L’universel depuis quelque part, entretien avec Appollo
- (1) Une jeunesse d’aller-retours
- - (2) Le second début de carrière
- - (3) Collaborations et mécanique du scénario
Maël Rannou : Après les premiers albums professionnels, tu deviens donc professeur. Tu n’arrêtes pas le scénario car tu publies dans le Cri, mais rien de professionnel. Une dizaine d’année passent finalement avant Case en tôles (1999), un recueil d’histoires courtes du Cri dessinées par Serge Huo-Chao-Si, puis, en 2003, La Grippe coloniale, avec le même, qui est ton premier véritable succès national.
Appollo : Ce qui se passe c’est que je reviens à La Réunion en 1991, j’obtiens mon CAPES un ou deux ans après, puis je pars faire mon service national comme coopérant au Nigeria, pendant deux ans. J’ai eu mon capes juste après la mort de Renaud et je m’éloignais un peu. Quand je suis revenu à La Réunion, Téhem et Li-An s’étaient réinstallés dans l’île et Le Margouillat était devenu de bien meilleure qualité et beaucoup plus pro, alors je me suis beaucoup investi dans le magazine. Ce devait être vers 1995.
Maël Rannou : A ce moment tu commences à apparaître dans l’ours, dans le comité de rédaction, comment cela se formalisait-il ? Vous aviez des réunions régulières ?
Appollo : Oui, c’est le moment où André Pangrani devient le rédacteur en chef, il prend la suite de Boby. De 1986 à 1990 ça restait un journal très amateur, un fanzine marqué par le côté lycéen/étudiant, et beaucoup de bricolage aussi, on ne fait pas encore les maquettes sur informatique, etc. En 1990 il y a une forte activité culturelle à Saint-Denis, avec le théâtre Vollard notamment, une institution de l’époque avec qui nous partagions des locaux dans une ancienne usine, il y avait une salle de concert aussi [Il s’agit de l’actuelle Cité des arts]. Donc Le Cri se met à accueillir plus de rédactionnel, en lien avec cet écosystème. On se retrouvait dans nos locaux tout pourris, pour préparer les revues mais aussi rencontrer des acteurs culturels, on a créé notre première expo — « Des bulles dans l’Océan » — à cette époque-là.
On a commencé à travailler ensemble avec Téhem, Li-An, Serge Huo-Chao-Si sur des projets d’album, en créant le label « Centre du monde », la maison d’édition du Cri. Le premier album qu’on sort c’est le recueil de strips de Tiburce, de Téhem, qui a rencontré un succès incroyable, on a dépassé les cinquante-soixante mille exemplaires sur vingt ans, ce qui est énorme à l’échelle de l’île. Ça a créé une vraie dynamique, et on s’est mis à éditer d’autres livres, qui, chaque fois, recevait un très bon accueil public, mais la diffusion restait strictement réunionnaise — ce qui nous permettait d’ailleurs d’avoir recours au créole et d’explorer des thèmes réunionnais.
Mais après quinze ans de Cri du Margouillat, on a eu aussi envie de changer un peu de formule, et en 2000, on passe au Margouillat (tout court), un journal de format tabloïd plus tourné sur l’actualité, et surtout plus de texte. C’est l’occasion pour moi de m’essayer à de longues critiques de bande dessinée, ce qui m’a beaucoup aidé à réfléchir sur ce que je voulais faire en tant qu’auteur. La nouvelle formule va durer jusqu’en 2002. Le dernier numéro sort au moment du second tour de l’élection présidentielle, lors de l’affrontement Chirac-Le Pen, on fait un énorme tirage, on distribue gratuitement en appelant à faire barrage au vieux facho, et on met la clé sous la porte. André Pangrani jette l’éponge et c’est la fin de l’aventure commencée en 1986.
Et comme avec Serge nous n’avions plus de support de publication, nous avons décidé de faire un album pour le proposer aux éditeurs nationaux, c’était La Grippe coloniale.
Maël Rannou : C’est ton premier album distribué dans l’Hexagone depuis Quincampoix, pour la majorité du public et des critiques tu es comme un nouveau scénariste.
Appollo : On est pourtant retourné chez Vents d’Ouest, mais ils avaient été rachetés par Glénat et tout le monde avait changé, je ne connaissais plus personne ! En fait dans les activités que nous menions avec Le Cri il y avait le festival « Cyclone BD » que nous avions créé avec un nouveau libraire de l’île. C’est André qui avait un peu mené ça, mais l’aspect programmation c’était plutôt moi. En gros il y avait un tiers d’invités du libraire, un tiers d’auteurs que nous invitions et qui nous plaisaient — Menu, Blain, Blutch, Satrapi, Sattouf sont venus, avant qu’ils ne soient connus bien sûr — et un tiers d’auteurs de la zone de l’Océan indien, mauriciens, malgaches, c’est comme ça aussi qu’on a rencontré Bittercomix [collectif de la scène alternative sud-africaine] pour la première fois, avec qui on a toujours de forts liens aujourd’hui[1]. Dans les invités de la « Nouvelle bande dessinée », comme on disait à l’époque, on a fait venir Pascal Rabaté, et c’est lui qui nous a conseillé d’envoyer La Grippe coloniale à Vents d’Ouest à vrai dire. J’y suis donc retourné, mais ce n’était plus du tout la même boîte, même si elle était au même endroit.
Maël Rannou : Tu parles de ce lien à la scène de la bande dessinée alternative du début des 90’s, c’est intrigant car ce n’est pas forcément flagrant dans le contenu en bande dessinée du magazine, mais dans les chroniques d’albums que tu signes avec Li-An c’est extrêmement présent. Il y a Moebius bien sûr, mais au-delà beaucoup de titres de l’Association, Cornélius, Trondheim et Sfar sont très suivis, etc. Vous aviez donc des liens ?
Appollo : Quand Lapinot et les carottes de Patagonie est sorti, j’étais de passage à Paris et Bertrand Mandico m’a mis ça entre les mains en me disant que c’était génial. Je me souviens l’avoir lu dans le RER en allant chez ma frangine et d’avoir été bouleversé comme quand j’avais lu Major Fatal. Je n’ai pas essayé de le relire, peut-être que ça a beaucoup vieilli, mais à l’époque, on sortait de la période Vécu des années 80, une telle liberté c’était vraiment formidable.
Je ne savais rien de lui et je me suis dit « Évidemment c’est un Norvégien, jamais un Français ne pourrait faire ça », puis je me suis rendu compte que c’était un Français et que je l’avais croisé dans d’autres fanzines, je ne sais plus exactement mais les liens se sont faits. C’est comme Chris Ware dont j’achetais les fascicules du Smartest kid on earth en librairie avant de comprendre qui c’était. Livret de Phamille de Menu, Journal d’un album de Dupuy et Berbérian, pour nous c’était vraiment l’impression qu’il se passait enfin quelque chose au-delà de la bande dessinée à papa.
Je trouve que toutes ces lectures ont eu un vrai impact sur plusieurs auteurs du Margouillat : on le voit dans le dessin de Serge qui s’affranchit de son influence conradienne et qui devient beaucoup plus graphique, on le voit beaucoup chez Li-An qui qui compose à ce moment-là « Funny Girl » (édité chez Delcourt sous le titre Planète lointaine), un long feuilleton très libre inspiré de la méthode Trondheim, et bien sûr dans nos chroniques BD qui s’emparent de tout ça.
Maël Rannou : Une constante dans les chroniques c’est aussi la plainte sur la disponibilité locale de ces albums.
Appollo : Il faut dire qu’on était loin, à La Réunion, et leurs livres se trouvaient difficilement ici donc il fallait en profiter quand on était à Paris. Déjà les albums des Humanos on n’y arrivait pas quand on avait 12-13 ans, et là c’était pareil avec Cornélius, 6 pieds sous terre… Quand quelqu’un allait en France il ramenait des choses et on se les passait de manière fébrile, c’était la même chose pour les disques d’ailleurs. Et c’est encore un peu le cas aujourd’hui, dès qu’il s’agit de maisons d’édition ou d’auteurs plus confidentiels, on a beaucoup de mal à y avoir accès.
Toujours est-il qu’un jour je reçois un message de Lewis Trondheim, que je ne connaissais pas et n’avais jamais vu, qui me félicite pour mes chroniques et me dit de continuer. J’étais très surpris qu’il ait pu les lire car a priori Le Margouillat n’était pas disponible en France, et rapidement il y a eu un certain compagnonnage qui s’est créé comme ça avec tous ces auteurs.
Maël Rannou : D’autant qu’il y a aussi à l’époque une communauté assez riche qui naît sur le web.
Appollo : Ce qu’on appelait un groupe « usenet », quelque chose entre la liste mail et les forums, avec beaucoup d’acteurs de la bande dessinée d’alors. Lewis pas trop, mais il y avait Joann Sfar, Thierry Smolderen, Stéphane Oiry que j’ai connu comme ça, Xavier Guilbert de du9 y était aussi d’ailleurs. On discutait vraiment, en réfléchissant pour la bande dessinée, ce n’étaient pas juste des conversations anodines. Bon je dis ça, si je les relisais aujourd’hui je serais peut-être déçu, mais j’avais l’impression qu’il y avait vraiment des réflexions un peu théoriques, un échange un peu construit, avec des gens très différents. Il y a comme ça des gens comme Jean-Noël Lafargue, que je connais depuis plus de vingt ans et que je n’ai rencontré que deux fois en vrai. Le serveur, qui s’appelait « frab », s’est lancé en 1996 je crois, en France c’était encore les débuts d’Internet, ça coûtait cher, mais quand on vit sur une île, le décloisonnement était incroyable.
Maël Rannou : Pour revenir à La Grippe coloniale, c’est un succès en partie inattendu, vous recevez le Prix de la critique, c’est un bouleversement dans ta carrière.
Appollo : Une chose qui a joué c’est qu’on a été publié tout l’été dans L’Humanité, le journal le voulait tellement qu’ils l’ont publié en noir et blanc car les couleurs n’étaient pas terminées. Tout s’est enchaîné très vite et ça a été un succès critique mais aussi public, très important à notre échelle en tous cas, ce n’est évidemment pas L’Arabe du futur mais c’était quand même quelque chose. Avec Serge on est allé au Festival d’Angoulême, on a acheté Le Monde et Libération à l’aéroport, et de manière incroyable, ils avaient consacré chacun une demi-page à notre bande dessinée ! Pendant bien 30mn, on s’est cru les rois du monde, avec nos journaux sous le bras, à déambuler dans Roissy.
Le tirage initial de l’album était plutôt moyen, peut-être 6000 exemplaires, mais avec le succès, il a été régulièrement retiré, à 2000 exemplaires chaque fois, et a terminé à plus de 30 000.
Maël Rannou : Suite à ce succès, il y a eu beaucoup d’attente sur le deuxième album, mais il a mis quatorze ans à sortir, tu publies donc d’autres séries entre temps.
Appollo : C’est sûr qu’après ce succès surprise, un effet démultiplicateur était attendu pour le tome 2, sauf que pour plein de raisons il ne sortait pas, Serge n’arrivait plus à dessiner, et moi j’étais comme coupé dans mon élan. L’éditeur n’arrêtait pas de me relancer pour la suite en me disant qu’ils allaient prendre un autre dessinateur, ce qui n’avait pas tellement de sens donc je refusais, mais je me suis dit qu’il fallait vraiment que je fasse autre chose sinon j’allais être bloqué à attendre.
J’ai d’abord fait Fantômes blancs avec Li-An, toujours chez Vent d’Ouest (2005 et 2006). Il y avait un gros sticker « Par le scénariste de La Grippe coloniale« , un peu terrible, et qui n’a pas vraiment eu l’effet escompté. Li-An s’était lancé dans une longue adaptation de Jack Vance, Le Cycle de Tschaï, avec Morvan, et ça lui a permis de faire une histoire plutôt courte (deux tomes) au milieu.
J’ai aussi fait un album pour Carabas et un livre pour enfants, La Chasse au Dodo (2005), avec mon ami Manu Brughera, qui s’était accidentellement retrouvé vivre quelques mois à La Réunion, la seule fois de sa vie qu’il a quitté le XVIIIe arrondissement ! Ce doit être après que j’ai rencontré Brüno.
Maël Rannou : Fantômes blancs est un récit historique encore plus ancré, puisqu’il se situe dans un domaine particulier de La Réunion, très identifiable, y compris pour ses propriétaires. Tu y amènes pourtant de la fiction. Je sais que tu n’aimes pas être réduit à l’aspect « bande dessinée historique », mais tu sembles pleinement dans la définition de Ory qui la distingue de la « bande dessinée historienne ». Celle si « prétend reconstituer l’Histoire — toujours alors à majuscule — par les moyens de l’art ; elle joue sur l’effet de réel » quand la bande dessinée historique est pour lui « une fiction qui avoue ses artifices — la création de personnages et d’intrigues imaginaires — [et] joue non sur la véracité mais sur la vraisemblance »[2].
Appollo : Oui, l’étiquette « BD historique » me pose plein de problèmes, parce que j’y associe toute une production des années 80/90 au style très académique propulsé par la revue Vécu, à la suite du succès de Bourgeon. Or, ce n’est pas du tout mon goût, d’une part, et d’autre part je n’ai pas de formation d’historien. Mes références en la matière, ce sont plutôt les livres de Pratt, et je ne pense pas que spontanément on les qualifie de bandes dessinées historiques. J’ai donc une méfiance voire une certaine gêne avec cette étiquette. Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’abord et avant tout la fiction, l’écriture, la bande dessinée d’auteur, alors la catégorisation dans un genre, dont je ne suis pas très friand, m’embête bien. Mais je suis honnête avec moi-même, je dois bien avouer que j’ai un goût pour l’histoire de La Réunion, et d’ailleurs pour l’Histoire du Sud en général. Je ne suis pas très « mousquetaires », mais l’histoire médiévale de l’Afrique, par exemple, ça m’enchanterait ! Peut-être que je fais plus de la bande dessinée géographique que de la bande dessinée historique que je trouve a priori ennuyante et conservatrice (dans sa forme). Ce qui m’intéresse ce sont des problématiques actuelles. Dans La Grippe coloniale je pensais à La Peste de Camus, au début d’Œdipe Roi de Sophocle. Les références littéraires sont encore plus explicites dans T’zée… Dans le dernier tome de Commando colonial c’est un peu gros doigt mais la référence à Rabelais est directe, plus que la recherche historique.
J’ai fait des recherches historiques très poussées pour Chroniques du Léopard ou Vingt Décembre, parce que ça m’intéressait, j’ai eu du plaisir en entrant aux archives, en trouvant des choses. C’était quelque chose de très nouveau pour moi qui ai une formation en Lettres que de me plonger dans les archives, dans la recherche des sources, ça m’a beaucoup plu et même ému tous ces vieux papiers. Mais fondamentalement dans Chroniques du Léopard c’est l’adolescence qui m’intéresse, la mienne, celle de mes amis, qui se rêvaient poètes, que je transpose durant la Seconde Guerre mondiale parce que le rapport colonial m’intéresse. Les grandes amitiés, et ces moments d’ennui aussi, où tu traines entre deux âges, tout ça me travaille beaucoup. Il y a quelqu’un que je ne connais pas mais qui m’envoie régulièrement des textes très intelligents sur ce que j’écris, et qui m’a dit un truc drôle et juste à propos des Chroniques du Léopard : « L’Occupation, à La Réunion, vue par l’inoccupation. Il fallait y penser. Marronner. ».
Pour rebondir sur la citation de Pascal Ory, je pense que mes livres « à cadre historique » se situent peut-être dans une sorte d’entre deux. J’essaie vraiment de construire un environnement historique le plus précis possible, d’avoir un vrai effet de réel, parce que j’ai le souci du réalisme, que j’ai vraiment envie de rendre compte de la façon la plus exacte possible ce qu’étaient les pirates amnistiés du XVIIIe siècle, ou les lycéens de 1942, ou encore plus la vie des esclaves de 1848. Je suis très irrité de mes propres approximations ou des erreurs que je découvre après coup. Et en même temps, cela posé, je me livre entièrement à ce que j’aime, c’est-à-dire la fiction, le récit, les personnages, et je suis tout à fait conscient de leur artifice, et j’ajoute même que c’est un choix délibéré, puisque j’assume mon regard a posteriori sur l’époque. C’est-à-dire un regard qui prétend traiter un évènement historique en fonction de ses conséquences aujourd’hui.
Je ne sais pas si je suis très clair, mais par exemple, dans Vingt Décembre, je parle autant de l’évènement historique tel que je le vois ou le comprend que de ses conséquences dans la société réunionnaise d’aujourd’hui telles que je vois ou je les comprends. Parfois, ce cadre historique est au second plan, pour un récit centré sur autre chose, comme l’adolescence dans Chroniques du Léopard, mais il me sert toujours aussi à étoffer les représentations de l’île, de l’ancrer dans son histoire, parce que précisément la culture populaire reste un peu muette là-dessus à La Réunion. J’essaie donc d’écrire, à mon petit niveau, des éléments d’une sorte de « roman national » réunionnais, qui ne s’adresse d’ailleurs pas qu’à La Réunion, mais aussi à la France, parce que j’estime que cette « autre histoire » enrichit la culture française.
Maël Rannou : De la même manière tu as beau mélanger réalité et fiction, tu as un rapport ambivalent aux cahiers ou notes de fin, qui détricotent le vrai du faux, qu’on trouve de plus en plus à la fin de bandes dessinées à cheval sur le réel.
Appollo : J’ai commencé à faire ça pour Île Bourbon 1730. J’avais eu l’idée après avoir lu le Louis Riel de Chester Brown, il fait ça, des tonnes de notes, et j’avais trouvé ça génial. Le personnage historique de Riel me plaisait beaucoup, forcément, et pour moi c’était ça la bande dessinée historique : le minimalisme graphique de Brown qui prend le contre-pied de la bande dessinée historique académique, des effets de mises en scène, le refus du film à costume en fait, et en même temps un appareil historique très important. J’avais fait pareil pour Île Bourbon et j’avais trouvé ça intéressant, je l’ai refait un peu pour les deux bouquins avec Téhem, et je suis moins convaincu. Je me demande si ce n’est pas une connerie, mon histoire est censée se suffire à elle-même, moi je ne fais pas de la bande dessinée didactique, l’objectif n’est pas de la faire pour apprendre l’Histoire aux gens, j’ai l’impression que ça va venir parasiter mon récit. Pour Vingt Décembre, en fait, j’ai repris les textes que j’avais faits dans Aux Archives, qui est un livre qui rendait compte de notre résidence aux ADR[3]. Je n’arrive toujours pas à savoir si c’est une bonne idée ou pas, même si je vois bien que des gens sont contents de lire ce genre de complément là.
Dans le même esprit, pour T’zée, qui n’est pas un récit historique, j’ai écrit une postface pour une édition à tirage limité, qui racontait un peu la genèse du projet, et dans l’édition courante il devait y avoir une préface d’Alain Mabanckou. Finalement il ne l’a pas faite, à mon grand regret, et l’éditrice m’a dit qu’elle aimait beaucoup mon texte de postface et qu’on allait le mettre dans l’édition courante. Ça m’a un peu gêné d’avoir un texte qui fonctionne comme une sorte de béquille ou d’explication après-coup comme si le récit ne se suffisait pas en lui-même. C’était une postface faite pour un tirage spécial pour des gens intéressés aux arrière-cuisines, mais là elle y est sur tous. Bon je sais qu’en littérature il y a des préfaces, des postfaces, mais elles ne sont pas souvent de l’auteur, là c’est un peu bizarre.
Tout ça pour dire que ces notes, ces textes, je ne sais plus trop comment m’en dépatouiller, je crois que je vais faire une pause des cadres historiques, même si j’ai eu beaucoup de plaisir à faire ces recherches.
Maël Rannou : Dans le même esprit des critères auxquels on te réduit parfois, dans un entretien déjà donné à du9 tu indiques vouloir « Parler de La Réunion […] : affirmer une identité (mais une identité complexe, pas du tout régionaliste ou chauvine) »[4] et justement avec tous ces albums qui se passent à La Réunion ou dans la zone océanienne (Madagascar, Maurice…), comment réussis-tu à ne pas être réduit au « scénariste de La Réunion » ? Je sais que tu as fait des albums qui se passent ailleurs, on reparlera de Pauline ou de Carthage, mais comment tu te positionnes sur cet aspect « régionaliste » qui peut t’être renvoyé ?
Appollo : Au tout début du Cri du Margouillat à la fin des années 1980 on faisait de la bande dessinée comme ça venait, sans se poser de question. Mais avec la découverte des bandes dessinées des années 1990 on a fini par se demander pourquoi on en faisait. Au bout d’un moment à force de raconter des histoires de cosmonautes, ou qui se passent aux États-Unis on se dit « c’est quand même incroyable, on est à ce point aliénés qu’on ne parle pas de notre réalité ». Téhem, en faisant Tiburce, montrait un chemin possible.
Faire de la bande dessinée en copiant tous les codes de la bande dessinée franco-belge, américaine, pas encore japonaise mais ça allait venir, sans jamais parler de chez nous ça devenait un peu absurde. Petit à petit, raconter des histoires ancrées territorialement, ou faire émerger le créole dans nos bandes dessinées est devenue une nécessité. Quand on a fait La Grippe coloniale avec Serge, l’idée c’était ça aussi, témoigner d’un territoire, se débarrasser d’une part d’une forme d’aliénation et d’autre part de l’exotisme.
Le truc que faisaient beaucoup d’auteurs ici, pas qu’en bande dessinée, c’était de se conformer à une idée qu‘on se faisait des attentes du lecteur de France. C’est très bizarre, et c’est une autre forme d’aliénation doublée d’une forme d’exotisation — « d’orientalisme » dirait Edward Saïd.
Pour Serge je ne sais pas, mais pour moi en tous cas ce n’était plus possible, le modèle c’était Pratt, qui parlait de son enfance en Éthiopie et d’horizons qu’on ne voyait plus du tout dans la fiction française : tout ce qui est au Sud en fait.
On lisait déjà des milliers d’histoires qui se passaient en France, bien sûr, mais aussi aux États-Unis, avec des westerns, des récits policiers, ou alors qui relevaient de la fascination — originale à la fin des années 90 mais devenue un cliché depuis– pour le Japon. C’est comme si l’hémisphère sud n’existait pas dans la fiction. Ça me semblait vital d’investir ce champ. Je me disais « Si ce n’est pas nous, personne ne le fera » ou plus exactement « Si par hasard quelqu’un d’autre le fait, ce sera catastrophique : du pittoresque, de l’exotisme ». Assez étrangement ça a fonctionné. Ça voulait dire que les gens étaient curieux de cet autre monde. Je me suis un peu fixé pour moi-même l’idée de parcourir l’histoire de La Réunion — qui est par ailleurs une histoire singulière, y compris au sein des ex-colonies — par la bande dessinée, de mettre des images là-dessus, de revivifier l’imaginaire collectif. Petit à petit, je voulais faire, avec des auteurs différents, une sorte de projet balzacien qui, au lieu d’écrire un portrait de la France en 1830, raconterait La Réunion depuis les origines.
Le petit problème c’est que forcément au bout d’un moment je sature, je n’ai pas envie d’écrire uniquement des récits historiques sur La Réunion. J’ai d’autres envies de récits !
Maël Rannou : Ce qui est amusant c’est que dans le cas d’un album comme Une vie sans barjot, qui se passe à Nantes, tu m’as déjà dit par le passé que pour toi c’était un album sur la fin de l’adolescence à La Réunion.
Appollo : Oui, c’est vrai ! C’est normal d’ailleurs, c’est une histoire qui puise dans ma propre adolescence, donc je l’ai écrite avec comme univers de référence le Saint-Denis des années 80, le déplacement spatial des personnages correspond à la géographie de la ville, et on y retrouve une problématique qui m’était familière, celle du départ après le bac pour Paris et la France. Mais, même si Stéphane Oiry est venu plusieurs fois à La Réunion, c’était très artificiel pour lui de reconstituer un autre lieu que celui de sa propre enfance, donc il a dessiné Nantes, où il a grandi, et c’est parfait finalement, parce que ça montre une forme d’universalité de l’adolescence, et puis on quitte aussi Nantes pour Paris après le bac !
Même Louis Ferdinand Quincampoix au fond, qui se passait en Louisiane, évoquait La Réunion, avec ses cajuns/créoles. J’ai toujours été un peu stimulé par le fait de parler d’une géographie oubliée ou délaissée, avec le souci quand même de parler de lieux que je connais, pour ne pas être trop illégitime. D’ailleurs, c’est un truc qui m’a taraudé pendant longtemps : comment parler de mon île si le dessinateur n’est pas réunionnais ? C’était le souci de Stéphane, il avait beau être venu quinze jours ou trois semaines à La Réunion, il ne pouvait pas vraiment rendre compte intimement du territoire. C’est difficile à dire mais il faut choper des petits faits culturels, des images, des ambiances, des attitudes etc. Avec Li-An pas de problème, il est réunionnais, Trondheim c’était moins évident, bien sûr, mais il est vraiment venu souvent ici, en faisant énormément de croquis, et avec son système de dessin animalier et le fait que ça se passe il y a presque 300 ans ça fonctionne.
Et puis après, j’ai écrit des histoires que j’ai transposées de La Réunion à ailleurs. Biotope c’est un peu La Réunion des origines, à l’époque où c’était une île déserte et qu’une poignée de personnes vient s’y installer.
C’est finalement grâce à la collaboration avec Téhem que j’ai pu revenir aux histoires réunionnaises. Ça a même un effet un peu pervers puisque quand je travaille avec lui, je me sens obligé de parler de La Réunion, je me dis que je fais avec lui ce que je ne peux pas faire avec d’autres ! En quelque sorte ça m’interdit de faire autre chose avec lui.
Maël Rannou : Je me suis demandé d’ailleurs, si après le succès de La Grippe on t’avait finalement demandé de faire des récits de guerre à La Réunion, ce avec quoi Commando colonial renoue même si c’est l’autre Grande Guerre.
Appollo : En fait ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. L’éditrice chez Vents d’Ouest m’a encouragé à faire quelque chose un peu dans le même esprit — mais elle pensait plutôt au registre romanesque — et à La Réunion, et ça a donné Fantômes blancs. Ensuite, j’ai quitté Vents d’Ouest, et avec Brüno, on a proposé Biotope à Dargaud. Ça me permettait de faire autre chose, autrement.
Et donc arrive ensuite Commando colonial, pour ce projet l’envie c’était de revenir au récit de guerre, qui a été un genre majeur de la bande dessinée et qui a complètement disparu. Je pensais encore à Pratt, aux Scorpions du désert, et avec Brüno on se disait « on va faire ça ! », avec un regard plus moderne, un peu décalé, et toujours dans l’Océan indien, parce que ce sont les marges du conflit, et que l’attaque de Madagascar est peu connue.
Delphine Ya-Chee-Chan : On peut rejoindre l’idée de la littérature réunionnaise qui veut décoloniser les imaginaires.
Appollo : En partie, car pendant la période coloniale il y a en réalité une très forte mobilisation de la représentation des colonies, il y a toute une littérature coloniale qui a bien des défauts et est horrible — avec quelques exceptions comme Jean Rouch –, mais fait exister ces paysages dans la fiction. Après la Guerre d’Algérie elle disparaît, pratiquement d’un coup, mais il y a toujours des territoires Français d’outre-mer, et tout le lien à l’Afrique, pourtant essentiel dans l’histoire française, a disparu, peut-être par mauvaise conscience.
On parle toujours du fait que La Guerre d’Algérie est nettement moins traitée par la fiction française que La Guerre du Vietnam aux États-Unis. Mais même une fiction qui se passerait en Côte d’Ivoire ou au Mali, c’est très dur à trouver. Il y a une sorte d’impensé qui fait que dans nos fictions ces lieux n’existent pas. Je ne parle même pas du point de vue militant, mais ne serait-ce qu’en termes d’histoire, de décors, d’images, il y a des choses à faire nettement plus intéressantes que les sempiternels récits sur les États-Unis ou le Japon fait par des auteurs français qui y ont passé 15 jours de vacances. Je caricature un peu, je comprends parfaitement la fascination que suscitent ces pays parce qu’ils sont porteurs d’un imaginaire très fort qu’ils ont largement développé dans leur propre littérature/cinéma/BD. Mais ce peu de curiosité pour des mondes délaissés par la fiction française me déprime un peu. Il y a une forme de conformisme de l’imaginaire désolant.
Delphine Ya-Chee-Chan : Je pensais aussi à la tension entre une littérature très jolie, avec des cocotiers, et de l’autre une littérature qui parle d’un quotidien.
Appollo : Oui, c’est le grand problème de la fiction exotisante. C’est pour ça que je citais Saïd et son « orientalisme ». Il y a un discours et des représentations qui se sont construits par exemple sur les îles — disons depuis Paul et Virginie — dont il faut se débarrasser. Mais les lieux communs qui se sont construits, ce ne sont pas que des images de carte postale, je vois beaucoup maintenant, notamment au cinéma, un contre-pied misérabiliste, qui se veut social, mais qui fonctionne, de mon point de vue, que comme la carte postale inversée. On troque la plage par des HLM, et on pense faire quelque chose de tout à fait nouveau, or il me semble qu’on reste toujours dans le poncif.
J’ai une anecdote à ce sujet : j’avais rencontré un grand éditeur de littérature générale dans une librairie dionysienne et il évoquait avec des apprentis écrivains réunionnais les sujets qu’il jugeait intéressants pour la littérature réunionnaise : les violences intrafamiliales, l’alcoolisme, la misère sociale. Il devait se croire très original alors qu’il ne proposait qu’une suite de poncifs inversés de l’exotisme.
« Décoloniser l’imaginaire » comme tu dis, c’est précisément échapper à ce genre de représentations, dont le seul objectif semble de conforter le lecteur européen dans sa vision a priori, qu’elle soit négative ou positive. Le poids des représentations est tel que même pour un auteur réunionnais, il semble parfois difficile d’échapper au cliché. Mais enfin, partout dans le monde, c’est sans doute pareil — je veux dire dans le monde « périphérique ».
Ce sont des questions que se sont posées à moi aussi quand je vivais au Congo. C’est un pays qui m’a beaucoup marqué, plus que ça même, mais je n’y ai habité que 5 ans et dans les conditions particulières d’une expatriation : quelle pouvait être ma légitimité, moi qui ne suis pas de culture congolaise ? Je n’avais pas du tout envie de tomber dans la littérature de voyage, d’avoir un énième personnage-sujet blanc portant son regard sur un monde congolais qu’il découvre. Le pittoresque, l’exotisme, l’altérité, ça fait un peu chier au bout d’un moment.
Maël Rannou : Surtout que Brüno a un dessin qui peut vite évoquer un imaginaire folklorique, avec les masques, etc.
Appollo : Il a fallu une longue réflexion pour savoir comment ne pas choquer mes propres décisions éthiques sur ce sujet-là et en même temps réussir à parler de ces territoires dont je me plains sans cesse qu’ils soient absents de la littérature. On a tenté de résoudre cette tension en mettant en place un dispositif pour pouvoir le faire.
J’ajoute une dernière chose qui me revient à l’esprit : L’Association avait sorti deux bouquins au tournant 2000 je crois, qui étaient des collectifs de voyage, L’Association en Égypte et L’Association au Mexique. Je me souviens que j’avais été très irrité par le propos « orientalisant » de certaines bandes dessinées et que j’en avais fait un compte-rendu rageur dans un Margouillat. Quelques mois plus tard, je rencontre pour la première fois de ma vie Menu à Angoulême. Menu quoi, un mec dont je suis particulièrement admiratif. Il me demande « C’est toi, Appollo ? » puis m’agonit d’injures pour cet article « dégueulasse » que j’avais écrit. Haha, j’avais peut-être été un peu de mauvaise foi dans mon texte, mais je pense qu’il n’avait pas compris « d’où » je l’écrivais. On est devenus copains le lendemain, autour d’une bière et de l’évocation de notre goût commun pour la musique punk.
Notes
- Le portrait d’Appollo qui ouvre cette section est d’ailleurs de Joe Dog.
- Thierry Lemaire, « Trois questions à Pascal Ory, historien de la culture et de la bande dessinée », Cases d’histoire, 17 février 2015.
- Archives départementales de La Réunion.
- David Turgeon, « Appollo », du9, janvier 2008.
- (1) Une jeunesse d’aller-retours
- - (2) Le second début de carrière
- - (3) Collaborations et mécanique du scénario

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