#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Novembre est déjà là, et pour le #TourDeMarché de cette semaine, on va faire un point rapide sur ce que l’on sait aujourd’hui du Pass Culture, et de son impact (réel ou supposé) sur le marché de la bande dessinée. C’est parti !
Vendredi dernier, les débats à l’Assemblée Nationale portant sur le projet de loi des finances s’intéressaient au budget de la culture, quand la députée Caroline Parmentier (RN) a abordé la question du Pass Culture et de son utilisation par ses bénéficiaires (je découvre avec émerveillement que tout ces échanges sont soigneusement consignés et retranscrits ici). Je cite Mme Parmentier : « Le pass culture, doté d’un budget considérable de 208,5 millions d’euros, est une initiative intéressante pour peu qu’elle soit destinée à des activités réellement culturelles. » Et de continuer : « L’amendement d’appel […] propose de conditionner les crédits du pass culture à des activités et des achats réellement culturels et de réorienter l’utilisation du pass vers la littérature, le théâtre, les musées ou les concerts de musique classique. »
L’échange qui suit (et qui se conclut par le rejet de l’amendement proposé) est assez fascinant, je vous encourage d’aller le lire par vous-même. Je vais essayer d’en résumer rapidement les points importants. Tout d’abord, il y a cette opposition « high vs. low » qui s’exprime sans s’assumer — confrontée à la question, on notera que la députée RN nie haut et fort vouloir désigner une « vraie » culture, alors qu’elle vient tout juste de dire le contraire. Puis le rapporteur spécial ( ?) Alexandre Holroyd prend la défense du Pass Culture :

  1. la culture légitime évolue sans cesse, il faut rester ouvert
  2. le manga est un produit d’appel qui amène les jeunes à la librairie où ils achètent des « livres d’une autre catégorie »
  3. lui-même lit des romans mais aussi de la bande dessinée
  4. (argument de la Ministre de la Culture) il y a des mangas qui parlent de choses sérieuses (personnages et événements historiques) ou qui adaptent de la littérature.

(Réponse de la députée RN : « Votre propos est extrêmement démagogique et il fait effectivement allusion à un manga : Au pays de Candy. » Les puristes souligneront la confusion entre manga et adaptation animée, je note surtout la référence qui remonte au siècle dernier)

L’idée que la bande dessinée, et plus encore les mangas, ne relèverait pas de la « vraie » culture n’est pas nouvelle, et s’inscrit plus globalement dans les questions de légitimation culturelle, lesquelles ont toujours un temps de retard (mais c’est normal). On notera que comme pour la bande dessinée au sens large, la défense du manga ne s’appuie pas ici sur ce qui relèverait de ses qualités intrinsèques en tant qu’œuvre à part entière, mais est perçu avant tout comme une sorte de marchepied vers… vers quoi, d’ailleurs ? Vers ce qui ressortirait, sans le dire, sinon d’une « vraie » culture, du moins de la culture légitime. celle qui parle de Napoléon, de Jeanne d’Arc, de l’histoire de la France, cette culture écrite par Maupassant, Baudelaire et Balzac.
Alors oui, je ne peux que me réjouir de voir la Ministre prendre la défense d’une vision de la culture dans son acceptation la plus large, mais je regrette qu’elle utilise pour cela des hiérarchies implicites qui, à mon sens, n’ont plus lieu d’être (si elles l’ont jamais été). Difficile d’articuler en 280 signes ce qui « fait culture », mais il me semble que c’est avant tout ce sur quoi on décide de se pencher en lui reconnaissant ce potentiel, et en acceptant de mobiliser notre intelligence pour pouvoir découvrir et apprécier celui-ci. Certes, accepter de se laisser surprendre est aussi une manière de se mettre en danger — par rapport à ses convictions et ses certitudes, à ses idées préconçues aussi. Les belles découvertes sont à ce prix, et sans aucun doute, le jeu en vaut la chandelle. Mais assez philosophé (de comptoir), revenons à notre Pass Culture.

Le pavé dans la mare, c’est ce « Classement des meilleures ventes du Pass Culture » publié par Livres Hebdo le 25 novembre 2021, il y a presque un an. On y découvrait une domination écrasante des mangas, représentant 15 des 22 items listés, et trustant les 12 premières places. D’où, en janvier 2022, le titre (subtil) « Arigato le Pass Culture » accompagnant le top 50 des meilleures ventes de bande dessinée pour 2021 (pour certains, ce qui est ici implicitement présenté comme un résultat malencontreux était au contraire un argument de poids à mettre en avant, même discrètement. Cf. ce petit décryptage en février dernier, quand j’avais un peu de temps pour ce genre de chose).
Dans son « Etude sur les livres » publiée en avril dernier, la structure derrière le fameux pass constatait qu’« [e]n parallèle, on constate une baisse progressive de la réservation des mangas sur le pass Culture. » L’institution observe ainsi qu’« [e]n mai 2021, les mangas représentaient 75 % en volume de réservations de livres. En avril 2022, ce chiffre s’élève désormais à 54 %. » Et de conclure : « La consommation de mangas est aussi une porte d’entrée vers plus de diversification : près de la moitié des jeunes ayant réservé un manga via le pass (49 %) ont également réservé un livre dans un autre genre littéraire. » (Tout va bien, on retrouve ici les fameux chiffres avancés par le rapporteur spécial et la ministre à l’Assemblée Nationale)
Autre source d’information pour essayer d’y voir clair, le rapport d’activité du Pass Culture pour l’année 2021, mis en ligne durant le mois d’octobre. Les données qui nous intéressent se trouve pp8-9, avec cette information chiffrée : « plus de 100M€ dépensés par les jeunes en 2021 », dont 54,7 % sur le livre. C’est maigre, mais c’est déjà ça. Disons-le tout de suite : avec ces données, il est impossible de faire une estimation (même à la louche) de la part du montant global consacrée au manga dans le dispositif du Pass Culture. Le mieux que l’on puisse faire, c’est une majoration de cette part. Le problème est que les « 75 % de réservations en mai 21/54 % en avril 22 » sont en volume, et que les données de dépenses sont en valeur. et que l’on n’a absolument aucune indication du prix moyen des livres ainsi achetés.
En prenant les hypothèses les plus favorables, on aurait dont la part du manga s’élever à 75 % des réservations appliquée à ces 54,7 % des dépenses consacrées au livre, soit 41 % des 100M€ totaux (oui, tout ce long article pour finir sur une pauvre multiplication, désolé). Pour rappel, en 2021, le manga en France avait représenté 353M€, en progression de +108 % par rapport à l’année précédente… soit une croissance de 183M€, qui montre que le Pass Culture a été, au mieux, un bonus sur une dynamique déjà très forte.

Vous vous en doutez, j’aimerais pouvoir creuser un peu plus les choses, mais il faut se rendre à l’évidence : il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent qui permettrait d’examiner dans le détail les effets du Pass Culture. Cela étant, quand on voit comment certain(e)s réagissent à la seule idée qu’un tel dispositif soit utilisé pour autre chose que « la littérature, le théâtre, les musées ou les concerts de musique classique », c’est peut-être un choix délibéré et (malheureusement) nécessaire.
Dernier point enfin, pour rebondir sur cette phrase de la ministre de la Culture qui concluait sa prise de parole en défense du pass : « La France a toujours été un pays de liberté d’expression et de création, et elle le restera. » Il est important de rappeler ce qu’est le Pass Culture, et ce qu’il n’est pas : il s’agit d’un dispositif d’aide à l’accès à la culture, et non pas d’un dispositif qui viserait à soutenir la création. L’un et l’autre sont importants, et j’oserais dire que maintenant qu’on a le premier, même discutable, il serait temps que les institutions travaillent sérieusement au second, en essayant de ne pas oublier le rapport Racine.

Dossier de en novembre 2022