Métakatz

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Souvenez-vous de l’affaire Katz. Lors de la 39e édition du festival d’Angoulême, en 2012 donc et pendant la présidence d’Art Spiegelman, a été vendu par ci par là, un peu sous le manteau, des exemplaires d’une expérience inédite en bande dessinée : le fameux Katz. Sans auteur ni éditeur, la sortie du livre est normalement prévue pour mars 2012 mais trouve un bel écho en cette période de présidence Spiegelmanienne. En effet l’auteur, alors anonyme, reprend l’intégralité des planches de Maus, le chef d’œuvre de l’américain, en dessinant, à la place des visages de souris, chats, cochons ou autres animaux symbolisant l’appartenance à une nationalité ou à une religion, des têtes félines de races différentes, et ce sur tous les personnages de l’histoire. Cette substitution est la seule altération que le livre originel a subit. L’auteur de ce détournement voulait ainsi amener une réflexion sur la radicalité du choix de Spiegelman dans son bestiaire animalier.

En effet, l’interprétation que cette représentation du génocide induise qu’il relève d’une prédestination naturelle peut apporter un certain malaise : la souris  est mangée par le chat, c’est dans l’ordre naturel des choses. Le choix du cochon, animal peu flatteur, pour les Polonais pose aussi question, d’autant plus lorsque Spiegelman dessine un juif polonais en souris. De plus, en mettant tous les protagonistes dans la même catégorie d’espèce animale, l’auteur de Katz donne à cette histoire une résonance plus universelle : ce sont des chats qui infligent ces atrocités à des chats.  En prolongeant à peine, il poursuit l’idée que les chats génocidaires sont des chats comme les autres, et repose ainsi cette question, certes déjà explorée mais encore terrifiante, de la possibilité que tous les chats puissent être capable de reproduire ces atrocités.

La position de l’auteur était donc clairement d’amener un peu de controverse sur cette œuvre intouchable qu’est Maus. Le livre n’étant tiré qu’à 800 exemplaires et vendu à bas prix, l’objectif de cette expérience ne pouvait donc pas être l’enrichissement de la structure éditoriale qui la supportait. Ce projet marquait aussi, d’un certain coté, une avancée dans la maturité du médium qui commence à remettre en perspective ses propres chefs d’œuvres. Mais tout ceci est trop beau pour que ça dure : Flammarion, éditeur de Maus, a assigné la 5e couche en justice pour contrefaçon (le livre ayant un numéro ISBN, l’identité de la structure qui le porte n’était pas véritablement dissimulée). L’éditeur belge ne pouvant financièrement soutenir une telle épreuve, un «accord» est trouvé : Flammarion oblige ainsi la destruction de tous les exemplaires de Katz que l’éditeur possède encore (rappelons que le livre n’a pas encore été distribué) ainsi que de la version numérique du livre. Fin de l’histoire ? C’était sans compter la ténacité de la 5e couche à vouloir insuffler de la réflexion dans le milieu du neuvième art !

Illan Manouach (auteur désormais identifié de Katz) et Xavier Löwenthal (éditeur à la 5e couche) ne se laissent pas abattre et reviennent aujourd’hui avec un livre proposant différents axes de pensées sur les nombreux aspects de ce scandale. Ils se sont entourés pour ce projet d’une quarantaine d’auteurs, artistes et théoriciens qui empruntent des voix/voies aussi variées dans le style que dans leurs sujets. Bien entendu, le titre de ce livre, Métakatz, est une référence directe et maligne au Métamaus de Spiegelman, sorti en 2012. Mais si Métamaus remontait aux origines de Maus, Métakatz s’attarde sur les questions que posent cette destruction pure et simple de Katz.

La première, évidente, est celle sur le droit d’auteur. En ces temps de plus en plus procéduriers, le droit d’auteur reste encore une zone nébuleuse qui relève presque du cas par cas (et ce flou est encore plus grand en ce qui concerne la bande dessinée). Fabrice Neaud en profite justement pour rappeler quelques procès fameux dans le milieu du neuvième art, dont l’affaire Sanctuaire est sans aucun doute la plus connue. Mais au-delà de la simple énumération de précédents juridiques, Neaud insiste sur un malaise qui devient palpable et symptomatique, lorsqu’il décrit la réaction de plusieurs auteurs lors de l’annonce du procès de la 5e couche. En plus du choc, «s’exprimait une inquiétude plus générale quant au devenir de nos créations dans un climat que nous jugions […] de plus en plus hostile, procédurier, censeur […]» (p.20). En effet, au-delà du procès va de plus en plus régner la peur du procès. Jean-Christophe Menu, dans sa thèse La bande dessinée et son double, témoigne que dès 1995, lors de la publication de son Livret de phamille des craintes juridiques sont intervenues dans son processus créatif : «le contexte judiciaire [du divorce] m’empêche de faire paraître (et en fin de compte de réaliser) l’éventuelle suite de l’histoire» (page 73). Cette anxiété n’est donc pas nouvelle et va en s’accentuant. Fabrice Neaud dénonce ainsi l’installation dangereuse de l’angoisse du judiciaire qui fait pression sur l’acte de création, le contraint, le perturbe, voir pire comme c’est ici le cas, le consume et tend à l’effacer.

Une autre part de réflexion de Métakatz est consacrée à la tradition du collage dans l’histoire de l’art et dans l’histoire de la bande dessinée. William Henne prend un plaisir narquois à inventorier les nombreux détournements qu’Art Spiegelman a lui-même réalisés (sic). Il annonce ainsi, p.146 : «L’un des meilleurs défenseurs de cette tradition du détournement n’est autre qu’Art Spiegelman lui-même». Mais la grande différence entre les expériences de collages définit et Katz est le fait d’intervenir sur l’intégralité du livre et non d’utiliser quelques cases d’un album pour refaire une planche ou un récit totalement différent. Ilan Manouach ne souhaitait pas ici faire une œuvre nouvelle composée de dessins qu’il aurait réinterprétés mais voulait désigner un lieu de polémique de l’œuvre d’origine. Comme l’explique Ivana Momcilovic «le geste radical de masquer est une dissimulation qui a pour but, paradoxale, le dévoilement» (p.72). Katz ne tend pas à remplacer Maus mais à en proposer une lecture complémentaire ; il ne peut véritablement être lu sans connaitre le chef d’œuvre détourné car il invoque et renvoie à tout moment à son origine. Les auteurs n’ont ainsi cessé de témoigner leur respect pour l’œuvre de Spiegelman. Mais ce que les éditeurs et l’auteur new-yorkais semblent avoir du mal à comprendre c’est que l’on peut aimer un livre et, dans le même temps, le critiquer (finalement, critiquer une œuvre, n’est ce pas prolonger, ou du moins dévoiler, le rapport intime que nous entretenons avec elle ?).

Il manque peut être à ce livre un espace graphique plus développé. Quelques photographies ou dessins viennent de temps en temps servir de transitions aux différents textes mais n’appuient ni n’introduisent de nouvelles thèses ou pistes de réflexions. Certes, ce n’est pas parce que la 5e couche est une maison d’édition de bande dessinée qu’elle ne peut faire de livres entièrement écrits. Mais j’attendais de la part de cette structure une part de réflexion plus poussée sur la possibilité de théoriser par le dessin et/ou la bande dessinée (s’entend à travers des mécaniques qui sont propres au médium, et non en utilisant le médium comme l’a fait Scott McCloud). Katz représente pourtant le meilleur exemple de cette possibilité ainsi que le témoin de l’incompréhension d’une telle entreprise.

Il est déplorable qu’un tel désastre se soit produit, mais Ilan Manouach et Xavier Löwenthal ont su en faire un belle objet de théorie qui dépasse presque les intentions de l’œuvre détruite. Métakatz ressuscite le livre pilonné et transcende ce qu’il portait de conceptuel en lui. Avec Katz, Ilan Manouach et Xavier Löwenthal voulaient ouvrir le débat. Les éditions Flammarion les en ont brutalement empêchés. Pour un temps du moins.

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Chroniqué par en janvier 2014