Trondheim auto-biographique(s)
- (1) Trondheim auto-biographique(s)
- - (2) Trondheim avant les Carottes
La légende veut que Lewis Trondheim ait appris à dessiner en 1990, lorsqu’il attaqua les 500 pages de Lapinot et les carottes de Patagonie. C’est du moins ce que beaucoup, moi inclus, ont compris de l’«Avant-propos» de ce livre fondateur. Et c’est une belle histoire, mais la réalité est quelque peu différente. En fait, Trondheim dessinait déjà tout à fait convenablement avant de commencer les Carottes.
C’est sous l’impulsion d’Harry Morgan, qui réalisait alors The Adamantine,[1] que Trondheim lance son propre fanzine, ACCI H3319, dont il produisit «douze numéros et demie» entre 1988 et 1990. Cette publication forcément confidentielle est aujourd’hui à toutes fins pratiques introuvable et l’auteur ne l’inclut pas dans sa bibliographie officielle, pourtant exhaustive. Nous avons affaire ici à un authentique «péché de jeunesse».[2]
À ce moment, Trondheim n’était pas encore le dessinateur animalier que l’on connaît aujourd’hui. En fait, certaines de ses bandes présentaient — shocking ! — des personnages au faciès humain. D’autres avaient des formes plus abstraites, les rapprochant des bonshommes-patate. On y trouvait bien de l’animalier, mais ce n’est alors qu’une forme parmi d’autres. Trondheim, entre Franquin et Carl Barks, n’a pas encore choisi son camp…
On retrouve dans ACCI H3319 de surprenantes occurences de livres à venir. C’est ainsi qu’on y trouvera quelques fragments de Gare centrale (qui deviendra un scénario pour Jean-Pierre Duffour), mais aussi des gags d’une page qui seront repris plus tard dans le Crabar de Mammouth, sans parler des premières apparitions de Mister Weird, personnage qu’on reverra tout entier dans les Carottes de Patagonie. Certains numéros poussent la sophistication jusqu’à inclure des mini-comix où l’on peut lire les versions initiales de la Mort farceuse ou Monnaie de singe, histoires que l’on retrouvera plus tard, entièrement redessinées, dans Genèses apocalyptiques. On verra plus loin d’autres cas de ces histoires redessinées.
Deux livres furent prépubliés en entièreté dans ACCI H3319. Il s’agit de Psychanalyse et du Dormeur. Dans les deux cas, il s’agit de recueils d’histoires courtes, à l’humour caustique et parfois cru, consistant en cases photocopiées et répétées autant de fois que nécessaire. Édité par le Lézard (aussi un fanzine), Psychanalyse devint, en 1990, le premier livre de Trondheim. (Le Dormeur ne paraîtra qu’en 1993, inaugurant la collection «Delphine» de chez Cornélius.)
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Le principe de la case photocopiée — que les oubapiens appellent itération iconique — mérite de s’y arrêter un moment. Selon cette technique, l’auteur crée une série de cases génératrices qui seront photocopiées et découpées, puis collées à l’envi. L’auteur ajoute finalement les dialogues (soit en écrivant autour de ses personnages, soit en juxtaposant des bulles découpées). Il peut choisir de dessiner de nouvelles cases génératrices au fur et à mesure de son projet ; il peut aussi choisir de se borner à un certain nombre de cases, sans modification possible. On pourrait être tenté d’affirmer comme principe général que moins il y a de cases génératrices et plus le pari est difficile. En fait, tout ça dépend surtout de certaines qualités nécessaires à la génération : par exemple un degré d’abstraction suffisant dans le dessin, mais pas trop non plus — il faut que les figures soient minimalement reconnaissables. On peut bien sûr faire le compte des cases génératrices d’un projet donné. Le Dormeur, par exemple, n’en comporte qu’une seule.
Pour Psychanalyse, toutes les cases mettent en scène, sans décor, le même personnage patatoïde et gélatineux, coiffé de trois poils, dialoguant avec des interlocuteurs toujours hors cadre. Ce personnage anonyme peut être qualifié d’idiot candide, intempestif autant qu’aberrant, parfois dangereux mais tout à fait cordial, et qui s’incrustre ici et là, exposant à ses interlocuteurs, le temps d’une histoire, ses idées saugrenues.
Ses interlocuteurs se retrouvent, de gré ou de force, dans le rôle du «psy» : mis en contact avec notre protagoniste, ils sont forcés de suivre sa logique (tordue et de mauvaise foi), ils réagissent plus qu’ils ne contrôlent l’action. Il arrive que l’interlocuteur soit absent de la bande, en auquel cas on n’a quand même qu’un faux monologue ;[3] au lecteur de se mettre dans la position (inconfortable) du psychanalyste. C’est d’ailleurs un revirement amusant : appeler un livre Psychanalyse, c’est évoquer une mise à nu, sinon de l’auteur, à tout le moins du protagoniste : une épreuve de fragilité face à un lecteur-analyste potentiellement blasé ou cruel. Ici au contraire, le patient n’a cure des émois qu’il cause, c’est l’analyste qui est brutalisé. Psychanalyse est une claque mais aussi un réservoir d’énergie bornée — l’attrait du travail de Trondheim provient sans doute en grande partie de cette «électricité statique».
On imagine mal un scénariste «planifier» le protagoniste de Psychanalyse : celui-ci semble être né de la trace même du stylo qui l’a dessiné, sa forme approximative agissant à la fois comme repoussoir et facteur atténuant : rond mais inégal, mignon mais débile — probablement un parent de l’attachant et «monstrueux» Jean-Christophe, qui apparaîtra bien plus tard…
Le Dormeur présente un cas similaire si ce n’est qu’ici, comme je l’ai dit plus haut, une seule case génératrice est répétée à l’infini, ce qui fait qu’on est tenté de ne rien lire d’autre que le dialogue.[4] La tête hébétée du Dormeur (un œil manifestement contrarié, l’autre à moitié ouvert) donne le ton des réparties : incrédulité, cynisme, et une savante dose de mauvaise foi. Le Dormeur a moins l’air d’un dormeur que de quelqu’un qui vient de se faire réveiller de force. Je note que pour la première fois ici, Trondheim s’essaie à la pratique assez peu européenne du comic strip, et s’y révèle fort habile. Il inclut même dans ses bandes un faux copyright, histoire peut-être d’assurer ses lecteurs qu’il sait précisément ce qu’il fait.
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1990 est une année très chargée pour Trondheim. C’est d’abord l’expérience Labo, qui sera suivie de la naissance de l’Association. On retrouve Psychanalyse dans la nouvelle formule du magazine Psikopat. Puis c’est Monolinguistes, toujours avec le même personnage.[5] Le jeune Trondheim est «l’auteur aux cases photocopiées», c’est l’essentiel de son travail publié et on l’encourage dans cette voie mais il commence à en voir les limites. Pour changer (un peu), Jean-Christophe Menu lui propose un défi : il dessinera huit cases pour Trondheim, qui en fera cent strips et finalement un livre, son premier à l’Association : c’est Moins d’un quart de seconde pour vivre.
Livre risqué qui précède de deux ans la fondation de l’OuBaPo, Moins d’un quart de seconde pour vivre présente donc une contrainte supplémentaire au Dormeur. Ici Trondheim ne contrôle pas le dessin, imposé par son comparse. Il ne peut pas inventer lui-même une nouvelle case lorsque le besoin s’en fait sentir. Et lorsqu’il rédige le dialogue, il doit s’assurer que celui-ci conserve un peu de naturel, qu’il n’ait pas l’air «collé là», alors que c’est justement le cas… Menu a tout de même ouvert de subtiles portes dans son dessin. Regardez ce personnage : sa bouche est-elle ouverte ou fermée ? Et dans cette autre case : son regard est-il tourné vers l’avant ou l’arrière ? En outre, Trondheim invente des artifices heureux : il fait parler un rocher, il cache un personnage dans une cabine fermée, un autre sous terre — toutes des voix hors-champ, ce qui est bien pratique. En bref, il y a juste assez de vague dans les cases de Menu pour que Trondheim puisse investir l’espace de manière libre.
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Avec ces premiers travaux, Trondheim s’inscrit dans un certain radicalisme : usant d’un graphisme peu appliqué, photocopiant à l’envi, il semble prôner une sorte de désacralisation du dessin. Ne subsiste que l’impératif de lisibilité, le même que pour la ligne claire : Trondheim ne délie pas son trait (pensez à des pages des Soviets que l’on chiffonerait). Simplifiant à l’extrême ses représentations, il commet là une première ébauche de ce que seront, bien plus tard, ses essais de bande dessinée abstraite.
Mais à ce radicalisme graphique s’oppose une narration toute classique. Trondheim ne fait pas éclater le récit, il ne bouscule pas la mise en page, il raconte au contraire des histoires avec grosso modo les mêmes outils que Franquin ou Schulz. Notre auteur ne révolutionne pas la mécanique du gag, mais il l’utilise de manière ingénieuse, par exemple en faisant appel à des personnages et à des thèmes peu communs. La simple bizarrerie de certaines pages leur sert parfois de justification, et plus généralement c’est bien dans le décalage que Trondheim excelle. Dans Moins d’un quart de seconde pour vivre, la mécanique est, je trouve, poussée d’un cran : Trondheim compte moins sur le gag, davantage sur le bon mot et l’observation paradoxale. Les questionnements philosophiques qui en résultent se conjuguent bien, cela dit, à l’atmosphère onirique des huit cases génératrices de Menu.
Ce radicalisme graphique est rompu à la moitié de 1991. Dans ses histoires ultérieures, pour Psikopat et ailleurs, Trondheim passe à l’animalier, et il ne reviendra plus aux cases photocopiées.[6] C’est qu’il s’est passé quelque chose à l’Atelier Nawak : pendant que tout le monde regardait ailleurs, Trondheim a fait les 424 premières pages de Lapinot et les carottes de Patagonie.
Notes
- En 1997, le fanzine The Adamantine s’est déplacé sur le web. Par échange de bons procédés, Trondheim dessinera plus tard la couverture et les illustrations du Petit critique illustré d’Harry Morgan et Manuel Hirtz (1997 pour la première édition).
- Pour la chronologie du jeune Trondheim, je me base sur le site des Formidables aventures de Lewis Trondheim, ainsi que sur un échange de courriels avec l’auteur, mené en février 2008. Au passage, ACCI est l’abbréviation de «Approximate Continuum Comix Institute». On reconnaît là le titre d’un comix quasi éponyme qui sera publié par Cornélius entre 1993 et 1994.
- Le mot-valise qui sert de titre au recueil suivant, Monolinguistes, montre bien cette ambiguité d’un monologue qui n’en est pas vraiment un : et puis, pourquoi «linguistes», sinon parce que la mécanique de la mauvaise foi nécessite de jouer systématiquement avec le langage à la manière des Sophistes.
- Ce principe de «dessin jetable» (une illustration, parfois sans grand intérêt graphique, répétée à l’infini, et qui ne sert qu’à soutenir le dialogue) a trouvé son utilisation la plus retoudable dans certaines bandes très satiriques telles que Get Your War On de David Rees ou les Pedigree Girls de Sherwin Tija. Au fond, c’est un peu, poussé jusqu’à l’absurde, le principe classique du gaufrier, par lequel chaque page (ou chaque strip) est découpé de la même manière — même nombre de cases, chacune de même dimension. Sauf qu’ici, le dessin répété devient le cadre.
- Les Monolinguistes se poursuivront jusqu’en 1991 dans Psikopat. Un recueil paraîtra en 1992, toujours au Lézard.
- Ah, mais si : en 1996, il a fait une histoire courte pour le Lézard sur une case photocopiée de Moebius…
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