Clafoutis n°4

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On a bien cru que c’était fini, et puis finalement non : voilà un nouveau numéro de Clafoutis. Cette pâtisserie prend du temps en cuisine, et demande une cuisson lente, mais elle a sa régularité : un premier numéro en 2003, un deuxième en 2005, un troisième en 2009, et ce quatrième opus, enfin, en 2011. Quatre numéros en huit ans, c’est un rythme comme un autre, un rythme pas pressé. Aux Éditions de la Cerise, on mange des produits de saison, on n’est pas du genre à réclamer de la framboise en novembre, ou des abricots en février : ça vient quand ça vient.

Le produit est toujours aussi travaillé, et l’emballage est léché : tout fait envie, la couverture en smoking pâtissier sous son glaçage noir-blanc-bistre et ses rabats soignés, les pages en quadrichromie et les luxueuses bichromies, le couché brillant qui laisse place à un ivoire bouffant pour les planches de David B., l’impeccable rendu des hachures millimétriques de Gabriel Schemoul, la somptueuse triple planche dépliable de Samuel Stento… Une seule petite déception, peut-être : les planches de Sergio Toppi qui concluent le volume, déjà parues chez Mosquito, sont un soupçon trop floues, un poil grisées, et paraissent presque salies à un œil qui s’est éduqué aux magnifiques pages qui précèdent.

La ligne éditoriale, toujours gouvernée de main de maître par Guillaume Trouillard désormais seul, poursuit le mélange des générations : David B. voisine avec Sergio Toppi, Carlos Nine avec Gabriel Schemoul, Jean-Luc Coudray avec Tobias Schalken, Stefano Ricci avec Vincent Perriot. Dans ce mélange s’affirme le choix de privilégier la narration par l’image : il n’y a dans ce numéro presque pas de bande dessinée au sens le plus classique du terme (seules les planches de Toppi comportent des phylactères, et encore, ils transcrivent les monologues croisés de machines et de grues de chantier). C’est l’image qui domine : les planches publiées dans Clafoutis proposent des séquences d’images parfois totalement muettes, et parfois, dans un registre qui est celui de l’illustration classique, accompagnées d’un texte souscrit ou suscrit, qui laisse le dessin raconter, en le glosant discrètement, en accompagnement.

Cependant ce n’est pas le texte lui-même qui disparaît, mais seulement le dialogue : le discours se trouve libéré de la parole des personnages et, séparé de l’image avec laquelle il voisine sans l’investir, il donne lieu à un véritable travail d’écriture. Le verbal et le graphique cheminent ensemble sans se mêler, émancipés l’un de l’autre, déployant tranquillement leurs propres rythmes et leur propre poétique. Mais ce n’est pas le texte comme tel qui déserte la planche, c’est seulement la «bulle». La voix des personnages change ainsi de nature : les planches de Clafoutis ne sont pas muettes, mais les personnages le sont, et la voix que leur restitue en partie le texte qui accompagne les images est une voix distante, un peu blanche, détachée. Ce silence des figures dessinées leur confère une aura étrangement éloquente, à la fois simple et sophistiquée. Clafoutis est décidément une revue de dessinateurs, qui racontent par l’image elle-même plutôt que par les dialogues : ce choix laisse les auteurs libres de déployer toute la puissance de leurs imagiers, parfois coulés dans de vastes compositions graphiques ornementales.

Il est impossible de détailler l’ensemble du sommaire de ce numéro très riche. Trois exemples, un peu arbitrairement choisis, donneront une idée de la qualité des fruits qui entrent dans la composition de ce Clafoutis.

C’est d’abord la prestation d’Antoine et Guillaume Trouillard : les deux frères forment un duo étonnant pour réinterpréter le mythe de Thamyris, inventeur du mode dorien, épris d’Hyacinthe, et aveuglé par les Muses qu’il défia dans un concours poétique. La méditation sur l’inspiration poétique et amoureuse que tisse le texte volontiers lyrique et un peu archaïsant d’Antoine Trouillard est servie par les dessins ciselés, infiniment précis, de son frère. Bistre et ocre sur fond noir, la fresque de Guillaume Trouillard pastiche avec une subtilité efficace les vases à figure rouge de la céramique grecque classique, tout en déjouant le hiératisme des figures dans ses compositions dansantes et terriblement humaines.

C’est ensuite Tobias Schalken, qui offre dans une bichromie à base de marron glacial un récit aux luminosités étonnantes et vénéneuses, décrivant la déambulation muette et post-apocalyptique d’un homme et de son chien dans les ruines de la civilisation. On a le sentiment de découvrir une sorte de prolongement graphique de La Route de Cormac McCarthy, dont les compositions de cases aux enchâssements complexes contrastent avec la simplicité du dessin lui-même : des supermarchés pillés aux hardes de cerfs entrevues, des carcasses de maisons éventrées aux vols d’oiseaux en nuages bruns, Schalken propose un carnet de voyage onirique et tranquille, habité par une catastrophe dont on ne saura rien, et que l’on devine simplement, au rythme d’une étrange promenade dont les étapes font doucement froid dans le dos.

C’est enfin Vincent Perriot, toujours aussi violent, démesuré, presque tellurique. Comme dans le numéro précédent, il prend plaisir à déplacer les montagnes, à nouer les nuées, à construire en contrastes brutaux des points de vue impossibles sur la ville, grande roue, échafaudage, cathédrales qui occupent chaque fois une pleine page muette aux traits serrés et pressés. Quasimodo de ce festival de la démesure urbaine, un clochard traverse ces espaces spectaculaires en courant, grimpe dans les cintres du théâtre urbain, et sa cavalcade insensée finit dans un caniveau où il est roué de coups, violence incompréhensible que la séquence des grandes pages muettes laissait pourtant pressentir dès le début — ce clochard, c’est celui de Dog, l’album de Perriot dont la sortie est annoncée aux Éditions de la Cerise pour février 2012, et qu’on attend avec impatience.

Site officiel de Editions de la Cerise
Chroniqué par en janvier 2012