#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Nouveau #TourDeMarché, avec cette semaine un focus sur cet animal étrange qu’est le roman graphique. c’est parti ! … et pour commencer, un (très rapide) rappel historique, volontairement succinct et donc forcément très parcellaire. L’origine de cette appellation se trouve du côté des anglo-saxons, puisqu’en 1978, Will Eisner met en couverture de A Contract with God la mention de « graphic novel » — une manière de revendiquer à l’époque une ambition qu’on refusait aux comics en général. C’est aussi en 1978 que Casterman lance (à suivre) sous la houlette de Jean-Paul Mougin, et qui promet dans son premier numéro qu’« avec toute sa densité romanesque, (à suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature ». Naturellement, les ouvrages qui en seront tirés seront désignés comme « romans (à suivre)« . Soit à nouveau, l’ambition de dépasser les limitations d’un médium (la bande dessinée) perçu principalement comme destiné aux enfants.
L’émergence des éditeurs alternatifs durant les années 1990, revendiquant d’être avant tout des « livres » plutôt que seulement des « BD » s’inscrit dans la même approche, et va concrétiser dans une forme particulière l’idée d’une bande dessinée « autre ». Couverture souple à rabats, pagination élevée, choix du noir et blanc, format plus réduit que l’album habituel — tous ces éléments deviennent des marqueurs associés à cette ambition narrative romanesque, qui aborde souvent des thématiques liées au réel.
Le terme de « roman graphique » apparaît pour la première fois sous la plume de Gilles Ratier dans l’édition 2007 de son rapport annuel, signe de l’intégration progressive du terme au sein de la sphère éditoriale. Cette évolution n’est pas sans faire grincer des dents du côté des éditeurs alternatifs, qui y voient avant tout une stratégie de récupération, cf. Plates-Bandes de JC Menu en 2005, et Morvandiau dans Le Monde Diplomatique (« Les indépendants défendent leurs cases », 2009). Dans le même temps, les tenants d’une bande dessinée « classique » rejettent ce qu’ils perçoivent comme un dévoiement d’une bande dessinée avant tout divertissante. ainsi, en février 2019 dans Marianne, Thomas Rabino s’interrogeait : « La BD est-elle devenue intello ? Roman graphique, BD « d’auteur » ou documentaire, conceptuelle ou d’avant-garde… La bande dessinée mêle désormais des thèmes ultrapointus à des graphismes déconcertants. Le neuvième art aurait-il perdu sa bulle de légèreté ? »

Dès 2010, on pouvait noter que la bibliographie de Lewis Trondheim à la fin d’Omni-Visibilis (avec Matthieu Bonhomme, chez Dupuis) se répartissait en « œuvres au format roman graphique » et… « hors roman graphique », dans une inversion surprenante des standards. Mais peut-être faut-il plutôt y voir l’aboutissement de cette normalisation du roman graphique, non plus comme ambition narrative, mais format éditorial à part entière possédant un certain nombre de caractéristiques… caractéristiques que GfK résume ainsi : « plus de 96 pages et trois des quatre critères suivants : format hors 48CC / one shot ou récit complet / récit ou témoignage / cadrages et graphismes inédits. » (étude « La Bande dessinée, variété et richesse », GfK/SNE, 2019). Soit un mélange de considérations formelle, narrative, thématique et esthétique — le tout avec une forme de géométrie variable qui souligne combien il reste encore difficile de cerner une intention auctoriale, souvent estimée a posteriori.
Côté lectorat, l’étude « Les français et la BD » (CNL/Ipsos, 2020) reconnaissait que « La lecture de romans graphiques est globalement plutôt faible, comparée aux autres genres, mais reste assez stable tout au long de la vie. » Avant de préciser : « Contrairement aux autres genres de BD, les lecteurs de romans graphiques ont un profil tendanciellement plus féminin (54 % de femmes). […] Chez les adultes, la lecture de romans graphiques découle aussi d’une envie de s’initier à l’art. »

Enfin, les observations de l’étude GfK/SNE de 2019 sur les acheteurs-lecteurs : un marché du roman graphique de 2 millions d’exemplaires vendus, pour 793 000 acheteurs (sensiblement plus âgés, avec 57 % de plus de 40 ans) et un panier moyen de 48 € par acheteur.
Côté marché, justement, la catégorie « roman graphique » ne fait pas partie des segments et sous-segments généralement mis en avant, mais se cache, comme la notion de « bande dessinée patrimoniale », dans une métadonnée de la base GfK. Avouez, c’est le moment que vous attendez, le moment où je dégaine les jolies courbes de production et de ventes, voire d’évolution des prix moyens pratiqués. voilà ce que ça donne :

L’évolution de la production est indéniable : voilà une catégorie qui a le vent en poupe, et qui semble être encore sur une pente ascendante, ayant quasiment doublé en quatre ans, passant de 230 sorties en 2017 à 455 en 2021. Sans surprise, les deux-tiers (68 %) de ces ouvrages se retrouvent entre Fiction Contemporaine (43 %) et Non Fiction/Documentaire (24 %).
Par ailleurs, au sein des 2665 références recensées, le quatuor Média-Participations / Madrigall / Glénat / Delcourt représente plus de 1240 références, soit près de 47 % des sorties. Signe que la stratégie de récupération a marché ? Difficile à dire. Difficile à dire, parce que la définition du roman graphique utilisée par GfK a été probablement construite avec ces grands éditeurs et pour eux — ce qui fait qu’elle englobe très bien leur production qui s’inscrit dans cette veine. C’est moins le cas pour les éditeurs alternatifs, dont l’essence repose sur une forme d’expérimentation, et donc du refus de la calibration de leur production. Bref, les éditeurs alternatifs conservent souvent l’ambition, sans rester dans la forme attendue. Rajoutons là-dessus une volonté délibéré de certains éditeurs alternatifs de privilégier la qualité sur la quantité, et donc de ne pas rentrer dans la surenchère du nombre de sorties, et il devient mathématiquement normal de les voir moins représentés. Par contre, il faut souligner la présence dans la liste de beaucoup d’éditeurs « littéraires » (Calmann-Levy, Grasset, Albin Michel, etc.) qui viennet se frotter au neuvième art, forme de validation a posteriori des ambitions initiales du roman graphique.

La catégorie s’organise autour d’un niveau de prix élevé (21€), avec la moitié des ventes portant sur des ouvrages dans la fourchette 20-25€, comme on peut le voir sur cette répartition des ventes en fonction du niveau de prix :

Côté ventes, le grand vainqueur est sans conteste Riad Sattouf, qui représente à lui seul presque un roman graphique vendu sur sept sur 2003-2021 (14,7 %). Derrière, on trouve Manu Larcenet et Pénélope Bagieu qui complètent le trio de tête. Un trio écrasant, puisque Riad Sattouf, Manu Larcenet et Pénéloppe Bagieu réalisent ensemble le quart des ventes de romans graphiques en France. Diantre.

Dossier de en novembre 2022