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Ax Anthologie Volume 1

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Début 2010, Top Shelf publiait le premier volume d’une anthologie de bande dessinée japonaise (manga) indépendante. Le Lézard Noir vient de sortir la version française de l’ouvrage. Ax, nom du volume et de la revue dont les histoires sont tirées, constitue une des références (la référence ?) en matière de bande dessinée japonaise indépendante des quinze dernières années.

Au commencement, il y avait Garo, autre revue légendaire, fondée en 1964 par Katsuichi Nagai avec l’aide de l’auteur Shirato Sampei (auteur de Kamui-den, paru chez Kana). La revue publie des auteurs tels que Tatsumi Yoshihiro (auteur de Hiroshima chez Artefact, de Coups d’éclat, Les larmes de la bête, Good bye chez Vertige Graphic et de L’Enfer et Une vie dans les nuages chez Cornélius) ou Tsuge Yoshiharu (L’homme sans talent chez Ego comme X). Elle atteint un tirage de 80 000 exemplaires au début des années 1970, date du sommet de sa popularité. Mais dans les années 1990, Garo est rachetée par une compagnie de jeux vidéo. Le décès de Nagai en 1996 pousse l’éditorialiste Asakawa Mitsuhiro et plusieurs autres contributeurs de la revue à partir en 1997 pour créer leur propre maison d’édition, Serinkôgeisha. Ils publient dès 1998 le premier numéro de la revue Manga’s Devil Ax qui deviendra tout simplement Ax, en référence à une chanson de Bob Marley, Small Axe.[1] Garo quant à elle survit quelques années, avant de disparaître des librairies en 2002. Toujours actif aujourd’hui, chaque numéro de Ax est épais de 300 pages et paraît tous les deux mois, avec comme mots d’ordre : «Indépendant, Ouvert, Expérimental».

Ce premier volume d’anthologie d’Ax publie la plupart des auteurs clés de la bande dessinée indépendante japonaise actuelle : parmi ceux qui ont été traduits, citons Tatsumi Yoshihiro (déjà cité plus haut), Hanawa Kazuichi (auteur — entre autres — de Tensui, deux volumes chez Sakka, Dans la prison chez ego comme x et Avant la prison chez Vertige Graphic/Coconino), Sakabashira Imiri (Neokappa chez Imho et The Box Man en anglais chez Drawn and Quarterly), Hanakuma Yûsaku (Tokyo Zombie chez Imho), Abe Shin’Ichi (Un gentil garçon chez Cornelius, Paradis chez Picquier, Une bien triste famille et Les amours de Taeko au Seuil), Nemoto Takashi (Monster Men Bureiko Lullaby en anglais chez Picture Box), Yamamoto Takato (Divertimento for a Martyr, Scarlet Maniera et Coffin of a Chimera en anglais chez ET), Tomozawa Mimiyo (Viens chez moi, un livre pour enfant publié par le Centre Pompidou à la suite d’une exposition) et enfin Shiriagari Kotobuki (Jacaranda chez Kanko).

Ces 400 pages sont forcément hétéroclites. De par le ton des récits : parfois loufoque (Shimada), souvent absurdes (Kanno, Hanakuma, Moto) et malsains (Yamamoto, Miyanishi). Les thèmes abordés varient également : la plupart des auteurs optent pour une écriture prétendument autobiographique (à la première personne) qui oscille entre le réaliste plus ou moins glauque et le fantastique.
D’un côté, on trouve donc des récits s’apparentant à un journal intime (Abe — sur une famille qui semble être la sienne), pouvant parfois devenir contemplatifs et poétiques (Kondo et ses récits de pluie). Mais les auteurs restent le plus souvent désabusés (Kiriyama décrit le meurtre d’un étudiant, Koizumi relate une trahison entre amis et Goto se penche sur les rapports de force avec une voisine qui cherche à assassiner son chien) voire crus et sinistres dès lors qu’ils traitent de la sexualité non assumée de leurs personnages (le héros de Tatsumi se prend pour un singe après avoir rompu avec sa petite amie qui le trompait, Okada raconte les difficiles aventures du narrateur avec une cosplayeuse).
A l’inverse, dans cette même veine prétendument autobiographique, des auteurs insèrent des éléments fantastiques (Kawai sur les souffrances physiques de la séparation d’un couple, Kanno dans un futur ressemblant à s’y méprendre à notre présent décrit un dormeur que rien ne réveille, Kawasaki sur le jeu du suicide/ tueur à gages, Akiyama sur une femme qu’il voit apparaître au fond d’une jarre).
Certaines histoires empruntent des codes de l’univers du conte, de la fable (Hanawa et son univers de sorcières, Yoshida avec sa relecture des fables de Lafontaine, Komatsu et son village de champignon, Sakabashira dont l’univers n’est pas sans rappeler celui de Hino Hideshi). D’autres récits (souvent les plus marquants de l’ouvrage) privilégient la mise en place d’un décor ou d’un environnement, se contentant d’un minimum narratif (Einosuke, Yamamoto, Yunasuke). Enfin, le graphisme varie également du style simplifié à l’extrême (Shiriagari) aux dessins ultra-travaillés d’auteurs tels que Hanawa, Yamamoto ou Einosuke ; en passant par le grotesque de Shimada et Toyo.

On retrouve donc dans ce volume des auteurs déjà bien connus du public français : Tatsumi Yoshihiro, Abe Shin’Ichi ou encore Hanawa Kazuichi. Leurs récits restent somme toute assez classiques par rapport à leurs œuvres : le plus intéressant d’Ax réside donc dans la découverte d’auteurs non ou peu publiés en français ou en anglais. Parmi les pages marquantes du volume, citons de manière totalement arbitraire le récit de Shimada Toranosuke qui revisite de manière loufoque le mythe de l’El Dorado, incarné à l’occasion par une moto développée par des ingénieurs nazis en fuite en Amérique latine. Shimada s’amuse à mêler son récit de références historique et géopolitiques et joue sur un comique de répétition qui finit par structurer le récit (répétition de l’image du vendeur de moto de face et immobile devant sa boutique — on ne le verra jamais présenté autrement, répétition d’une case présentant des aventuriers à la recherche de l’El Dorado sous les traits de conquistadors, de motards étrangers puis japonais).
Autre récit humoristique, Einosuke met en scène avec virtuosité un repas de nouilles dans une famille japonaise. Face à ses enfants monstrueux qui s’empiffrent sans dire un mot, le père de famille finit par aller pester sur le toit de la maison en fumant une cigarette. Dans un style radicalement opposé, les pages illustrées par Yamamoto Takato mettent en scène le monologue d’un jeune homme attaché au milieu de fleurs se transformant progressivement en mucus et formes bizarres, dans l’attente de ce qui semble être la mort. Citons enfin Miyanishi Keizo, auteur principalement connu pour ses mangas érotiques des années 1970 qui adapte ici un passage de Crime et châtiment dans un récit difficile à suivre, au graphisme qui n’est pas sans évoquer les mangas des années 1970 et 1980.

Au final, Ax constitue un précieux condensé de la bande dessinée japonaise indépendante, entre burlesque, malaises sexuels et fantaisies macabres. Certainement peut-on reprocher au volume son éclectisme : le lecteur pourra se sentir un peu perdu au long de ces 400 pages aux 33 auteurs avec des styles radicalement différents… Les néophytes regretteront certainement de ne pas être un peu plus guidés : des notices sur la date de publication ou le contexte des œuvres pourraient peut-être aider. Signalons cependant la courte bibliographie des auteurs présente à la fin du volume, plus étoffée dans la version française qu’anglaise. Ce premier volume constitue une première exploration de l’univers de la revue, un répertoire donnant accès à une grande partie des innovations du manga. Certainement le deuxième volume permettra-t-il d’un peu plus se familiariser avec ces auteurs.

Notes

  1. “If you are a big, big tree, let me tell you that/We are the small axe/ Ready to cut you down (well sharp)/ To cut you down”.
Site officiel de Le Lézard Noir
Chroniqué par en avril 2011