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Abstract Comics, The anthology : 1967-2009

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Quoi ? Un livre de «comiques abstraits» ? Bon, ok. La plaisanterie n’est pas très fine. Mais reconnaissez que c’est une manière légère (ou «comique») de se rappeler la polysémie du mot «comic», désignant aussi bien des acteurs de comédies drolatiques, que des livres de bande dessinée par forcément drolatiques. Au pluriel et associé au mot Abstract, il forme une expression en oxymore puisque les choses du domaine de l’abstrait ou de l’abstraction sont généralement admises comme étant le plus éloignées possible de celui de l’humour. Si ce livre est «The Anthology : 1967-2009» de ce genre récent de la neuvième chose, il témoigne aussi, peut-être surtout, de ce sens des mots qui font des auteurs de «comics» des artistes pas comme les autres (les «fine artists»), pour ne pas dire une drôle de bande qui se cherche en cherchant. D’autant que le mot «abstrait» — quelle que soit la langue cette fois-ci — est emprunté à la glorieuse épopée Beaux Arts (Fine Arts) de la peinture du XXe siècle.

Abstract Comics est une anthologie de bande dessinée dites «abstraites» dirigée par Andrei Molotiu regroupant une quarantaine d’auteurs. Les œuvres sont présentées chronologiquement, de Crumb à Billy Mavreas. Elles sont précédées d’une introduction signé Molotiu, et suivies de notices sur les différents auteurs présents.
Disons-le d’emblée, les œuvres présentées sont pour l’essentiel, très intéressantes.[1] Toutes ne sont certes pas inédites (celles de ce côté-ci de l’atlantique en particulier), mais montrer ensemble Crumb, Moscoso, Trondheim, Shaw, Kochalka, Panter, Ibn Al Rabin, McDonnell, pour ne parler que des plus connus, est un vrai bonheur, suscitant plaisir pour l’œil et moisson de questions passionnantes.

Pour d’éventuelles réponses par contre, il faudra chercher ailleurs que dans ce livre. C’est hélas par ce dernier aspect qu’il apparaît globalement décevant. En quelque sorte, cela tiendrait à cette nuance qu’il s’agit moins de «the» que de «an anthology», bouclée dans l’urgence, et apparaissant trop souvent approximative pour ne pas dire amateur.
Commençons par la mise en page rapidement détestable au lecteur, où la numérotation des pages ce fait sous la forme d’un alphabet cryptique qui pourrait faire le bonheur des anciens lecteurs de Mickey parade ou Picsou Magazine s’ils en trouvaient la clef ou pour le moins la patience de la chercher.[2]
Aller des pages des bandes dessinées aux notices de fin de volume devient rapidement un pensum, d’autant plus frustrant que celles-ci sont classées par noms d’auteurs, et qu’elles peuvent faire, au petit bonheur la chance, une ligne comme un article entier.[3]
Ajoutons que dans la majorité des cas il n’y a aucune date pour préciser l’édition ou la réalisation des bandes dessinées, ce qui reste bien dommage vous l’admettrez quand elles sont censées être classées chronologiquement…[4]

L’introduction reste elle aussi particulièrement décevante. Elle tient plus des souvenirs rétrospectifs d’Andrei Molotiu depuis le constat de l’existence d’une bande dessinée abstraite dont il se sentirait d’ici, aujourd’hui, «l’inventeur» comme on dit en archéologie.[5] Elle se veut brève, mais même dans sa brièveté elle est à l’histoire de la bande dessinée abstraite ce que les évocations de la colonne Trajan ou de la tapisserie de Bayeux sont à l’histoire de la bande dessinée. Une reproduction de ce «High and Low» classique, d’une recherche d’une ascendance dans l’ascendant artistique d’une échelle des arts. L’auteur ne veut pas passer pour un historien d’art «comic», mais ce sera au moins raté dans un sens.

Molotiu définit la bande dessinée abstraite comme une forme d’art séquentiel à base d’images abstraites, c’est-à-dire non figuratives, mais aussi d’images figuratives qui par l’incohérence de leur juxtaposition porteraient l’abstraction à la diégèse. Une définition dans ce cas qui s’inspirerait des «films abstraits» selon lui.
Pourquoi pas, si elle permet de faire une anthologie cohérente. Le seul bémol est qu’elle aurait presque pour seule «vertu» de justifier la présence de Crumb dans cette anthologie. De cette bande dessinée publiée dans Zap n°1 en 1967, l’auteur semble même ne retenir que le titre «Abstract Expressionist Ultra Super Modernistic Comics», et s’enchante de ce qu’elle commence par «Abstract» et se termine par «Comics». Idéale pour commencer une anthologie, raconter sa petite histoire, mais à aucun moment il ne note que Crumb charge justement ce à quoi il essaye de rattacher la bande dessinée abstraite.

Sa définition propose deux sortes de bande dessinées abstraites et l’on se dit que l’on aurait pu éviter une anthologie chronologique qui lui a peut-être suggéré naturellement cette généalogie approximative et d’une démarche parfois caricaturale.[6] Il aurait aussi été préférable que l’introduction s’interroge plus précisement sur l’expression «bande dessinée abstraite» et/ou qu’une postface pose les questions que les bandes ici réunies peuvent suggérer.
Car pourquoi s’échiner à parler d’abstraction ? Pourquoi ne pas s’être interrogé sur les choix des cette expression par les auteurs eux-mêmes ? Quel est le premier à l’avoir utilisé par exemple ?
La bande dessinée la plus abstraite de cette anthologie est peut-être celle de Mark Gonyea.[7] Cela tient-il à un effet purement de couleur et de géométrie ?
Pourquoi un carré noir avec une bulle n’est plus un carré noir mais comme une chose autonome, vivante ? Est-ce par anthropocentrisme ? Le discours est-il si lié au vivant qu’il rend concret l’abstrait ? Une bulle n’annule-t-elle pas toute abstraction dans une bande dessinée se voulant abstraite ? Pourquoi une bande dessinée abstraite doit-elle nécessairement être sans mots ? Ne sont-ils pas capable d’exprimer des abstractions eux aussi ? Pourquoi se contenter du mot «abstrait» ? Pourquoi ne pas plutôt parler d’une bande dessinée dans les marges ? Dans ses limites ? Expérimentale ? Voire minimaliste ou conceptuelle comme Loïc Massaïa dans ces pages ?[8] Tout cela permettrait déjà de sortir d’une gangue dans laquelle s’enferme Molotiu et de penser bien plus librement.

Abstract Comics a le défaut et les qualités des ces albums «compilation», facile à faire de nos jours. On trouve un truc et on le montre. Cela donne beaucoup à voir[9] mais il semble improbable de l’accoler à une réflexion, d’en dire plus, surtout de manière pertinente, sur les alentours, les enjeux, les conditions de créations. Reconnaissons pour finir, qu’il semblerait que cette anthologie de Fantagraphics[10] ait subit quelques retards et/ou faux bonds.[11] Sous ses allures de catalogue un peu prétentieux, cela expliquerait peut-être que l’appareil critique qui s’y trouve soit à peine digne d’une plaquette d’exposition.

Notes

  1. Parmi ces travaux inédits (à ma connaissance) les plus marquants, je citerai : « Flying Chief » de Derik Badman (abstraction par soustraction), « Color Sonnet #3 » de Grant Thomas (Musicalité de la tache), « Storms » de Henrik Rehr (Cases vol-au-vent), « I Would Like to Live There » de Blaise Larmée (Vie étrange, perturbée par la transparence des pages), Janusz Jaworski (pays étranger), Richard Hahn (monde à facettes), « Squares in Squares » de Mark Gonyea (pour sa limpidité chromatico-géométrique), « Apophenia » de Jason Overby (sur une forme de silence, de fragilité) et Draw (pour ses cases débordées et ses questions de contenus et de contenants).
  2. En postulant qu’elle existe. Je reste étonné par cet effet de mise en page. Son auteur pense-t-il qu’il suffit de crypter pour être abstrait ? Est-ce que le cryptage fait l’abstraction ? Suffit-il de ces symboles pour donner au langage de tous les jours ce degré d’abstraction que le «bon sens» populaire reproche ou accole aux mathématiques par exemple ? Est-ce «du chinois» comme on dit ? Ou bien est-ce une forme infantile plus ou moins consciente de la part des auteurs de l’anthologie, qui verraient dans la bande dessinée abstraite une forme cryptique qu’il s’agirait de dévoiler ? Voire au contraire de ne seulement qu’évoquer pour mieux ce la garder ? Lui donner/préserver une aura d’inaccessibilité ?
  3. Certaines sont très bien faites et éclairantes, mais la majorité restent vite faites et sans réelles informations sur les œuvres et les artistes.
  4. Préciser où, quand, comment elles furent (et si seulement elles le furent) éditées aurait aussi été un minimum que ne fournissent que rarement les notices de fin de volume.
  5. Notons que Molotiu voit de la bande dessinée abstraite partout et qu’il peut tout transformer en bande dessinée abstraite (voir son blog). Les planches de Syros Horemis sont tirées d’un ouvrage de 1970 que l’auteur a peut-être lu dans sa jeunesse et dont il aurait gardé un bon souvenir, mais qui n’est pas une bande dessinée à proprement parler puisqu’il s’agit d’exemple d’un livre qui s’intitulait : Optical and Geometric Patterns and Design.
  6. Comme parler «d’école franco-suisse de bande dessinée abstraite» par exemple.
  7. Par perversité je la qualifierais de cinétique, en référence à l’Art Cinétique bien sûr, car si l’on se base sur la stricte définition du mot cinétique («Qui a le mouvement pour principe») beaucoup de bandes dessinées muettes deviennent cinétiques…
  8. Avec cette limite que cela fait là encore référence à l’art contemporain et peut faire tomber dans les même travers que le mot «abstrait».
  9. Et dans cette chronique je n’évoquerais pas les manques, les oublis, voire toutes les bandes dessinées qui pourraient très bien répondre à la définition de Molotiu.
  10. Ce point de vue de Fantagraphics sur la bande dessinée abstraite ?
  11. Si l’on se base sur le «description product» de la fiche de ce livre sur Amazon.com, texte qui doit être là depuis que le livre a été mis en précommande, c’est-à-dire plusieurs mois avant sa sortie voire sa réalisation ou son élaboration, on trouve les noms de Moebius ou d’Ivan Brunetti. Sachant que l’enrichissement de ces pages est du moins sur Amazon, réalisé par les éditeurs eux-mêmes, on peut penser que le projet a subi quelques aléas, qui se retrouvent dans l’aspect général du livre.
Chroniqué par en octobre 2009