux-là. Je partage sa mauvaise foi. Je sais que j’ai tort, mais j’ai envie d’avoir tort avec lui. Sébastien Gnaedig également, pour des raisons évoquées plus haut.

RL : Et la troisième personne ?

CB : C’est Jean-Luc Fromental, avec qui je ne trouve pas encore de terrain commun. Je l’admire et c’est un type qui a un parcours qui me plaît. C’est une question de moment, de concours de circonstance. Je pourrais ajouter Jean-Christophe Menu à la liste également.

RL : C’est la même chose pour Philippe ?

PhD : Pour Sébastien et Jean-Louis, oui. Je ne connais pas Fromental, même si j’ai beaucoup d’estime pour lui. En ce qui concerne Menu, je ne pourrais pas je pense…

CB : C’est parce qu’il y a une vieille histoire entre Menu et Philippe…

RL : Ah ?

PhD : Jean-Christophe Menu n’est pas pareil lorsqu’il est en groupe et lorsque l’on est face à face. À chaque fois que l’on s’est vu en face à face, cela s’est bien passé, mais il y a un effet «Association» étrange. Chez Cornélius, c’est plus simple. Il y a un seul interlocuteur.

RL : Pourquoi avoir décidé de publier Journal d’un album à l’Association ?

CB : Quand le troisième tome de Monsieur Jean est paru, plus personne n’en voulait. Les Humanos ne faisaient aucun effort sur leur catalogue, à part pour Margerin et Bilal. Et par ailleurs, à l’époque, il y avait un frémissement de l’édition indépendante dont les journalistes n’osaient pas parler parce que l’on ne trouvait pas leurs livres en librairie. Nous étions le lien idéal entre les deux puisque l’on publiait déjà chez un éditeur important et à l’Association. Si nous avons fait Le journal d’un album, c’est également parce que Jean-Louis avait édité les Approximate Comix de Trondheim et Mune Comix de Jean-Christophe.

RL : Pourquoi ne pas avoir fait le Journal chez Cornélius alors ?

CB : Nous ne connaissions pas bien Jean-Louis à l’époque, et il ne faisait que des comix.

RL : On sent un changement important dans votre mode de collaboration sur le Journal

PhD : Je ne suis pas certain que nous ayons changé de manière de travailler, mais nous avons tous les deux changé oui.

CB : Nous avons changé en rythme. La question qui s’était posée, et que l’on se pose toujours, c’était de savoir si c’était toujours intéressant de travailler ensemble.

RL : C’est une question très importante !

CB : C’est comme ça avec tous les gens avec qui je vis. Ce qui me plait avec Philippe, c’est que l’on change constamment de manière de travailler, de dessiner, d’encrer, et ce n’est pas parce que l’on recherche un style, mais parce que l’on avance. Ce qui me plaît, c’est de ne jamais faire la même chose. Les gens pensent que l’on n’a jamais le même style parce que nous dessinons tous les deux alors que deux dessins différents peuvent avoir été réalisés par la même personne. C’est cet échange qui m’intéresse, plus que le résultat. Le Journal a été un échange, et le résultat doit exister pour conclure cet échange.

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Entretien par en octobre 2008