Des carottes

de

Lapinot et les carottes de Patagonie doit son titre à sa prémisse initiale : Lapinot part à la recherche des mythiques carottes de Patagonie, dont la particularité est qu’elles permettent de voler (l’histoire ne dit pas si pour ce faire il faut les manger ou juste en avoir dans son frigo). Autant avertir tout de suite le lecteur : on ne verra pas l’ombre d’une carotte de Patagonie tout au long de ces 500 pages que je feuillette aujourd’hui pour une ènième fois dans le but d’y repérer les articulations significatives.
Les Carottes n’ayant ni chapitres ni table des matières, je me propose ici de découper le livre en «parties», question de dégager les grandes lignes de ce récit aussi complexe qu’échevelé. En l’occurence, les trois premières parties (pl. 1 à 134)[1] me semblent d’une importance particulière et je les examinerai ici de manière plus exhaustive.

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Lapinot apparaît d’abord comme un héros naïf et distrait. Son ennemi, Lemacheur, qui est une sorte de sorcier, essaie tant bien que mal de l’éliminer mais — malheur ! — ses pouvoirs maléfiques ne peuvent rien contre «un individu foncièrement bon» (pl. 4). Son seul espoir est de pousser Lapinot à une vie criminelle. Après plusieurs efforts infructueux en ce sens, il parvient à faire germer dans l’esprit de notre protagoniste l’idée de se rendre à l’ambassade de Patagonie, dans la Grande Ville, où il espère trouver les carottes que l’on sait. Voilà pour le prétexte.

L’influence disneyienne est bien présente dans ces premières pages. L’enthousiasme de Lapinot, les bons sentiments des uns et des autres, la vilenie caricaturale de Lemacheur, tout cela crée une dynamique aussi fraîche et piquante que, mettons, les premières pages de Mickey dans la vallée infernale. Malgré tout, cette mièvrerie d’ensemble, qui semblait naturelle chez Gottfredson, m’apparaît un peu anachronique ici. Lapinot est insupportablement naïf, Lemacheur se révèle un méchant de pacotille et le reste des personnages manque plutôt d’envergure. Pendant 33 planches, le lecteur aura droit à des péripéties sans grande incidence, farcies d’hésitations (partira ? partira pas ?) et de redondances. L’auteur ne semble pas savoir où il veut en venir avec cette histoire. Le lecteur, surtout s’il a lu les œuvres subséquentes de Trondheim, devient perplexe. Va-t-il nous faire poireauter comme ça encore longtemps ?

Puis, Lapinot rencontre le hibou Simon qui lui assène le commentaire suivant :
Simon : Excuse-moi, mais j’ai surpris ta conversation avec Miss Mirabelle…
Lapinot : Oui ?…
Simon : Et je voulais te dire que j’ai trouvé cette conversation insipide et triste.

Insipide et triste. Le verdict est on ne peut plus clair. Trondheim enchaîne alors immédiatement sur une scène autrement plus dramatique, soit le retour de Ghoran, super-méchant que l’on croyait mort, et dont Lemacheur était autrefois le disciple. Pour compléter sa réincarnation dans ce monde, Ghoran a besoin d’un «corps jeune mais surtout d’un esprit suffisamment frais pour que je puisse le remodeler à ma personne» (pl. 36) : il réclame le corps de Lapinot. Le rythme reprend soudainement, et très rapidement (pl. 41), c’est le départ de Lapinot pour la Grande Ville.
Ce départ correspond à la fin de la première partie du livre. La coupure est même très nette : à peine parti, Lapinot glisse (deux pages durant) dans un gouffre, puis perd connaissance. La péripétie est certes grossière mais elle s’avèrera nécessaire — tout ceci participe du grand chambardement opéré par Trondheim suite à la critique de Simon.

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Lorsque Lapinot revient à lui, il est en face de Scanlan «le renégat», ancien maire de la ville souterraine de Mailess et ancien compagnon d’armes de Lemacheur. Scanlan, de traître, est devenu fugitif et depuis trente ans, toujours aux aguets, il arpente les grottes labyrinthiques qui furent autrefois son domaine. Ce sombre personnage aura une importance centrale et il conservera cette large part d’ambiguïté qui lui donne sa consistance. Ami ou ennemi, il agit d’abord pour son propre compte ; mais cet individualisme — cet entêtement à poursuivre ses propres objectifs sans égard particulier aux autres — est la marque de plusieurs autres personnages du livre, y compris Lapinot lui-même.
S’ensuivent plusieurs péripéties qui permettent aux deux personnages de se jauger l’un l’autre. Scanlan, maudit au faîte de sa gloire, voit en Lapinot son contraire : un individu candide à qui la chance fait traverser indemne les pires situations. Ça lui donne l’idée d’une revanche à deux : Lemacheur est leur ennemi commun, après tout. D’expliquer Scanlan à un autre : «Et puis, ne sens-tu pas que le moment est idéal ? Que l’on arrive à la fin d’un cycle ? N’as-tu pas senti le potentiel de Lapinot ? C’est le moment ou jamais !» (pl. 82, je souligne) Mais Scanlan laisse le choix à Lapinot : veut-il ou non le suivre dans cette aventure ?

Je suis encore une fois tenté d’interpréter la scène précédente comme un message adressé par l’auteur à lui-même. La «fin d’un cycle» citée plus haut me fait penser à un signal, un commentaire comme quoi il est temps de passer à autre chose. Cet appel à Lapinot, en qui Scanlan place tous ses espoirs, et qui se voit promu responsable de la marche à suivre (il acceptera de suivre le renégat), m’a l’air complémentaire au reproche adressé par Simon quelques cinquante pages plus tôt. L’auteur, à travers ses personnages, demande que l’on provoque un rebondissement. Il faut dire que ce labyrinthe souterrain est bien long et inutilement étouffant. Encore une fois, la critique est juste : narrativement, il est bel et bien temps d’avancer.
Et c’est bien ce qui se passe. Planche 100, Lapinot trouve la sortie du gouffre, tout aussi fortuitement qu’il y était tombé, et se trouve enfin face à la Grande Ville. Le second chapitre se termine sur un chiffre rond qui ressemble à une borne kilométrique : courage, plus que quatre cinquièmes du chemin à abattre.

Est-il abusif de déduire ainsi des «messages cachés» au sein d’honnêtes dialogues de bande dessinée ? Ce le serait peut-être si on avait affaire à un texte destiné d’emblée à la publication. Ici, je le rappelle, nous avons un récit improvisé jouant le rôle d’un carnet de création, le tout à usage privé. Je ne peux faire autrement que d’y voir des exhortations à soi-même ici et là, à peine déguisées, analogues en ce sens aux nombreuses (et instructives) autocritiques parsemant l’Acme Novelty Date Book de Chris Ware, par exemple.
Je suis par conséquent tenté de répondre à la question de Scanlan : «N’as-tu pas senti le potentiel de Lapinot ?» Potentiel, çà oui. C’est que Lapinot n’est plus le jeune homme niais du début. Sa rencontre avec Scanlan l’a mûri ; il est moins naïf, plus au fait du cynisme et de la méchanceté de ses congénères. Une part d’ambiguïté grandit en lui ; pourtant il reste fondamentalement bon. Il était un héros de fait (comme on dit «conjoint de fait»), il a maintenant vraiment l’étoffe d’un héros. Peut-être qu’à ce moment, Trondheim commence à se dire qu’il pourra en faire quelque chose, de son lapin, je ne sais pas moi, une série d’albums, par exemple…

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Récapitulons : nous avons un premier chapitre introductoire aux accents de feuilleton dessiné disneyien. Le deuxième chapitre tient plus franchement du fantastique.[2] Le troisième chapitre, quant à lui, empruntera au récit policier, et plus particulièrement aux histoires de gangsters.

Nous rencontrons ici pour la première fois deux acteurs qui reviendront tout au long de la série Lapinot. Il s’agit d’abord de «Titi», dans le rôle du policier Baker, infiltré au sein d’une bande de malfaiteurs. Quelques pages plus loin, c’est un «Richard» presque méconnaissable qui fait son entrée sous les traits du dangereux psychopathe Mercury fraîchement évadé de prison. Dès le départ, ces deux personnages sont absolument antagonistes et d’ailleurs, ils ne se réconcilieront pas.
Mercury se présente comme un personnage inhabituellement violent, au regard fou (ses yeux sont représentés par des tourbillons rapidement griffonés) et facilement enclin au meurtre de sang froid. Mais ce sont ses délires surréalistes, visions alarmantes, toujours déclamées avec le même sourire maniaque, qui font le plus froid dans le dos :
Le monde est un vaste champ où des organes biologiques se promènent… Des rates, des poumons, des foies, des cerveaux, des biceps, des yeux, des intestins, des langues et tous, ils se croisent, ils se disent bonjour… Et tout autour d’eux, il y a une sorte de plasma mécanique, informatique, qui les baigne et qui leur donne nourriture et protection. Et au-delà du plasma, il y a des tubes en acier et des dalles de béton sur lesquelles grouillent une multitude de petits crayons de couleur sans mine… (pl. 115)

Arrivé là, Trondheim vient de faire un accord complètement à l’opposé de la partition gentillette des débuts. D’une opposition manichéenne un peu abstraite entre Lapinot et Lemacheur, on en est arrivé à ce genre de scène sordide à l’exécution furieuse (Mercury est d’ailleurs toujours dessiné d’un trait plus nerveux que tout le reste). De Disney on est passé à Manchette, tout en gardant cette unité de ton, autant dans les dialogues que dans le graphisme, qui fait qu’on est d’abord et avant tout chez Trondheim, c’est à dire dans un généreux syncrétisme qui admet jusqu’aux incohérences et aux anachronismes qui d’ailleurs parsèment le récit.
Lapinot se moquera des côtés glauques de cette histoire, illustrés par exemple par ce froncement des sourcils qu’arbore nombre de personnages secondaires tout au long du livre. À des ennemis le tenant en joue, il fait cette suggestion : «Et puis arrêtez de faire cette tête aussi. Imaginez que tout le monde fasse pareil.» Puis, imitant leur mine patibulaire, il souligne : «Le monde de cauchemar !…» avant de se remettre à rire de bon cœur (pl. 125). Encore une autocritique ? Mais c’est peine perdue, ce regard fermé est chez Trondheim une marque trop profonde (elle apparaît jusque sur son masque d’«oiseau») pour qu’il puisse s’en débarasser ainsi, d’un coup de patte (de lapin).

Cette troisième partie se termine, après diverses péripéties que je ne vous raconterai pas, sur Lapinot laissé pour mort d’un coup de couteau au ventre. Sur six planches consécutives (pl. 138 à 143), Trondheim dessine alors une des nombreuses séquences oniriques du livre, scènes aussi remarquables qu’inattendues qui surviennent à chaque fois que Lapinot tombe dans les pommes.
On avait vu de ces séquences dans les chapitres précédents, mais celles-ci ne dépassaient pas deux pages. À partir de celle-ci, Trondheim ne se gênera plus pour les faire durer en longueur. Ces séquences, souvent muettes, toujours de nature assez symbolique, modifient significativement le rythme du récit. Elles marquent un temps d’arrêt. Elles sont une fenêtre sur ce que notre héros a de plus vulnérable en lui : ses ennemis, ses frayeurs y prennent une forme menaçante et incontrôlable.

Les rêves de Lapinot ont une valeur prophétique ; ceux-ci ouvrent une brèche sur la démence secrète d’un protagoniste que l’on croyait sans faille. En bande dessinée, la confusion entre rêve et réalité est encouragée par le fait que sur la page, les deux mondes sont constitués de la même matière, du même dessin : Little Nemo est le même petit garçon, qu’il rêve ou qu’il soit réveillé. Ces cauchemars mystiques participent, eux aussi, au lent processus d’initiation de Lapinot, et c’est cette initiation qui est, au bout du compte, le thème principal des Carottes.

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S’il est assez aisé de découper les trois premières parties des Carottes, dégager les parties suivantes relève de l’interprétation personnelle de chaque lecteur. Doit-on faire commencer la cinquième partie du livre à la planche 201, alors que Lapinot s’apprête à retrouver Scanlan ? Ou bien planche 251, lorsqu’il quitte le château avec Mister Weird ? Ou bien ailleurs, qui sait ? Et ensuite, où découper ? Combien de chapitres en tout ? (Et ainsi de suite.)
La réalité est que plus on irait et plus ces découpages sembleraient arbitraires, d’abord parce que les transitions sont de moins en moins nettes, mais surtout parce que les personnages et les événements n’arrêtent jamais de s’accumuler jusqu’à la toute fin du récit. Le découpage se fera donc fort différemment selon que le lecteur choisisse de suivre Lapinot, Scanlan, Baker, le Mage, voire les Wakoukis ou les prêtres Surkis. Sachant que tous ces protagonistes (et bien d’autres) se croisent et se recroisent en combinaisons des plus variées, on ne peut même pas affirmer que deux lecteurs arriveraient au même découpage, même s’ils décidaient de suivre tous deux la même piste.
C’est d’ailleurs symptomatique : à la fin du livre, Lapinot ne nous intéresse plus autant que les autres personnages ; c’est leur destin qu’on voudrait connaître. On arrive au point où tous les personnages sont secondaires — Lapinot compris. (Ce sera la même chose avec Donjon.)

Je l’ai dit, Trondheim avait prévu pour les Carottes une fin déterminée, soit la case où Lapinot atteint enfin le seuil de l’ambassade de Patagonie. Mais pour ce qui est du reste, rien n’est réglé : les éléments sont déchaînés, le chaos règne dans la ville, chacun poursuit aveuglément ses objectifs. L’auteur n’avait manifestement aucune intention de «boucler» son ouvrage autrement que par une contrainte très précise, a priori invisible mais, au fond, justifiée d’une manière on ne peut plus publique par le titre du livre : Lapinot et les carottes de Patagonie n’est, finalement, rien d’autre que le chemin le plus long entre «Lapinot» et «les carottes de Patagonie»… L’histoire se résume donc en une statistique, qui est, au bout du compte, sa véritable prémisse : 500 pages, 6000 cases, 12 mois de travail.

Et le véritable personnage principal de cette saga nous apparaît avec d’autant plus d’évidence : il se nomme Lewis Trondheim, auteur de bande dessinée.

Notes

  1. Certains livres de Trondheim, notamment ceux édités par l’Association, ne comportent pas de pagination, seulement des numéros de planche. C’est à ces numéros, lorsqu’ils existent, que l’abbréviation «pl.» réfère. 
  2. Xavier Guilbert me suggère une analogie entre le second «chapitre» des Carottes et l’épisode de la traversée de la Vieille Forêt où vit Tom Bombadil dans The Lord of the Rings, qui joue également ce rôle de coupure initiatique entre l’introduction et le reste de l’histoire. Il est probable qu’il s’agisse d’une réminescence plus ou moins consciente.
Site officiel de Lewis Trondheim
Dossier de en mai 2008