#TourDeMarché (2e saison)

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Retour du #TourDeMarché. et pour ce qui va être la dernière édition de cette deuxième saison (en attendant le grand final en live, au Collège de France dans deux semaines), on va s’intéresser rapidement à la question des tops. C’est parti !
Lorsqu’il s’agit d’aborder les questions relatives au marché de la bande dessinée, les journalistes disposent de deux possibilités : soit évoquer la taille du marché et son évolution, soit dégainer le top des meilleures ventes. Si la première approche est valable pour tout type de marché, la seconde est en fait utilisée essentiellement pour des marchés de produits culturels, marchés particuliers qui se caractérisent par un très grand nombre de références disponibles mais rarement substituables. Lorsque vous voulez lire Harry Potter, vous voulez du Harry Potter, et vous ne l’échangerez pas contre deux tomes des aventures de Tanya Grotter même si le prix est le même. Ce qui peut être valable pour les barils de lessive ne s’applique pas à la littérature. L’autre particularité des produits culturels réside dans leur « consommation » non destructrice : vous pouvez lire et relire un livre, ou écouter un CD autant de fois que vous voulez, et les prêter ensuite — ce genre de pratique étant impossible avec un yaourt ou une pizza.
Ce sont ces deux aspects qui font qu’on ne peut pas facilement appliquer à ces marchés les outils d’analyse habituels, comme la fameuse matrice BCG (Boston Consulting Group), avec ses stars / cash cows (vaches à lait) / dogs (poids mort) et question marks (dilemmes). Bref, déjà que l’analyse de marché est souvent un exercice difficile, c’est d’autant plus le cas lorsque l’on se penche sur ce genre de marchés, avec qui plus est, des facteurs de succès mouvants et difficiles à anticiper. Ce qui rend aussi la chose passionnante.

C’est peut-être pour cette raison que les tops (des meilleures ventes, souvent) entretiennent une fascination durable, au point d’être devenus de quasi-institutions : je pense au Billboard américain (depuis 1913 !), mais aussi au Top 50 incontournable sur Canal+ entre 1994 et 1993. La bande dessinée n’est pas en reste de ce côté-là : une année sur deux, la presse s’empresse de célébrer les ventes mirobolantes du nouvel Astérix, ou salue « les BD préférées des Français » comme ici dans Le Parisien.
Cette idée de « BD préférées des Français » introduit aussitôt une forme de glissement dans l’analyse, où s’immisce un aspect émotionnel. Subrepticement, le classement des meilleures ventes devient plébiscite, transformant l’acte d’achat en témoignage d’appréciation. Faut-il y voir une résurgence du « discours amoureux », qui se réjouirait de pouvoir ainsi célébrer une forme de légitimation de la bande dessinée (ou de ses « poulains ») par le biais de son succès commercial ? Ou bien une nouvelle illustration de la tension entre une reconnaissance commerciale régulièrement avérée, et une légitimité culturelle espérée ? (malgré une forme d’ambivalence autour d’une éventuelle institutionnalisation d’un genre jusqu’ici libre d’être léger ou aventureux)
Même en mettant de côté les raisons expliquant la place accordée à ces tops, se pose également la question de leur intérêt en tant qu’outil de description efficace de la situation du marché. Oui, on va laisser de côté l’affect pour se pencher sur la technique.

Pour commencer, il va sans dire qu’un top sans chiffres de ventes est d’une utilité proche de zéro. Certes, cela donne l’ordre des meilleures ventes, mais ne révèle rien sur les forces en présence. Ensuite, l’intérêt d’un top est proportionnel à sa profondeur : il n’y a pas grand-chose à tirer d’un top 3 ou d’un top 5, et un top 50 (comme celui que publie chaque année Livres Hebdo) montre rapidement ses limites. Pour vous donner une idée, lorsque j’ai travaillé sur le « Panorama de la bande dessinée en France, 2010-2020 » pour le CNL, nous étions partis d’un top 5000 annuel, ce qui permettait d’avoir une couverture moyenne du marché de l’ordre de 80 % en volume et 75 % en valeur.
Ce qui nous amène à l’autre problème principal d’un top, c’est que sa taille est fixée de manière arbitraire, et correspond plus à une grandeur psychologique (top 5, top 10, top 50, top 100 — bref, des chiffres ronds) qu’à une dimension qui serait en rapport avec le marché. Cela signifie donc que la représentativité de cette poignée de titres par rapport au marché global est fluctuante (ci-dessous, le poids du top 5 en volume)… et qu’il est donc impossible d’en tirer une quelconque conclusion sur la santé du marché dans son ensemble.

Même qualitativement, un top reste frustrant dans ce qu’il laisse finalement une partie plus ou moins importante du marché sous le radar — et ce, même lorsque l’on a un top 5000 sous la main : il y a certaines analyses qu’il ne m’a pas été possible de faire.
Pour terminer, voici la liste des tops 10 des dix dernières années (2013-2022), sans indication de volume, mais simplement pour illustrer combien l’image que l’on a du marché peut changer selon que l’on se limite au top 3, au top 5 ou au top 10.

La meilleure vente annuelle laisserait entendre une domination sans partage des grands classiques, une vision à peine remise en question par un top 3. Mais on notera que même un top 5 escamote Mortelle Adèle, pourtant phénomène éditorial de ces dernières années.
Bref, face à un top des ventes, la prudence est toujours de rigueur, sachant la profondeur d’un tel top est d’une importance cruciale. Pensez-y la prochaine fois que vous croiserez un « top 10 » supposément révélateur des tendances des « BD préférées des Français ».

Dossier de en mai 2023