Extrait de "Professeur Bell (t2) Les poupées de Jérusalem"
Professeur Bell (t2) Les poupées de Jérusalem
Le problème israélo-arabe n’est pas prêt d’être résolu : un diable s’est installé à Jérusalem et compte bien s’y amuser. C’est Joann Sfar qui le dit, dans son très attendu Professeur Bell tome 2 : Les poupées de Jérusalem.
Le professeur Bell est un personnage entre la fiction et la réalité, inspiré du médecin de la reine d’Angleterre, passionné d’occultisme, qui servit de modèle au Sherlock Holmes de Conan Doyle. Le premier tome de ses aventures dessinées par Sfar nous faisait découvrir une Ecosse sombre, peuplée de pendus et de fantômes. Cette fois-ci, le très prolifique co-auteur de la série Donjon, nous entraine d’Edimbourg à Jerusalem, la ville trois fois sainte.
Et il laisse libre cours à son penchant pour les histoires tortueuses, secrètes et magiques. Quel meilleur endroit, en effet, que la capitale de l’Etat Juif, pour lancer un chasseur de fantômes féru de magie ? Reprenant l’héritage de Pratt, Sfar se plait à raconter ces histoires de cabbales, de passages secrets et de formules magiques.
A Jérusalem, le diable est revenu et compte envahir le monde. Un curé et un rabbin, puis un jeune arabe musulman, sont censés l’en empécher. Ils demandent au professeur Bell, l’homme qui converse avec les fantômes, de venir les aider.
Et voilà un album largement placé sous le signe de l’ésotérisme. Ici, on parle avec les morts, avec les diables — les anciens, qui dorment, surveillés par des golems, comme les jeunes, qui se passionent de photographie et de téléphonie -, on évoque de vieilles formules oubliées, on relit la cabbale, on emprunte des escaliers dérobés qui donnent sur des portes secrètes.
Corto Maltese et particulièrement Les Fables de Venise ne sont jamais loin. Tout l’album semble construit sur le thème du passage secret, et le lecteur, sans doute aussi peu au fait de la géographie de la ville que des formules magiques, se laisse guider et perdre dans Jérusalem comme naguère dans la mystérieuse Venise de Pratt.
Bien entendu, il ne s’agit pas tant de découvrir une ville historique que de visiter une idée de Jérusalem : Sfar a préféré abandonner le repérage photographique qu’il avait entrepris pour s’inspirer directement des gravures du début du siècle. La ville sainte est donc autant l’interprétaion de sa propre sensibilité — il a découvert la ville avec sa grand-mère, à qui est dédié le livre — que la mise en image d’images antérieures — celles des voyageurs du siècle dernier.
On retrouve ce travail dans le dessin même, parfois proche de la gravure, noirci de traits, encore et encore, comme pour souligner le voile qui cache aux yeux du profane la réalité de la ville aux mille mystères. Et finalement, il n’y a rien de suprenant, dans cet itinéraire initiatique, à rencontrer un Diable rouge, muni d’un appareil photo qui fait du tourisme.
Bien sûr, comme chez Pratt ou chez Tardi, Sfar n’a aucunement envie de tomber dans un quelconque manichéisme, et ses diables sont tellement humains qu’ils en sont presque sympathiques. D’ailleurs, le diable finalement enfermé dans les murailles de la ville par un professeur Bell qui se prend pour dieu au téléphone, n’est ni vainqueur ni vaincu ; s’il n’envahira pas le monde, il est malgré tout satisfait : « Rien qu’à partir de Jérusalem, je peux foutre un sacré merdier. »
En dédiant son récit à sa grand-mère juive, Joann Sfar ne fait pas que retrouver l’oeuvre de Pratt (qui plaçait aussi sa grand mère juive au centre des Fables de Venise), il continue de se raconter par le biais de la fiction.
A se demander si le projet autobiographique de David B dans l’Ascension du haut-mal, et celui de Sfar dans la plupart de ses albums, ne sont pas finalement très proches. Sfar choisit simplement de toujours utiliser le biais de la fiction pour se dévoiler.
Petit Vampire serait le récit d’une enfance solitaire et joyeuse, triste et imaginative, Pascin une réflexion sur l’art du dessin et le rapport aux femmes, et Pr. Bell, un peu de tout ça. Le jeune Daoud ressemble graphiquement à l’image que Sfar donne de lui même, et cet orphelin caractériel pourrait être une projection de l’auteur dans son récit.
Mais c’est encore les femmes — la Femme — qui semblent occuper une place centrale dans Pr. Bell. On y découvre le rapport trouble que le professeur entretient avec elles — faut-il les attacher ? — et elles prennent les multiples formes que leur prète Sfar : femme fatale, érotisée à outrance dans une séance de photo — ou de dessin -, femme-mère qui manque cruellement, femme sorcière s’envolant sur un balai, et enfin femme incarnant définitivement le bien sur Terre, maitresse, soeur, mère, consolatrice et guérisseuse, au centre de tous les intérêts.
Sfar raconte donc l’errance d’un homme sans femme — le pr Bell — et l’impossible quête de l’absolu féminin : objet rêvé jamais atteint.
Dans les Poupées de Jérusalem, le lecteur prend vite conscience que le propos n’est pas tellement de faire un récit fantastique qui divertit, mais plutot de se perdre dans une atmosphère magique, pour mieux se réfléchir dans les fantômes, les sorcières et les diables.
L’étrange leçon que l’on tire de la lecture de ce tome 2, c’est que l’action à chaque fois s’échappe : Sfar semble prendre un malin plaisir à s’en aller dans de fausses directions. Les diables ne sont pas si méchants, les sorcières sont des figures maternelles, la religion disparait devant la magie et raconter des histoires, des légendes et des contes est bien plus important que de les vivre.
Que font les héros des Poupées de Jérusalem ? Ils boxent un diable et tirent des coups de feu, certes, mais surtout, ils parlent, bavardent, se racontent des histoires oubliées, préférant à chaque fois le plaisir d’une belle histoire qui fait trembler ou rire, à l’action. Faux récit d’aventures, mais vrai conte oriental : écoutons encore Shéhérazade encore une nuit.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!